Le Festin de Trimalcion est un des récits du Satiricon de Pétrone dans lequel on suit les aventures d’un trio amoureux et pédéraste dans la Rome décadente de la fin du 1er siècle. Encolpe aime Giton lui-même courtisé par Ascylte. Ce récit de banquet, enchâssé à d’autres histoires de débauche, prend l’allure d’une recitatio, cet exercice de rhétorique consistant en une lecture publique. Sources s’ouvre sur un extrait du Festin, en guise de première source du projet éditorial. On lit donc, en deuxième de couverture, un extrait de la scène de loterie au cours de laquelle les mots tirés au hasard par les convives sont associés à des lots selon le principe, plus ou moins lâche, du calembour. Ce texte amène le principe d’association – entre mots et lots – comme celui d’un élargissement possible du champ de perception et de réception d’un travail artistique – entre œuvres et références – et situe le projet éditorial dans l’acte de s’adresser à un public1.
De la convocation de ce texte en guise d’exergue de l’ouvrage, on peut aussi déduire d’autres visées. Pour de nombreux analystes et traducteurs, l’auteur du Satiricon serait Massaliote et c’est bien Marseille la terre d’ancrage du projet. Dans le cadre de son programme Entrée principale, Rond-Point projects y invite un commissaire en résidence pour une durée d’un an. Se voulant à la fois un temps de recherche et de prospection, la résidence donne lieu à un projet fédérateur des rencontres faites à l’échelle de cette année et du territoire local. Il est important de souligner que la sélection des artistes en présence dans ce projet ne constitue en aucun cas un casting trop attendu de la scène marseillaise mais réunit plusieurs générations et horizons.
La maison de Trimalcion où se tient le banquet est communément assimilée à un labyrinthe. La métaphore d’une circulation du lecteur, structurée et potentiellement chaotique, entre les personnages et les récits du Satiricon, vaut aussi pour l’expérience d’un commissaire invité dans ce programme et pour le livre qui en est la somme. Avec cette édition, il s’agit bien d’ouvrir des portes qui elles-mêmes en annonceront d’autres. Dirigé par Camille Videcocq, conçu par Vincent Romagny et designé par Côme de Bouchony, Sources offre une occasion renouvelée d’envisager la réception de l’œuvre. Le moment privilégié est celui où elle est mise en relation, celui où, par son rendu public, elle entre dans un système épistémologique partagé. Ce moment pourrait être celui de l’énonciation que l’artiste fait d’un projet en cours ou à venir, celui de la découverte de ses réalisations au cours d’une visite d’atelier ou encore à l’occasion d’une exposition. C’est ici celui d’une invitation à publier. La métaphore d’une circulation du lecteur, structurée et potentiellement chaotique, entre les personnages et les récits du Satiricon, vaut aussi pour l’expérience d’un commissaire invité dans ce programme et pour le livre qui en est la somme.
Le projet consistant à associer une source à une œuvre a posteriori, pour une publication, est à la fois un déplacement quant à ce que le monde de l’art rend communément public et une affirmation d’un versant du travail du critique d’art c’est-à -dire une approche relationnelle permettant notamment la production d’analyses2. Dans l’échange avec un artiste à propos de son travail, la discussion prend souvent la tournure d’un partage de références. Les associations proposées par l’artiste et par le récepteur, en l’occurrence le critique, restent souvent dans les coulisses du travail de recherche ou sont cantonnées aux occurrences sous forme de notes de bas de page. Au-delà d’une simple intention de rendre visible une phase du processus créatif et analytique, Sources appelle à être consulté puis refermé pour ouvrir d’autres livres. Le principe d’une lecture relationnelle ou encore d’une intertextualité est ici exacerbé par la mécanique du projet.
Dans ce volume, dix artistes sont réunis dont les propositions se séquencent sur vingt cahiers, fédérées par le travail auctorial passant donc non par la rédaction de textes d’analyse mais par la proposition de sources a posteriori et in extenso : à une contribution artistique succède une source (un texte) qui se présente comme ayant pu la précéder. Mais de la source proposée il faut encore distinguer celle de l’artiste lui-même, qui correspond ici à un autre régime. Dans les pages présentant les projets des artistes, se glisse un insert (sorte de prière d’insérer ou de marque-page). Une page –&nbqp;souvent arrachée de son contexte de publication – est reproduite en conservant l’intégrité de son format, de son édition et reste un document qui s’insinue et voisine avec le travail de l’artiste. On serait alors tenté de vouloir la prendre en main, la déplacer dans le volume ou encore l’en sortir et retrouver son premier contexte de publication.
Moins brutes, plus assimilées, les sources apportées par Vincent Romagny ne sont plus des documents. Présentées dans le texte d’intention en quatrième de couverture comme des références in extenso, les communes notes de bas de page semblent ici évoluer dans une réalité augmentée. Le séquençage de l’ouvrage respecte le rythme de deux cahiers par artiste, le nombre de pages de l’espace d’intervention est fixe tandis que les textes, toujours longs de onze pages, voient leurs corps s’adapter tantôt pour tenir dans cet espace, tantôt pour l’occuper parfaitement. Ce traitement souligne une volonté de distinguer les projets individuels de chaque artiste et particulièrement la nature des textes qui y sont liés. Chaque duo trouve une autonomie au sein du livre.
Au regard de cette structuration, on comprend que la couverture constitue une sorte de sommaire3, deux listes se distinguent et permettent de rentrer dans le livre par les noms des artistes et/ou par ceux des auteurs des sources. Chaque entrée de cahier se comprend comme une nouvelle page de garde, l’ordonnancement des éléments texte et image est rejoué pour chaque contribution et les papiers changent quasiment à chaque cahier, variant d’un bouffant à un couché brillant, d’un fin grammage à un papier plus rigide, rythmant le feuilletage du livre. Les différents duos restent donc détachés les uns des autres. En gardant les mêmes codes graphiques, le nom de l’artiste et le nom d’auteur du texte se répartissent de part et d’autre d’un visuel central cerné d’un contour noir et dont la taille varie. La référence bibliographique de l’insert apparaît toujours à la verticale dans le pli de la double page et le copyright de l’image reste dans la proximité de celle-ci. Ces principes fixes fonctionnent comme des repères à partir desquels Côme de Bouchony s’autorise une grande fantaisie de traitement (justification excessive, texte en diagonale, effet de déformation Wordart, effet pêle-mêle, etc.).
Chaque dossier d’artiste succède au précédent, le tout s’empilant, enchaînant la répétition de la séquence : la contribution de l’artiste qu’elle soit une reprise, inédite et/ou conçue spécialement pour l’édition, un texte de référence fourni par l’artiste tel un insert puis ladite source proposée par l’auteur-éditeur, et ainsi de suite.
Le texte de Sandra Laugier mis en regard de la contribution de Stéphane Le Mercier pourrait sonner comme le manifeste du projet. L’artiste a utilisé des images de presse des Jeux Olympiques de Munich de 1972 et les doubles pages de son cahier semblent avoir été avalées par la reliure de la présente publication. L’objet livre endosse le rôle d’acteur du recadrage des images que l’artiste lui aurait confiées4. Et La Question d’une subjectivité sans psychologie5 pourrait tenir dans le rapport entre l’interprétation du critique d’art qui propose une source textuelle à un travail artistique et la non-justification de cette mise en relation, c’est-à -dire la singularité d’un point de vue mais sans l’affirmation débordante de la figure de l’auteur.
Parallèlement à ce projet, Immixtion books – division de Rond-point projects – publie un feuilleton éditorial tout au long de l’année 2013. Diffusé sous forme de poster gratuit en double A3 à façonner soi-même, chaque numéro est un petit volume de seize pages : le verso est confié à un artiste et le recto est une planche d’extraits de textes qui fonctionnent comme des satellites du texte du géographe américain John Brinckerhoff Jackson donnant son nom à la série, The Stranger’s Path6.
- Par la forme du recitatio dans un premier temps, puis par la nature du projet qui fait suite Ă une annĂ©e de rĂ©sidence et qui trouve ici une forme de rendu public. [↩]
- Pour un prĂ©cĂ©dent projet, l’exposition Aires de jeux dont il Ă©tait commissaire en 2010, Vincent Romagny avait dĂ©jĂ prĂ©fĂ©rĂ© le format de l’anthologie plutĂ´t que celui du catalogue, soit un prolongement plutĂ´t qu’un tĂ©moin de l’exposition. Voir Anthologie, Aires de jeux d’artistes, Infolio, Gollion, 2010. [↩]
- Le graphisme de la couverture se dĂ©cline Ă©galement en affiche pour accompagner la parution du livre. Les rapprochements artistes-auteurs apparaissent alors comme des duos affirmĂ©s dans des cartouches distincts. [↩]
- Voir dans cette veine Parti pour un tour, diffusĂ© en 2012 par la galerie Christophe Daviet-Thery. [↩]
- Le propos de Sandra Laugier est construit Ă partir du Tractatus (1921) et des Recherches philosophiques (1953) de Wittgenstein notamment Ă travers la lecture qu’en fait Stanley Cavell (1979). [↩]
- Ce texte traduit pour l’occasion et repris en partie Ă chaque Ă©pisode a Ă©tĂ© initialement publiĂ© Ă l’automne 1957 dans le n°7 de la revue Landscape. [↩]