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Seth Siegelaub : exposer, publier…

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Fin des années 1960 : le monde occidental est agité de révoltes étudiantes, ouvrières et féministes. Aux États-Unis, des voix s’élèvent désormais de façon massive contre la guerre du Viêtnam. La société devient tertiaire et Marshall McLuhan prophétise l’entrée dans la « galaxie Marconi » et l’ère du « village planétaire »1. En 1969, le festival de Woodstock devient un moment emblématique de la culture hippie, l’Homme marche sur la Lune, le Concorde effectue son premier vol et deux universités américaines mettent en application un projet baptisé Arpanet, prélude au développement d’Internet.

Dans ce contexte de fortes évolutions tant sur les plans culturel que politique ou technologique, le champ des arts plastiques et des arts visuels se renouvelle profondément. Parmi les artistes dont la démarche est à l’avant-garde des préoccupations esthétiques de l’époque, nombreux sont qualifiés de minimaux ou de conceptuels, les uns et les autres étant souvent proches bien que l’art minimal implique un intérêt pour l’objet et la matérialité assez étranger à l’art dit « conceptuel ». En 1969 en particulier, plusieurs expositions importantes mettent ces artistes sur le devant de la scène : Op Losse Schroeven au Stedelijk Museum d’Amsterdam, When Attitudes Become Form à la Kunsthalle de Bern, Prospect 69 à celle de Düsseldorf, Konzeption/Conception au Städtisches Museum de Leverkusen, et l’année suivante, Information au MoMA à New York.

Kynaston McShine (éd.), Information, New York, MoMA, 1970.

Kynaston McShine (éd.), Information, New York, MoMA, 1970.

Kynaston McShine (éd.), Information, New York, MoMA, 1970.

Mais parce que la création de cette époque remet profondément en question les critères institutionnels et marchands de l’art tels qu’ils étaient alors définis, ce n’est pas seulement aux expositions qu’il faut être attentif pour saisir le contexte artistique dont il est ici question. Ou plutôt, c’est aussi d’une manière tout à fait nouvelle et dans un sens élargi que les pratiques d’exposition doivent être envisagées. C’est dans cette perspective qu’entre 1968 et 1971, Seth Siegelaub publie ce qui peut être qualifié de catalogues-expositions : des catalogues qui ne sont plus la simple trace ou même le prolongement d’une exposition, mais qui en tiennent lieu et place. Des ouvrages dont la structure et la mise en forme correspondent à celles des catalogues qui leurs sont contemporains, mais qui impliquent de redéfinir profondément la relation de l’art à sa documentation.

Du milieu des années 1960 au tout début des années 1970, avant qu’il ne cesse d’œuvrer dans le monde de l’art en tant qu’acteur direct de celui-ci, Seth Siegelaub (né en 1941) fut un marchand d’art, commissaire d’expositions et éditeur installé à New York, où il avait établi en 1964 une galerie2. Considérant les spécificités du travail des artistes qu’il souhaitait défendre et représenter, il ferma toutefois cette dernière dès 1966 pour envisager d’autres moyens de diffusion et de promotion3, par une activité d’éditeur et de commissaire indépendant (il fut l’un des premiers avec quelques autres, tels que Harald Szeemann pour ne citer que le plus emblématique). S’il n’est pas alors le seul opérateur d’art à noter que la création qui lui est contemporaine ne se manifeste plus par des médiums traditionnellement adaptés aux musées ou aux galeries (il faudrait aussi citer Lucy Lippard, par exemple), ils sont toutefois peu nombreux à avoir une conscience aiguë de ce problème et à en tirer des conséquences radicales. C’est à ce titre que Seth Siegelaub a eu un rôle qu’on peut juger important.

Tout en organisant de nombreuses expositions, conférences et symposiums, de façon ponctuelle, dans des espaces publics ou des lieux qui n’étaient pas nécessairement dévolus à l’art, c’est donc aussi par l’édition que Seth Siegelaub assure son rôle de diffuseur artistique. Non pas diffuseur d’un savoir à propos de l’art, mais bien de l’art lui-même dans ses nouvelles formes :

« Quand l’art s’occupe de choses sans rapport avec la présence physique, sa valeur intrinsèque (communicative) n’est pas altérée par sa présentation imprimée. L’utilisation de catalogues et de livres pour communiquer (et disséminer) l’art est le moyen le plus neutre pour présenter le nouvel art. Le catalogue peut maintenant jouer comme information de première main [primary information] pour l’exposition, en opposition avec l’information de seconde main [secondary information] au sujet de l’art dans les magazines, catalogues, etc., et, dans certains cas, l’ ‘exposition’ peut être le ‘catalogue’4. »

Si Seth Siegelaub a un intérêt réel pour les livres, ce n’est toutefois pas cet intérêt qui le mène à concevoir des expositions sous formes de catalogues, mais les spécificités des pratiques artistiques qu’il défend qui le conduisent à envisager leur présentation par les moyens de l’édition. Considérant par exemple le travail de Lawrence Weiner sous forme de statements5, c’est-à-dire d’énoncés textuels, il semble en effet que le livre soit pour eux l’un des moyens de diffusion le plus efficace et le plus pertinent. C’est donc sous la forme d’un livre que Lawrence Weiner et Seth Siegelaub publicisent lesdits statements en 1969 — un livre au format poche, dont l’extrême sobriété graphique résulte davantage d’un choix esthétique parfaitement conscient que d’une prétendue absence d’esthétique, ou même d’une esthétique par défaut, de l’art conceptuel6.

Lawrence Weiner, Statements, New York, Seth Siegelaub - The Louis Kellner Foundation, 1968.

Comme le note Douglas Huebler :

« […] les livres d’artistes offrent l’emplacement le plus accessible et le plus éloigné de l’accrochage mural pour les idées/œuvres dont la forme essentielle ne dépend pas de média traditionnels, d’un matériau ou d’un environnement spécifique. »7

C’est précisément avec Douglas Huebler que Seth Siegelaub conçoit la première exposition qui consiste en son catalogue (Douglas Huebler, November 19688). Vont ensuite se succéder les publications collectives que sont le Xerox Book9, January 5-31 196910, March 196911, July, September, August 196912, et July, August 197013. Si la plupart de ces titres font explicitement référence aux dates d’un évènement, c’est pourtant seulement dans les pages du livre que celui-ci a lieu à chaque fois. Pour Douglas Huebler et 5-31 January 1969, une exposition au sens habituel – quoi qu’elle se déroule dans un simple bureau – a bien lieu au moment où paraît la publication, mais elle est conçue par Seth Siegelaub comme une sorte d’annexe ou de guide pour le catalogue14, comme une manifestation secondaire de celui-ci, et non plus l’inverse. Ainsi, le catalogue n’est plus subordonné à l’exposition, et dans la plupart des cas, celle-ci lui cède totalement la place.

Douglas Huebler, November 1968, New York, Seth Siegelaub, 1968.

Douglas Huebler, January 5-31 1969, New York, Seth Siegelaub, 1969.

March 1969, New York, Seth Siegelaub, 1969.

Pour March 1969 par exemple, Seth Siegelaub invite trente artistes à proposer la description d’un projet qui sera réalisé en un jour donné pendant l’ « exposition ». Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Richard Long, Robert Morris, Robert Smithson, etc., sont parmi les invités. Le catalogue se présente sous la forme d’un calendrier dans lequel chaque jour est associé à un artiste. Ainsi, le 5 mars, Robert Barry annonce qu’il lâchera durant la matinée un certain volume de gaz dans l’atmosphère. Le 21 mars, entre minuit et minuit, Richard Long se propose de documenter photographiquement le phénomène de marée auquel est soumise la rivière Avon à Hotwells, en Angleterre. Les 24 et 30 mars, Claes Oldenburg et Lawrence Weiner livrent respectivement les énoncés suivants : « Things Colored Red » et « An object tossed from one country to another ».

July, August, September 1969, New York, Seth Siegelaub, 1969.

Pour July, August, September 1969, Seth Siegelaub réunit cette fois-ci dans l’espace du catalogue les projets de onze artistes, déjà réalisés ou sur le point de l’être en divers endroits éloignés du globe. C’est donc le catalogue trilingue qui permet leur coprésence sous la forme d’une exposition, rôle que suggère le planisphère illustrant la couverture — planisphère que l’on peut lire également comme le symbole d’une décentralisation de l’art chère à Siegelaub et aux artistes dont il défendait le travail. Sur chaque double page, les artistes peuvent décrire, dater, localiser et documenter leur contribution existante ou à venir. Robert Barry, par exemple, fait simplement inscrire sur sa double page la mention suivante : « Toute chose dans l’inconscient perçue par les sens mais non dénotée par le conscient durant les voyages à Baltimore pendant l’été 1967 ». Daniel Buren, quant à lui, annonce un usage de son « outil visuel » (les bandes verticales alternées) au cours de l’été 1969, en reproduisant au titre d’exemple possible les photographies d’une intervention passée (affichage sur un panneau publicitaire).

Ces diverses expositions restent complètement virtuelles et seul leur catalogue en assure l’existence. Pour chacune d’elles, c’est sans doute autant la proximité entre la figure de l’éditeur et celle du curateur que l’équivalence entre édition et exposition qui est d’ailleurs à souligner. En effet, si équivalence il y a, c’est d’abord au sens où Seth Siegelaub publie des livres au même titre qu’il organise des expositions. Mais c’est bien également d’une réflexion sur le dispositif même de l’exposition que résulte son travail. L’exposition dans sa forme conventionnelle, pense t-il, crée des inégalités entre les artistes et entre les œuvres. Or le livre permet la suppression de ces inégalités dans la mesure où il est un moyen de standardisation (même nombre de pages et même format pour chaque artiste) :

« J’essayais de standardiser les conditions d’exposition avec l’idée que les différences qui résulteraient entre chaque projet ou travail d’artiste seraient précisément ce en quoi il consiste.15 »

C’est dans cette perspective qu’est conçu dès 1968 le livre connu sous le titre Xerox Book. Seth Siegelaub souhaitait mettre à profit une technologie, la photocopie, alors tout à fait innovante et correspondant parfaitement aux aspirations démocratiques qui ont motivé pour une part essentielle l’émergence des éditions d’artistes durant les années 1960. En effet, d’une part les photocopieurs favorisent une diffusion de l’art à une large échelle puisqu’il s’agit d’outils de reproduction, d’autre part ils permettent à n’importe qui de devenir auteur et/ou éditeur d’une publication, dans la mesure où il est relativement facile d’accéder à de telles machines — l’utopie démocratique du livre d’artiste se situant sans doute autant dans cette possibilité de produire pour qui le veut que dans une potentielle, mais très hypothétique, démocratisation de l’art auprès d’un large public. Réaliser intégralement le Xerox Book en photocopies, à 1000 exemplaires, s’avéra toutefois une solution trop onéreuse, aussi, il fut proposé aux sept artistes invités de concevoir chacun en photocopie une œuvre de 25 pages, qui serait ensuite dupliquée plus classiquement en offset par un imprimeur, pour constituer une exposition se déroulant non pas au cours d’une période donnée, mais dans un format et un nombre de pages préétablis.

Carl Andre, Xerox Book, New York, Seth Siegelaub - John Wendler, 1968.

Joseph Kosuth, Xerox Book, New York, Seth Siegelaub - John Wendler, 1968.

On notera toutefois qu’au-delà des procédés de standardisation qui les réunissent, les contributions à ces diverses publications impliquent d’envisager la notion d’exposition selon des critères qui peuvent être sensiblement différents. En effet, pour nombre de propositions, ces catalogues sont appréhendables en tant qu’expositions parce qu’ils présentent des documents qui sont l’unique mode de visibilité de manifestations artistiques qui sont différées en dehors de l’espace des pages et/ou qui sont caractérisées par un processus dématérialisé ou informatif. Certes, ces documents relèvent de l’information « primaire », et en cela ils ne sont pas au sujet des œuvres, mais sont plutôt constitutifs de celles-ci, ou leur sont équivalents, ou en tous cas sont tout à fait nécessaires à leur existence. Ceci dit, dans une perspective un peu différente, d’autres contributions sont davantage identifiables comme œuvres en tant que telles – si tant est que cela ait un sens pour des démarches artistiques souvent indissociables du contexte dans lequel elles apparaissent. Les contributions au Xerox Book, par exemple, peuvent être perçues comme des œuvres imprimées explorant les potentialités plastiques et conceptuelles d’une technologie de reproduction, sous la forme de la variation sérielle ou de la multiplication à l’identique. Ainsi, Carl Andre propose dans ce livre une version éditoriale de sa série de Scatter Pieces en laissant tomber une à une sur l’écran du copieur, photocopie après photocopie, 25 cartes de format carré, selon une composition déterminée au hasard par les aléas de la gravité. Robert Barry propose quant à lui une pièce composée d’un million de points (One Million Dots), en reproduisant 25 fois une page imprimée de 40 000 points, la pièce se constituant par addition au fur et à mesure que le lecteur tourne les pages. Douglas Huebler détermine des schémas assortis de légendes décrivant diverses déclinaisons possibles de la relation spatiale entre un ensemble de points et de lignes. D’une manière tautologique qui caractérise parfaitement son travail d’alors, Joseph Kosuth livre à raison d’un énoncé par page des phrases sous forme de légendes se référant à tous les éléments entrant en jeu dans la composition du Xerox Book, depuis l’appareil photocopieur jusqu’aux contributions des autres artistes conviés par Seth Siegelaub. Sol LeWitt élabore une structure graphique basée sur le carré pour décliner les diverses combinaisons possibles de lignes orientées en quatre directions : verticales, horizontales, obliques de gauche à droite et obliques de droite à gauche. Robert Morris reproduit 25 fois la même vue satellitaire et météorologique de la Terre. Enfin, Lawrence Weiner reproduit, 25 fois également, le statement suivant inscrit sur une feuille quadrillée :

A RECTANGULAR REMOVAL FROM A XEROXED GRAPH SHEET IN PROPORTION TO THE OVERALL PROPORTION OF THE SHEET

Les raisons pour lesquelles il est possible de désigner le livre comme espace d’exposition sont donc multiples, et non exclusives les unes des autres. Le livre peut être l’espace de monstration d’une proposition artistique imprimée, faisant corps avec les pages telle une œuvre d’art produite in-situ. Dans ce cas là, c’est parce qu’il est un lieu précis à la surface et dans la surface duquel la proposition artistique est rendue visible en tant qu’œuvre qu’il est possible de parler d’espace d’exposition. Cette possibilité convient par exemple pour appréhender la proposition de Carl Andre dans le Xerox Book, mais on ne saurait y ramener la proposition de Daniel Buren pour July, August, September 1969 lorsqu’on sait à quel point il lui importe de distinguer les « photos-souvenirs » de ses interventions in-situ des dites interventions elles-mêmes.
L’imprimé peut être par ailleurs le mode de visibilité d’un art se manifestant en tant qu’information « primaire », en dehors même du paradigme traditionnel de l’œuvre. Dans ce cas, si le livre est un espace d’exposition, ce n’est pas parce qu’il a des caractéristiques spatiales concrètement tangibles, mais d’une manière plus métaphorique parce qu’il médiatise l’espace dans lequel existe une proposition artistique sans que celle-ci ne soit réductible à un lieu précisément déterminé avec lequel l’œuvre se confondrait. Pour plus de clarté, il convient mieux dans ces cas là de considérer le livre comme un mode d’exposition (plutôt qu’un espace), en tant que support matériel d’un art tendant conceptuellement à la dématérialisation. Entre ces deux possibilités (espace ou mode d’exposition), les livres d’artistes, et chacune de leurs contributions lorsqu’il s’agit de publications collectives, se positionnent à différents degrés, en fonction des spécificités de chaque démarche artistique.

Dans tous les cas, si ces livres ont une fonction d’exposition de l’art au sens où ils en permettent une visibilité publique (exposition et publication se rejoignent ici dans leur nature de média16), ils impliquent toutefois une économie de production, de diffusion, et surtout des modalités de réception très différentes de ce que désigne conventionnellement le terme « exposition ». « Exposer c’est vivre intensément une expérience collective »17, affirme Jacques Hainard. Il n’est pourtant pas rare de faire l’expérience d’une visite d’exposition en solitaire, en quelques lieux peu fréquentés, mais il est vrai que l’idéal de l’exposition est celui d’une confrontation collective aux œuvres d’art. C’est notamment ce qui différencie l’exposition au sens où nous l’entendons aujourd’hui de la monstration des œuvres dans un cabinet de curiosité ou dans un environnement domestique privé.
La lecture, quant à elle, est essentiellement une activité individuelle. Certaines formes de sociabilité lui sont ponctuellement associées (lectures publiques, salons du livre, dédicaces), mais l’appréhension d’un livre par son récepteur est d’abord une pratique intime, qui lui offre des libertés et des contraintes qui ne sont pas les mêmes que celles de l’œuvre exposée. Sans entrer dans plus de détails, même s’il le faudrait, on conviendra que lire un livre (même si celui-ci n’est composé que d’images) et regarder une œuvre sur une cimaise , que parcourir une publication et une installation, que tourner des pages ou faire le tour d’une sculpture, sont des activités différentes tant sur le plan physique que sur le plan mental. Ce faisant, la place assignée au récepteur par l’œuvre s’exposant à lui sous une forme éditée n’est pas celle à laquelle il est assigné par les modes d’exposition conventionnels de l’art. Précisément, le livre d’artiste, en tant qu’œuvre et en tant que moyen d’exposition de l’œuvre, n’assigne pas de place précise à ses récepteurs. Bien sûr, il faut l’avoir entre les mains et devant les yeux, mais cette situation peut se produire en tous lieux ou presque. Les modes de sociabilité qui entourent la réception esthétique des livres d’artistes sont alors à la fois diminués, dans la mesure où la lecture telle qu’on la pratique aujourd’hui est une opération individuelle, et démultipliés si l’on prend en compte tant la logique de réseau qui anime la production et la diffusion des livres d’artistes18 que la multiplicité des situations dans lesquelles leur lecture est possible. Ainsi, entre le modèle commercial et privatif d’un art où sont à vendre des objets souvent uniques ou rares, et le modèle d’un art offert à l’expérience collective grâce à des expositions qui se caractérisent par leur accès public et leurs rites socioculturels (le vernissage, la visite, etc.), les éditions d’artistes proposent une troisième voie. Avec celle-ci se produit un changement de valeurs tant sur le plan esthétique qu’économique, ainsi qu’un déplacement des frontières entre le public et le privé, le singulier et le collectif, ce qu’a bien saisi l’artiste Seth Price au sujet des multiples pratiques artistiques qui ont émergé ces dernières décennies dans le champ des médias :

« Le problème est que situer l’œuvre en un point précis dans l’espace et le temps la transforme a priori en monument. Qu’en serait-il si, à la place, elle était dispersée et reproduite, sa valeur approchant zéro et son accessibilité augmentant ? Nous devons reconnaître que l’expérience collective est désormais basée sur des formes privées simultanées, distribuées dans le champ d’une culture médiatique.19 »

Parler en terme d’exposition au sujet des éditions d’artistes — le travail de Seth Siegelaub a une abondante filiation… — s’avère alors une stratégie à double tranchant : il peut certes s’agir de subvertir la notion d’exposition et ce qu’elle désigne conventionnellement dans le champ de l’art en l’étendant à la pratique déterritorialisante de l’édition, qui permet à l’art d’exister en dehors des seuls lieux institués à cette fin. Mais à l’inverse, le terme « exposition » peut également relativiser les propriétés alternatives voire subversives des éditions d’artistes en mettant l’accent sur l’idée de monstration artistique, sur la désignation d’un lieu à la valeur artistique légitimée, plutôt que sur l’importance d’une économie de fonctionnement étrangère à celle qui domine dans le monde de l’art.

Les expressions telles que « catalogue-exposition », « espace d’exposition imprimé », « exposition sous la forme du livre » ou encore « exposition éditoriale » présentent pourtant l’intérêt de ne pas être focalisée sur le statut de l’auteur (livre d’artiste) ou de l’objet (œuvre sous la forme du livre), mais de souligner plutôt un processus, une économie de fonctionnement, consistant à rendre l’art visible en l’éditant et en le publiant. Ce déplacement d’attention de l’auteur et de l’objet artistique vers son mode d’existence est pertinent en ce qu’il correspond à une situation où les artistes « ont quitté le domaine sacré de l’art pour pénétrer dans le domaine plus vaste et moins bien circonscrit de la culture20 », échappant ainsi aux apories de l’art pour l’art, ainsi que l’explique le poète-plasticien-vidéaste-libraire-et-éditeur Ulises Carrión. « L’art pour l’art est vide de sens, dit encore Carrión ; L’art ne vaut que s’il s’intègre à une stratégie culturelle. Cette stratégie reposera nécessairement sur des principes critiques.21 »

 

Cet article est la version revue d’un texte écrit en 2010 pour l’exposition 69, année conceptuelle à la Médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse. La plupart des éditions de Seth Siegelaub ici mentionnées sont désormais téléchargeables sur le site web de Primary Information : http://primaryinformation.org/index.php?/projects/seth-siegelaub-archive/

  1. Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg, La Genèse de l’homme typographique (1962), Paris, Mame, 1967 ; Pour comprendre les médias (1964), Paris, Seuil, 1968 ; Guerre et paix dans le village planétaire (1967), Paris, Laffont, 1970. []
  2. Seth Siegelaub Contemporary Art, automne 1964 – printemps 1966. Pour un aperçu complet des activités de Seth Siegelaub : http://www.egressfoundation.net []
  3. Seth Siegelaub ne cessa pas d’être marchand d’art parce qu’il ferma sa galerie, aussi ses activités de commissaires et d’éditeurs ne sont pas dissociées d’une entreprise de promotion commerciale de l’art conceptuel. Pour approfondir cette question et les paradoxes qui s’y rapportent (paradoxes liés à la position de l’art conceptuel vis-à-vis du capitalisme avancé), voir Alexander Alberro, Conceptual Art and the Politics of Publicity, Cambridge, The MIT Press, 2003. En regard de ce livre, lire aussi la critique qu’en propose Peter Osborne dans Art Forum, février 2003 : http://findarticles.com/p/articles/mi_m0268/is_6_41/ai_98123121/ []
  4. « On Exhibitions and the World at Large, Seth Siegelaub in Conversation with Charles Harrison », Studio International, vol. CLXXVIII, n°917, Décembre 1969, p. 202. Cité et traduit par Anne Mœglin-Delcroix, « La documentation comme art dans le livre d’artiste », Sur le livre d’artiste, Articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille, Le Mot et le Reste, 2006, p. 305. Les termes « primary information » et « secondary information » sont traduits par « information primaire » et « information secondaire » dans la suite de ce texte. []
  5. Lawrence Weiner, Statements, New York, Seth Siegelaub – The Louis Kellner Foundation, 1968. []
  6. À ce sujet, voir Camiel van Winkel, « Information and Visualisation : The Artist as Designer », During the Exhibition the Gallery Will Be Closed: Contemporary Art and the Paradoxes of Conceptualism, Amsterdam, Valiz, 2012, p. 133-201. Camiel van Winkel rapporte que lorsque l’historien de l’art Benjamin Buchloh exprima son admiration à Lawrence Weiner à propos de ses travaux de la fin des années 1960, en lui disant qu’il admirait la complète absence de choix graphiques et typographiques dans ses mises en page ou plus largement dans ses mises en forme, Weiner le corrigea en lui expliquant : « Ces premières manifestations [de mon travail] sont designées à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Je veux dire, prenez Statements : il y a un facteur graphique pour le faire ressembler à un livre d’1,95 $ que vous pourriez acheter. La police de caractère, le décision d’utiliser une machine à écrire et tout le reste étaient des choix graphiques » (ma traduction. Camiel van Winkel rapporte également que les propos de Lawrence Weiner à la fin des années 1960 n’allait pas nécessairement dans ce sens). La visualisation de l’information peut être considérée comme l’essence du design graphique. Or puisque l’art conceptuel est précisément un art d’information, il est logique que le design graphique en soit l’un des outils. Cela ne veut pas dire que l’art conceptuel serait une branche du graphisme, ou à l’inverse que le graphisme serait obligatoirement conceptuel, autrement dit l’un et l’autre ne se confondent pas car leurs finalités diffèrent, mais ils empruntent l’un à l’autre des outils, des procédures, des langages et des formes. Selon Camiel van Winkel, « l’art conceptuel et le design graphique peuvent être vus comme deux formes complémentaires de la  »production déléguée de culture » », cette dernière expression — « production déléguée de culture » — étant empruntée à un ouvrage consacré au graphiste hollandais Wim Crouwel. []
  7. Douglas Huebler in « Statements on Artists’ Books by Fifty Artists and Art Professionals Connected With the Medium », Art-Rite, n°14, hiver 1976-77, p. 9 (ma traduction). []
  8. Douglas Huebler, November 1968, New York, Seth Siegelaub, 1968. []
  9. Xerox Book [Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris, Lawrence Weiner], New York, Seth Siegelaub – John Wendler, 1968. []
  10. January 5 – 31 1969 [Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Lawrence Weiner], New York, Seth Siegelaub, 1969. []
  11. March 1969 [Carl Andre, Mike Asher, Terry Atkinson, Michael Baldwin, Robert Barry, Rick Barthelme, Iain Baxter, James Byars, John Chamberlain, Ron Cooper, Barry Flanagan, Dan Flavin, Alex Hay, Douglas Huebler, Robert Huot, Stephen Kaltenbach, On Kawara, Joseph Kosuth, Christine Kozlov, Sol LeWitt, Richard Long, Robert Morris, Bruce Nauman, Claes Oldenburg, Dennis Oppenheim, Alan Ruppersberg, Ed Ruscha, Robert Smithson, De Wain Valentine, Lawrence Weiner, Ian Wilson], New York, Seth Siegelaub, 1969. []
  12. July, August, September 1969 [Carl Andre, Robert Barry, Daniel Buren, Jan Dibbets, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Richard Long, N.E. Thing Co. Ltd., Robert Smithson, Lawrence Weiner], New York, Seth Siegelaub, 1969. []
  13. July/August 1970 [supplément à la revue Studio International, vol. CLXXX, n°924, juillet-août 1970 ; curateurs : David Antin, Germano Celant, Michel Claura, Charles Harrison, Lucy R. Lippard, Hans Strelow ; artistes : Giovanni Anselmo, Eleanor Antin, Keith Arnatt, Terry Atkinson, David Bainbridge, John Baldessari, Michael Baldwin, Robert Barry, Frederick Barthelme, Alighiero Bœtti, Daniel Buren, Victor Burgin, Pier Paolo Calzolari, Hanne Darboven, Jan Dibbets, Barry Flanagan, Dan Graham, Douglas Huebler, Harold Hurrell, Stephen Kaltenbach, On Kawara, Joseph Kosuth, John Latham, Sol LeWitt, Fred Lonidier, Rœlof Louw, Mario Merz, N.E. Thing Co. Ltd., George Nicolaidis, Giuseppe Penone, Emilio Prini, Michelangelo Pistoletto, Richard Serra, Keith Sonnier, Lawrence Weiner, Gilberto Zorio], New York, Studio International – Seth Siegelaub, 1970. []
  14. Seth Siegelaub cité par Jean-Marc Poinsot, « Déni d’exposition », in Art conceptuel I, Bordeaux, CAPC Musée d’art contemporain, 1988, p. 13-21. []
  15. Seth Siegelaub interviewé par Hans-Ulrich Obrist, A Brief History of Curating, Zurich, JRP Ringier, 2009, p. 122 (ma traduction). []
  16. À ce sujet, cf. Jean Davallon, L’Exposition à l’œuvre, Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999 ; et Jean-Marc Poinsot, Quant l’œuvre a lieu : L’Art exposé et ses récits autorisés, Genève, Musée d’art moderne et contemporain ; Villeurbanne, Institut d’art contemporain, 1999. []
  17. Jacques Hainard, Musée d’Ethnologie de Neuchâtel. []
  18. Cf. Leszek Brogowski, Anne Mœglin-Delcroix (dir.), Nouvelle revue d’esthétique, n°2 : « Livres d’artistes : l’esprit de réseau », 2008. []
  19. Seth Price, Dispersion (2002), in François Aubart et Camille Pageard (éd.), Louie Louie, Angers, École supérieure des beaux-arts ; Bourges, École nationale supérieure d’art ; Chatou, Cneai, 2011, n.p. []
  20. Ulises Carrion, « Autonomie critique de l’artiste » (1979), Quant aux livres, Genève, Héros-Limite, 1997, p. 57. []
  21. Ibid. []

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