La dénomination d’une invention est un exercice difficile mais souvent éclairant du point de vue des intentions stratégiques et symboliques de son auteur.
Lorsque dans les années 90, Timothy John Berners-Lee invente le web en articulant l’idée linguistique de l’intertextualité au réseau technique interpolé internet, il hésite à appeler ce qui deviendra, sous l’emblème du triple w, une « toile d’araignée mondiale ». Plutôt que de privilégier la structure support en réseau, le canal, le médium, le fameux textile à trame très irrégulière et fluctuante, il envisage d’abord de nommer son invention Information Mesh (maillage d’information), Mine of information ou encore plus clairement The Information Mine.
C’est à dire qu’en premier lieu, il songe à placer son invention sous le signe de la première révolution ou conversion, comme on voudra, des écritures numériques appelées technologie de l’information. Une automatique machinisée de l’information ou informatique, une technologie des données, des instructions et des rendus qui remonte presque à l’invention de l’écriture et de ses divers supports, mais qui, sous une forme électronique et computationnelle, triomphe dans les années 60 en même temps qu’un art précisément de l’information.
Parmi les multiples approches possibles d’un des derniers projets de Raphaël Bastide, dit « sculpture versionnée » et nommée 1962, on pourrait justement retenir la façon dont elle peut être exemplaire d’une certaine façon de situer le goût récent de l’art et du graphisme pour les attitudes conceptuelles dans le contexte de notre nouvel âge de l’informatique. Un temps technologique de l’information qui est celui de son déploiement dans les flux de l’extension du régime des réseaux.
1962 se construit dans un hommage explicite à Card File, une sculpture très symbolique réalisée précisément en 1962 par Robert Morris, entre autres le fameux précurseur de l’art conceptuel ou art de l’information.
Card File est, comme son nom l’indique, un simple jeu de fiches fonctionnelles qui ne parlent que d’elles mêmes avec beaucoup de systématique, beaucoup de (tauto)logique. L’œuvre est réfléchie par des entrées susceptibles de décrire avec beaucoup d’exhaustivité le texte de l’œuvre : Titre, Travail… Ce qu’on peut en dire, en évoquer et y compris avec un certain humour, un certain tragique. Par exemple ses fautes d’orthographe sont recensées dans la fiche Erreurs. Il y a une entrée Insatisfactions, une entrée Critiques…
Card file est un fichier assez éloigné à priori de toute intention métaphorique, de toute extériorité. Mais un fichier qui, dans le contexte de l’hommage numérique 1962, peut devenir un emblème de l’art conceptuel en même temps qu’une sorte de métaphore de l’ordinateur. Une façon non pas seulement de décrire ou de qualifier l’œuvre, mais plutôt de l’instruire, de la programmer, de la mettre en mémoire, de l’enregistrer, bref, de la poser avant tout comme produit de langage et effet de texte, ce qui est aussi une des définitions de la technologie.
1962 reprend, grâce au support technique de la toile la structure réticulaire de Card File en y ajoutant une dimension programmative, logicielle et participative.
La sculpture, matériellement assez sommaire, tient d’abord à un projet de travail sur le texte de l’œuvre. Un travail d’écriture qui est celui du processus langagier en général, de l’« art and language » en particulier, mais aussi de cette entreprise de conversion manifeste des données écrites — compilées, traduites, interprétées, instruites, traitées, rendues… — caractéristique du langage de l’informatique et de l’internet.
Le quidam est invité à prendre connaissance du projet grâce à un site proposant une documentation hypertextuelle fouillée et confusionnante qui décrit aussi bien sa référence Card File que son objet 1962. Le projet sculptural est traité comme un logiciel d’application avec ses outils mais aussi un code source, une licence, un hébergement dûment renseignés sous des formes scripturales diverses. La réalisation à instruction se dote d’un archivage documentaire visuel, de tout un appareil de description textuelle.
Avec 1962, cette façon de l’art conceptuel historique d’en rester Ă un en deçà libertaire de la forme est soudain manifestement rĂ©activĂ© par le numĂ©rique et les puissances du chiffre et de la connexion. On reprend l’exclusive tautologique du procès d’avènement de la forme, de la consigne, du strict Ă©noncĂ© de l’œuvre. On rejoue la diffraction de la matĂ©rialisation de l’œuvre dans l’effet de liste, de sĂ©rie, de corpus. Mais l’âge de l’internet rajoute Ă la fois l’effet explicite de programmation et inscrit la notion d’infini Ă l’aune de la rĂ©volution de l’accès et de l’intelligence collective.
La sculpture numérique, entre proposition physique et projection scriptée, est aussi un logiciel libre qui se déploie et se dilue dans tout un corpus de versions de contribution. La proposition très matérielle et intime — elle prend corps dans l’appartement de Raphaël — n’est qu’une des versions potentielles, qu’une actualisation des virtualités d’une réalité augmentée qui est aussi un numérique augmenté par la réalité…
Donnons pour finir la parole à l’intéressé :
« 1962
est une sculpture
versionnée
en partie tautologique
elle possède sa propre documentation
le code source de 1962 est hébergé en ligne sur GitHub
un outil apellé Revision Control System habituellement utilisé pour faciliter le travail en collaboration sur des projets open sources
le code source décrit de manière précise mais humaine, la position et la nature de chaque objet de la sculpture
est une archive
de versions
de représentations photographiques de la sculpture
des discussions que génère sa modification
est constituée de son propre matériel de capture
se situe lĂ oĂą je vis
où elle a été inaugurée le 18 mai 2012 lors de First Commit, son vernissage
est un hommage Ă Card File (1962) de Robert Morris
dont une archive de photographies personelles est disponible dans le répertoire 1962/media/extra
est forkable : on peut en créer des clones ou des branches indépendantes dans de nouveaux contextes
est libre et open source
sous license MIT
comme peut l’ĂŞtre un logiciel informatique
est potentiellement un corpus de sculptures
liées de parenté
est constituĂ©e d’un site web
synchronisé avec le dépôt github
donc avec la sculpture physique
est constituĂ©e d’instructions prĂ©cises pour son dĂ©veloppement
ces instructions sont aussi Ă©volutives
de nouvelles paires « clé : valeur » doivent y être décrites si elles sont utilisées dans la documentationRéférences
Revision Control System
Card File, Robert Morris, 1962
Capture d’Ă©cran du dĂ©pĂ´t GitHub 1962 »