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Jeanine Fricker, metteuse en livre née en 1925 (à Troyes ?), n’a laissé aucune trace d’interview ou d’écrit sur sa pratique. Pourtant, après avoir travaillé pour Deberny & Peignot puis Larousse, elle fut avec Massin, au Club du Meilleur Livre, l’une des actrices de la révolution des clubs du livre.
Elle a ensuite été chargée par André Malraux de l’ensemble de la communication des actions du Ministère des Affaires Culturelles. Chez Gallimard, elle a collaboré à la prestigieuse collection l’« Univers des Formes » initiée par Malraux. Elle en a ensuite pris en charge la direction artistique, supervisant la déclinaison de la collection « Folio » dont les principes avaient été posés par Massin. Aucun ouvrage ou exposition monographique n’a été consacré à son travail. Hormis en 2008, lorsque la médiathèque l’Apostrophe à Chartres, a réuni le fond Massin et celui de Jeanine Fricker pour une exposition : Mots en scène. L’œuvre des graphistes Massin et Jeanine Fricker.
Afin d’en savoir plus sur son travail et cette exposition, j’ai contacté la médiathèque. Grâce à Michèle Neveu et Christine Biancarelli, j’ai pu entrer en contact avec Massin en qui j’ai trouvé un interlocuteur privilégié pour me parler de Jeanine Fricker et de son travail, mais aussi de l’édition française de toute une époque. J’ai également été en contact, via la médiathèque de Chartres, avec une ancienne étudiante de Master Lettres modernes appliquées − Laurence Landrieux − qui, en 2008, avait réalisé un mémoire sur Jeanine Fricker. C’est, à ma connaissance, l’unique écrit à son sujet.
Si Jeanine Fricker a réalisé la maquette de plus de 300 ouvrages et la communication de grandes expositions des musées nationaux en près de quarante ans de carrière, son travail et sa personne restent néanmoins largement méconnus.
Le lundi 3 mars 2014, chez Massin, rue du Montparnasse à Paris.
Massin — Alors, pour commencer, qu’est-ce que vous savez de la biographie de Jeanine Fricker ?
Rémy Dautin — Sur internet je n’ai trouvé sa trace qu’à partir des Clubs…
M — Je ne sais pas bien ce qu’elle a fait avant de venir au Club du Meilleur Livre. Elle a fait ses premières maquettes au Club du Meilleur Livre en 1955 je crois. Le club existait depuis 1952. Avec le directeur, au début, on était tous les deux tout seuls.
À l’époque, nous étions quatre ou cinq graphistes inspirés par le travail que Faucheux avait réalisé précédemment au Club Français du Livre. C’est lui qui a tout déclenché en 1947. Nous étions donc quelques uns avec Faucheux, avec Jacques Darche – qui est mort accidentellement très tôt en 1964 je crois –, Jacques Daniel qui a été directeur artistique du Club Français du Livre (après Faucheux qui devint directeur artistique du Club des libraires) et Claude Bonin-Pissarro, le petit fils du peintre qui a 92 ans et qui vit dans les vignes du Roussillon. Quant à moi j’étais directeur artistique, mais je faisais souvent appel à ceux que je viens de nommer. Or, après avoir vu dans les journaux des annonces publicitaires faites par Jeanine Fricker et qui donnaient une parfaite identité aux éditions Larousse pour lesquelles elle travaillait, Je l’ai faite venir et puis elle a commencé à travailler pour le Club.
[Massin part… et revient avec un ouvrage : Le Club du Meilleur Livre 1952-1963 par Jean-Étienne Huret et Alban Cerisier, Librairie J.-É. Huret, 2007]
Si on regarde à 1955, on trouve…
RD — Le « Rachel Carson » ?
M — Voilà , Carson, Cette mer qui nous entoure. Non, je me trompe c’est en 1954 qu’elle a commencé à travailler au Club du Meilleur Livre.
RD — Comment s’organisait le travail ? Chaque graphiste avait un projet de livre à la fois ?
M — En tant que directeur artistique je choisissais les graphistes qui allaient faire les maquettes, en essayant d’être à peu près certain que ça serait bien. J’ai assez rarement refusé des projets. Mais enfin, bon, peut-être que je les choisissais… [sourire] donc Jeanine elle était indépendante, comme les autres, il n’y avait que moi qui étais salarié.
L’autre chose – je ne sais pas si vous l’avez vu – c’est l’ouvrage que j’ai publié il y a un an ou deux qui s’appelle Trois contes, que Jeanine avait illustré. Ce qui est dommage, c’est que le fonds de Jeanine Fricker qui était à Chartres avec le mien a été transféré par son exécuteur testamentaire, dans une petite ville dans le Var. Je crois à Tourtour où le dessinateur Ronald Searle a vécu pendant quarante ans. Il est stocké dans une fondation dans laquelle personne ne va le voir.
RD — Parce qu’elle était originaire de là -bas ?
M — Non, pas du tout, il me semble qu’elle était de Troyes, si je me souviens bien. Elle ne s’est pas mariée. Elle avait un frère qui était une encyclopédie vivante, il savait tout sur tout !
RD — J’ai lu qu’elle avait travaillé pour Deberny & Peignot.
M — Ah oui ! C’est vrai. Elle a travaillé chez Deberny & Peignot qui était une des plus grandes fonderies de caractères en Europe et qui avait été fondée par Charles Peignot. Deberny & Peignot, l’enseigne rappelait le nom de Madame de Berny qui était la maîtresse de Balzac cent ans avant ! Donc effectivement elle a travaillé chez Deberny & Peignot. Je ne sais pas combien de temps. Je sais pas si elle a fait l’école Éstienne [en fait non]. Pour en revenir à cet ouvrage, [Trois contes, calligraphié et illustré par Jeanine Fricker] je n’arrive pas à le trouver. Je vais le chercher !
[Il disparaît… et quelques minutes plus tard, revient, avec le fameux ouvrage à la main.]
C’est quelque chose qu’elle a fait quand elle avait 14 ans. Elle a illustré trois contes dont un d’Andersen, les autres sont d’auteurs danois aussi mais moins connus. Voilà ce qu’elle a fait [nous parcourons l’ouvrage], la typographie − enfin la calligraphie plutôt − et les illustrations.
RD — Plus tard, elle dessinait toujours beaucoup ?
M — De formation, elle était peintre et illustratrice et elle s’est intéressée ensuite à la typographie, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. Jacques Darche, Jacques Daniel et Claude Bonin-Pissarro étaient peintres. Ils sont venus à la typographie après. Alors ensuite… après la fin des Clubs − parce que les Clubs ont eu une fin. Ça a duré de 1947 jusqu’à 1965 pour ceux qui avaient résisté le plus longtemps. Les principaux Clubs c’était le Club Français du Livre – enfin au point de vue qualité − le Club du Meilleur Livre et le Club des Libraires. Les autres Clubs c’était plutôt, disons, des suiveurs, des épigones. Les maquettes des Clubs étaient faites pour des gens qui étaient souvent en province donc ils se faisaient la surprise en ouvrant leur colis. L’ouverture du colis devait toujours être une surprise.
La fin du Club du Meilleur Livre, c’est 1962 ; mais enfin ça a beaucoup ralenti à partir de 1960. 1963 c’est la fin légale, si vous voulez. Il s’est trouvé que moi j’étais convié à faire partie de Gallimard en 1958 à une époque ou j’étais encore directeur artistique du Club du Meilleur Livre. Les gens ignoraient – moi je le savais, mais enfin on n’était pas nombreux à le savoir –, que le Club du Meilleur Livre était financé par Hachette et Gallimard à 50/50. Parce qu’en fait Gallimard et Hachette voulaient lutter contre les Clubs en ayant leur propre Club. Donc j’étais directeur artistique du Club du Meilleur Livre depuis 1952 et je l’étais encore en 1958 quand je suis entré chez Gallimard où j’ai été nommé directeur artistique aussi, officiellement en 1961. Et Jeanine Fricker, à la fin des Clubs, un peu avant les années 1960, dans l’intervalle, avait a fondé son atelier − je ne sais plus exactement le nom − avec plusieurs employés, dans un immeuble du Marais et elle a travaillé pour différents autres clubs, notamment pour…
RD — « Les Jeunes Bibliophiles » ?
M — Oui, entre autres. Et à cette époque-là , moi, je travaillais pour le Ministère du Tourisme sous la direction de Bernard Anthonioz qui était le mari de Geneviève De Gaulle que j’ai connue des années 1950 jusqu’à sa mort. C’est d’ailleurs moi qui ai suggéré à l’Élysée − je ne suis pas le seul sans doute − de la faire entrer au Panthéon. Donc Anthonioz, qui était sous la direction de Malraux au Ministère des Affaires Culturelles, a fait travailler à la fois Jeanine Fricker et moi même pour des affiches des Musées Nationaux, des imprimés, des brochures, des cartes de vœux etc. On a travaillé ensemble pendant deux ans. J’étais chez Gallimard mais au début, étant tenu en réserve, je n’avais rien à y faire ! Donc j’avais le temps de travailler pour les Musées Nationaux avec Malraux ! Et d’un seul coup chez Gallimard ils ont renvoyé le fabricant – il est parti dans les 24 heures − parce qu’il y avait déjà vingt ans, a-t-on dit, qu’il touchait des pots de vin ! Enfin bon. Et d’un seul coup on a changé. La fabrication a été scindée en deux : fabrication technique d’un côté et direction artistique pour moi. Alors Jeanine Fricker après mon départ − quand j’ai quitté Malraux – a continué le travail entrepris ensemble. Elle l’a poursuivi jusqu’à la fin des années 1960, je pense. Et puis elle travaillait pour différentes maisons. Et dans l’intervalle elle avait été aussi nommée maquettiste de la collection l’« Univers des Formes » qui avait été créée par Malraux.
[Massin revient au livre sur Le Club du Meilleur Livre et le Trois contes]
J’ai donc créé en 2006 Typographies Expressives, association sans but lucratif régie par la loi de 1901 (on en compte près de 150 000 en France). Là je suis en train de ralentir parce que je suis arrivé à 98 ouvrages, avec des fortunes variables. Je n’ai pas gagné un centime, je n’en avais pas le droit. Il me fallait sans cesse réinvestir les bénéfices. C’est pourquoi je me suis remis à faire des ouvrages personnels qui marchent plus ou moins bien, avec cette infernale crise.
[Puis reprenant le Trois contes de Jeanine Fricker]
Celui-là je l’ai à peine distribué. Malheureusement peu de gens connaissent le nom de Jeanine Fricker maintenant. Elle a pas eu d’exposition personnelle, hormis l’exposition collective avec moi à Chartres à la médiathèque l’Apostrophe.
RD — Qu’est ce qu’elle faisait de particulier ? Qu’est-ce qui pouvait la différencier d’autres graphistes de l’époque ?
M — On avait un peu tous les même vues… Le premier était Faucheux, mais Faucheux il était typographe à 100 %. Il s’intéressait moins que nous autres à trouver des matériaux nouveaux et insolites pour la reliure, des astuces, des gags etc., bref, tout ce qui pouvait provoquer la surprise chez l’acheteur. Il y avait plusieurs façons de voir les choses. D’abord l’équipe que j’avais constituée de maquettistes. J’emploie le terme de maquettiste qui a duré jusqu’en 1960 à une époque ou les Suisses on envahi la France avec leurs typographies. C’était d’ailleurs bien à l’époque, parce qu’il fallait faire un tel ménage dans la typographie française que ça été salutaire… À la fin on en a eu marre, c’est pour ça qu’à un moment j’ai fait des pamphlets contre la typographie suisse ! Je vais vous montrer !
[Massin repart à l’autre bout de l’appartement et ramène une édition en anglais de La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco]Voilà , il y a un monologue qu’on dénomme « le monologue du rhume » c’est pour me moquer de la typographie suisse, sans interlignage avec des linéales.
Bref.
Bon, Faucheux l’a fait aussi−mais encore une fois moins que nous. On a cherché à faire des cartonnages, des reliures avec des matériaux différents : la soie, le bois [MASSIN / Thomas Raucat, L’honorable partie de campagne, Le Club du Meilleur Livre, 1954], le verre, le velours, la toile de sac [JEANINE FRICKER / Ramuz, Si le soleil ne revenait pas, Le Club du Meilleur Livre, 1955] etc. Alors ils étaient normalement tous reliés en papier au départ au Club Français du Livre mais plus souvent, après, en toile. C’était quand même tout nouveau à la vue comme au toucher. On a pris du velours aussi [JEANINE FRICKER / Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, Le Club du Meilleur Livre, 1957]. On a eu dans ce travail l’assistance totale et permanente des relieurs. Parce que ça les intéressait eux-mêmes aussi de faire des choses nouvelles. Il y a même eu, mais dans un autre club, des couvertures en verre ! Tout y a passé. On a fait des trous, on faisait un trou ovale par exemple dans la couverture et dans la page de garde et à travers on voyait l’illustration. On a incrusté des objets dans la reliure, un faux dollar [MASSIN / Georges Arnaud, Le salaire de la peur, Le Club du Meilleur Livre, 1954]. Ça c’était toute une histoire, parce que reproduire n’importe quelle monnaie ça tombe sous le coup de la loi. Il faut mettre une mention spécimen. Ce qu’on n’a pas fait. On n’a pas été poursuivis. Un verre de montre, une carte du tarot, un cachet de cire [MASSIN / Auteur?, Véritable vie privée du Maréchal de Richelieu, contenant ses amours et ses intrigues, Le Club du Meilleur Livre, 1954], etc. Pour un livre qui se passe pendant la guerre de 14-18 [MASSIN / Maxence Van Der Meersch, Invasion 14, Le Club du Meilleur Livre, 1954], on a fait, en plastique de couleur argent, la boucle des ceinturons allemands avec écrit « Dieu avec nous » : « Gott mit uns ». Là j’ai pris un verre de montre pour faire un fanal [MASSIN /Pierre Mac Orlan, Sous la lumière froide, Le Club du Meilleur Livre 1953]. Voilà une très belle reliure typographique de Jeanine Fricker [JEANINE FRICKER / Georges Bernanos, La Joie, Le Club du Meilleur Livre, 1954]. Superbe ! Il n’y a pas de point sur le i mais c’est volontaire [sourire]. Ensuite on a multiplié les pages de garde alors qu’au Club Français du Livre il y en avait très peu. On a multiplié les pages de garde illustrées comme celui-ci qui se passe dans le Far West avec des pages en forme de portes de saloon qui s’ouvrent [MASSIN / Louis Bromfield, Colorado, Le Club du Meilleur Livre, 1953].
Il y a quelque chose que j’ai initié au Club du Meilleur Livre et Jeanine Fricker s’en est beaucoup servi aussi. C’est de recouvrir la couverture − pour la protéger d’ailleurs − avec un rhodoïd, on appelait ça aussi un acétate. On pouvait avoir deux niveaux de lecture ; avec le titre en noir sur le rhodoïd et par transparence l’illustration dessous sur la toile, ou aussi l’inverse. On a introduit dans le cahier de tête de la cellophane imprimée également.
On s’est bien amusés !
RD — Cela prenait combien de temps, du moment où l’éditeur décidait de publier tel ou tel texte jusqu’au moment où les gens recevaient le livre ?
M — C’était moins rapide que maintenant. Maintenant les éditeurs ils prennent quatre mois, quatre mois et demi de promotion et le livre se fait en huit jours − je parle pour l’édition courante. Alors qu’à l’époque la promotion se faisait en quinze jours et pour faire un livre, il fallait deux ou trois mois. Donc c’était pareil pour les Clubs. Pour certains, un peu difficiles à réaliser, on les faisait quelques mois à l’avance, parfois six mois.
Ça, c’est une maquette de Jeanine Fricker, Katherine Mansfield [JEANINE FRICKER / Katherine Mansfield, Œuvre romanesque, Le Club du Meilleur Livre, 1954] et celui là [JEANINE FRICKER / Rachel L. Carson, Cette mer qui nous entoure, Le Club du Meilleur Livre, 1954], à l’intérieur il y a des transparents qui sont imprimés également et de couleurs différentes. C’est très réussi ! Ça, c’est aussi de Jeanine Fricker [JEANINE FRICKER / Ray Bradbury, Chroniques martiennes, Le Club du Meilleur Livre 1955].
Elle a fait des choses qui sont très réussies. C’était pas de l’édition de luxe pourtant. C’était des tirages à 4 000 ou 6 000 exemplaires. Jeanine Fricker a fait les deux tomes du Livre de la Jungle avec une image imprimée directement en quadrichromie sur la reliure blanche du livre. L’éditeur, c’était Delagrave − qui existe encore. Il nous a donné l’accord pour reproduire le texte de Kipling à condition qu’on ne voie pas d’animaux sur la couverture. On a gommé quelques dessins − il y avait un tapir à un endroit. C’étaient des livres objets, ce qui était mal vu par la critique parce qu’on nous disait : vous faites des coffee table books : des objets brillants mais superficiels. […]
Si maintenant on voulait les refaire, ça serait impossible. Parce qu’avec le coût de la main d’œuvre et des matières premières. […]
Là c’est une chose que Jeanine a faite aussi, avec une reliure en velours. En collaboration, pour l’illustration, avec Jacques Noël qui était le décorateur de toutes les pièces de Ionesco. Et que j’ai connu dans la misère, il n’avait pas de quoi manger. Donc là pour un ouvrage qui s’appelait l’Ève future [JEANINE FRICKER / Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, Le Club du Meilleur Livre, 1957] − dont le texte date de 1890 et quelques − il a fait un strip-tease ! Avec une femme habillée et puis en tournant les pages qui sont en acétate elle se déshabille et rentre dans un cercueil.
Alors là , ça été un travail considérable pour le relieur : c’est l’anthologie des poèmes d’Éluard−il était mort à ce moment là , Paul Éluard [MASSIN / Paul Éluard, Poésies, Le Club du Meilleur Livre 1959]. Claude Roy, qui avait fait la préface, me dit : j’ai dix-huit dessins de Picasso inédits chez moi, des portraits. On les a tous classés dans l’ordre, le premier est tout à fait réaliste et puis c’est de plus en plus abstrait… En tournant les pages − c’étaient des calques − ils se superposaient. Donc il fallait absolument que le relieur fasse les repérages corrects les uns par rapports aux autres !
Jeanine a fait aussi au Club du meilleur livre deux collections. La collection « Astrée » qui est une collection de classiques avec des couleurs de couvertures différentes selon les siècles, et les cadres étaient tous différents aussi et si possible adaptés avec la typographie de l’époque. Elle a fait également la collection « Historia », et elle a travaillé d’ailleurs après pour l’éditeur Historia. C’est une collection homogène, le contraire de ce qu’on faisait avant.
RD — J’ai un professeur [Damien Gautier] qui pensait qu’elle était suisse et la « soupçonnait » donc d’avoir travaillé pour la Guilde du Livre de Lausanne…
M — Je crois pas qu’elle a travaillé pour la Guilde du Livre. C’était le premier Club existant en France. Ça datait d’avant la guerre dans les années 1930. Mais elle diffusait que dans quelques départements voisins de la Suisse. Elle avait des relations avec la Suisse mais je sais pas de quel ordre.
RD — C’était la seule femme dans le milieu ?
M — Oui. Enfin, c’était la proportion d’une sur dix à peu près.
RD — Que savez vous de sa famille ?
M — Alors à part son frère [Bernard Fricker] qui avait un cerveau encyclopédique je ne pense pas qu’il y avait dans sa famille de prédécesseur dans les arts ou arts graphiques. Elle n’a pas eu d’enfant. Ses enfants, c’étaient ses livres.
RD — Et pour ce qui est de la transition chez Gallimard entre elle et vous ?
M — Elle s’est faite peu à peu. Parce que quand je suis arrivé chez Gallimard j’étais tout seul. Après j’ai pris un garçon à mi-temps qui avait travaillé pour le Club du Meilleur Livre… non au Club des Éditeurs ! Puis à temps plein, et un autre, puis encore un autre. Et puis d’un seul coup il a fallu qu’on remplace dans le moins de temps possible les 520 ouvrages de Gallimard qui étaient faits en association avec Hachette. Dès le moment où on avait quitté Hachette, en 1971, on pouvait plus les imprimer. C’étaient des ouvrages de grande vente : Saint-Exupery, Camus, Gide, Malraux… Et on a mis six mois je crois à faire ces cinq cents maquettes. On faisait une couverture par jour. J’avais douze personnes avec moi au moment de « Folio ». Sinon on aurait pas pu. Le principe que j’avais adopté c’était de faire le contraire d’Hachette ! Hachette avait emprunté aux américains la formule du livre de poche avec une couverture qui était anarchique, il n’y avait aucune image suivie, aucune continuité et avec des tranches en couleurs. L’intérêt de ces tranches en couleurs, c’est que ça dissimule les disparates de papier. Le jaspage en couleur ça s’appelait. Quand j’ai présenté mes maquettes de « Folio » − six ou sept − à Gallimard, lui qui pourtant avait pas vraiment l’esprit graphique, m’a dit : « c’est fantastique, on y va comme ça ». Et il a même ajouté : « demain je vois Bernard Defallois » − qui était administrateur d’Hachette. Et il m’a dit : « je vais rompre avec Hachette ». Je ne pense pas qu’il a rompu à cause de mes maquettes mais enfin ça l’a décidé définitivement. Ceci étant, les jours suivant les représentants de Gallimard qui vendaient les livres aux librairies sont venus me voir dans mon bureau en me disant : ce que tu as fait est très classe mais ça se vendra pas… parce qu’ils réagissaient toujours par rapport à Hachette. Ce que j’avais fait n’avait rien à voir avec ce qu’avait fait Hachette avec les livres de poche en 1952 [et qui n’avait pas changé depuis]. Même si c’était quand même la plus grande révolution sociologique dans le domaine du livre. Ça a permis à des gens qui n’avaient pas d’argent − surtout des étudiants − d’acheter trois francs un livre qui en édition courante était vendu 12 francs ou davantage. Mais les vendeurs n’y croyaient pas. Les libraires étaient contre aussi parce que ça leur faisait moins d’argent. Les auteurs étaient contre aussi parce qu’au lieu d’être payés 10 %, ils étaient payés 5 %.
C’est dans ce contexte que Jeanine Fricker m’a succédé chez Gallimard comme directrice artistique pendant dix ans de 1979 à 1989. Elle a continué à travailler sur la collection l’« Univers des Formes » − qui maintenant n’existe plus. Chez Gallimard, pendant ces dix ans, elle a fait un très bon travail, mais enfin, pas aussi brillant, disons que chez les Clubs. Parce que ça ne s’y prêtait pas. Elle a hérité de collections dont j’avais refait l’habillage. J’avais à peu près retouché à tout. Alors tout ça elle en a hérité. Et puis elle a fait des collections nouvelles. Elle a travaillé très longtemps avec Malraux − de 1960 à 1974, près de 15 ans. Elle y a fait de très belles affiches.
Notamment celle de Toutankhamon qui est très réussie. Mais je ne suis pas très au courant de ce qu’elle a fait à ce moment là . Et puis elle est partie à l’âge de la retraite. Sinon elle y serait restée davantage j’imagine. Parce qu’elle était très appréciée. Je m’entendais très bien avec elle.
* Merci à Alex Balgiu, Christine Biancarelli, Tiphaine Brelay, Manon Bruet, Thierry Chancogne, Valérie Dubec-Monoyez, Clément Faydit, Damien Gautier, Léa Gosselin, Kévin Gotkovsky, Marine Jachimowiez, Laurence Landrieux, Massin, Eloïse Michel, Michèle Neveu & Sarah Vadé pour leur aide, leurs relectures et leurs prêts d’ouvrages.
Jeanine Fricker tient peut-être une place singulière au sein de cette «culture club» dont Pierre Faucheux est en quelque sorte l’inventeur. C’est peut être celle qui cultive le plus ces magies de l’image : cette façon de nourrir la pulsion scopique par les mirages, par les miracles, par les merveilles, par tous les raffinements et les effets de scène du livre.