Nous sommes en 1979, au crĂ©puscule des annĂ©es 70, c’est l’Ă©tĂ© et la couverture de CinĂ©ma est consacrĂ©e Ă John Wayne, Ă Cannes et Ă l’image de l’homme dans le cinĂ©ma de la femme. Mais aussi Ă un très bel article de GĂ©rard Courant sur le documentaire de MiĂ©ville et Godard: France, Tour, DĂ©tour, Deux Enfants.
Il est amusant de faire se rejoindre les questions (rĂ©)ouvertes par l’exposition du Walker sur le graphisme et les tables rondes-tour de France qu’organise le Centre International du Graphisme depuis Chaumont et en direct de Bordeaux, de Lyon et de Chatou, et de les lire Ă la lumière du texte de Courant et du joli titre de Godard & MiĂ©ville.
Les chemins du graphisme sont des tours et des dĂ©tours et les graphistes encore des enfants. Cet intĂ©rĂŞt renouvelĂ© pour la recherche n’en fera certainement pas tout de suite des adultes, elle permettra dĂ©jĂ de baliser un territoire et, par cette tentative de gĂ©ographe, comprendre que le terrain de jeu et de recherches est beaucoup plus Ă©tendu. Car finalement, la recherche c’est l’extension et pas le fait de grandir…
article de GĂ©rard Courant ci-dessous. Merci!
«France, tour, dĂ©tour, deux enfants sont douze Ă©missions de tĂ©lĂ©vision de trente minutes chacune produites en 1978 par Jean-Luc Godard et Anne-Marie MiĂ©ville avec le concours de l’Institut National de l’Audiovisuel et dont le budget total s’Ă©lève Ă 260 millions de centimes. Cette sĂ©rie fut commandĂ©e par Antenne 2 Ă une Ă©poque oĂą son directeur (depuis, il a Ă©tĂ© remplacĂ©) pouvait prendre encore quelques initiatives novatrices.
France, tout, dĂ©tour, c’est de l’image et du son Ă l’Ă©tat primaire, Ă l’Ă©tat but et mĂŞme Ă l’Ă©tat pur.
France, tour, dĂ©tour sont des conversations de Jean-Luc Godard avec deux enfants, un garçon et une fille. Conversations Ă©mouvantes si on ne s’exclut pas de ce corps Ă corps avec l’image. Mais de quelles conversations s’agit-il ? De quels rapports est-il question ? Deux enfants, Ă tour de rĂ´le, interrogĂ©s par le cinĂ©aste, chez leurs parents, Ă l’Ă©cole, dans la rue, dans l’intimitĂ©, sur leurs conditions d’existence, leurs dĂ©sirs, leur avenir, leurs rapports avec leurs parents, leurs maĂ®tres, etc.
Pas seulement, un homme (Godard) seul, face Ă un enfant, et qui passe un contrat bizarre avec lui. Je te questionne et tu me rĂ©ponds, bref, tu me dis tout. Type de contrat qui devrait ĂŞtre l’ordinaire des rapports entre le maĂ®tre et l’Ă©lève si ce dernier n’Ă©tait pas trompĂ© d’entrĂ©e, sur le fonctionnement d’un contrat basĂ© sur le mensonge. Se faire croire qu’on va tout se dire alors que l’enfant sait que ce rapport travaille sur le mode du flicage, sans Ă©change, sans ce va-et-vient indispensable Ă toute communication. D’oĂą l’expression de Godard : « Les enfants sont des prisonniers politiques ».
Ici, Godard n’est point le maĂ®tre et l’enfant n’est point l’Ă©lève, puisqu’ils sont censĂ©s tout se dire. Contrat singulier. Car dans ses questions, Godard ne tourne pas autour du pot. Il aborde franchement son sujet. Ses questions nous surprennent, nous dĂ©rangent. Mais elles atteignent leur but. Les enfants. Nous. Godard sait parler aux enfants parce qu’il a quittĂ© sa position d’artiste assis sur un piĂ©destal.
Deux enfants qui, parfois, font cruellement savoir Ă leur interviewer qu’ils n’ont plus envie de parler, tĂ©moin la petite fille qui ne rĂ©pond plus que par oui ou par non.
Mais le vrai propos de ces six heures de vidĂ©o que la tĂ©lĂ©vision a peur, mĂŞme Ă des horaires tardifs, de diffuser Ă l’antenne, c’est comment leur parler Ă ces deux enfants et surtout pourquoi leur parler, quand on sait qu’ils ne dĂ©livreront qu’une partie d’eux-mĂŞmes. Pourquoi ? Simplement parce qu’on ne leur a pas appris Ă en dire plus. Car la pĂ©dagogie officielle leur apprend et leur impose de se taire plutĂ´t que de parler. C’est le plus sĂ»r moyen de canaliser leur attention et leur capacitĂ© crĂ©atrice et d’en faire des ĂŞtres qui n’oseront pas prendre le pouvoir de la parole. Sans cesse, Godard se heurte Ă ce mur infranchissable qu’il essaie, sans cesse de contourner. Il insiste, mais il n’y a rien Ă faire, et nous ressentons tout le mal que l’Ă©ducation provoque sur les enfants. Parfois, ce barrage Ă©clate dans de longues plages de silence – qui n’auraient pas de statut lĂ©gitime dans un docucu car l’espace sonore blanc gĂŞne – oĂą viennent se caler des moments d’intensitĂ© qui en disent long sur le pouvoir des maĂ®tres. Instants Ă©mouvants. Godard sait Ă©galement se taire. Il Ă©coute. Quand il parle, ce n’est pas de sa position de pouvoir (d’adulte, de cinĂ©aste) ou de savoir (d’intellectuel) mais de celle de chercheur qui sait qu’avant de trouver, il faut passer beaucoup de temps Ă chercher, Ă contourner les obstacles pour mieux sauter et atteindre son but qui est d’en savoir un peu plus sur eux et qu’eux, en retour, connaissent un peu mieux le monde des adultes.
Godard n’essaie pas d’Ă©claircir un mystère, qui est du domaine de la tĂ©lĂ©vision ordinaire et dont le rĂ´le est mystificateur. Il tente d’approcher la rĂ©alitĂ© du comportement de l’enfant dans la sociĂ©tĂ© d’aujourd’hui. Alors, Godard dit seulement : j’essaie de comprendre. Et nous essayons avec lui. On peut se moquer du rĂ©sultat mais, avant tout, c’est la manière d’y arriver qui compte. Godard parvient aux questions principales : comment fonctionne l’information sur les enfants, etc.
Dernière précision, capitale, pour dire que Godard a opéré un petit glissement de vocabulaire. Savez-vous comment il appelle les adultes ?
Les monstres.
Il y a de quoi.»
— G.Courant