La pratique du repenti n’est pas neuve, celle du palimpseste non plus. Une très belle exposition, Comme le rêve le dessin1, arpentait en 2005 les frontières de ces pratiques tout en revendiquant l’esquisse comme une finalité qui, dans le cadre de cette exposition, ouvrait un dialogue entre les Å“uvres du Musée du Louvre et celles du Centre Pompidou. L’exploration de gestes «insolites» chez les uns témoignaient de ce territoire dessiné entre rêve et inachèvement chez les autres. Philippe-Alain Michaud, commissaire de cette exposition pour le Mnam/Cci, évoquait ainsi à propos du dessin de Zuccaro ou Barocci, la belle notion de «figuration résiduelle»2. Elle rappelle le phénomène de résurgence, cette remontée en surface, volontaire ou involontaire, d’éléments du discours visuel qui fait re-voir les esquisses préparatoires comme autant d’espaces tels quels. Et qui ouvre ici sur les possibles résultantes d’une pratique quasi-similaire à qui nous donnerons, amoureux du jeu de mot, le nom de par-dessus révélateur.
Ne se substituant ni au repenti ni au palimpseste, le par-dessus est cet effacement partiel ou total d’une forme par une autre. L’absence fabriquée se signifie par cette nouvelle présence qui reste, à différents degrés, tributaire du «fantôme» de la forme disparue. Le par-dessus est donc aussi un recouvrement et plus que ce geste d’effacement communément attribué au repentir et au palimpseste, il vient non pas gratter mais napper, recouvrir, comme le font les draps sur les meubles des maisons endormies. Disparaissant sous un linceul blanc, les contours des meubles se devinent alors, suggérant leur nouveau statut de spectres dissimulés.
À cet éclairage on relira la scène entre Anne Bancroft et Dustin Hoffman dans Le Lauréat3 où la nudité fameuse de Mrs Robinson surnage d’abord en reflet dans le portrait de sa fille Elaine. Troublant par-dessus que vient confirmer la confrontation immédiate entre Benjamin et la mère d’Elaine dont on ne voit que le dos tandis que de rapides cuts, probables pied-de-nez au code Hays4, agitent littéralement nos libidos en flashant de sublimes et subliminales vues des seins de Mrs Robinson. Une poitrine au demeurant extrêment pâle, comme ces épaules de cyclistes preservées du rayonnement solaire par les fibres de leur maillot. Effectivement, le soleil californien ayant fait son Å“uvre, un double effet de par-dessus vient alors révéler et dissimuler ces deux seins habillés d’une intrigante blancheur de peau contrastant avec le teint hâlé du reste du corps de Bancroft.
Le cinéma n’est évidemment pas avare d’autres formes de par-dessus, et je ne parle pas là de cette espèce de trope du trench-coat sous lequel les femmes seraient invariablement nues5. Non, je pense surtout à ce que les américains appellent astucieusement the redress et dont la traduction littérale serait le rhabillement: habile technique qui consiste à réutiliser plusieurs fois le même décor. Ainsi dans la série supernaturelle Ghost Whisperer6, le décor de la place de Grandview, ville fictive où se situent les aventures de l’héroïne-qui-voit-les-fantômes, était à l’origine celui du film Retour vers le futur7.
La tour horloge, essentielle à l’intrigue du film de Zemeckis, a été recouverte, rendue invisible, pour que puisse exister Grandview sur les restes de Hill Valley. Les deux villes imaginaires ont en effet chacune occupé le backslot plus connu sous le nom de «Courthouse Square» et appartenant aux studios Universal. Fabrique cinématographique, ce décor — comme son nom l’indique – est typique de ces centre-villes américains «place-fontaine-palais de justice-parc». Rhabillé depuis les années 50, il a servi tour à tour au cinéma et à la télévision laissant deviner, pour l’Å“il averti, l’élément croisé dans telle ou telle production. Ainsi, toujours dans Ghost Whisperer, la maison qu’occupe Melinda la médium, est la même (à quelques nuances près) que celle où vit la famille Finch dans le film To Kill a Mockingbird8.
Habitations-par-dessus, formes-fantômes, le jeu des divers recouvrements peut se poursuivre ad vitam eternam. Il se repète curieusement dans le travail de Margot Bergman, peintre américaine née en 1934 et qui semble avoir systématisé dans sa pratique l’usage du par-dessus. Il révèle ici un esprit de récupération et de mutation ou plutôt de «modification de croûtes»9. Pour son solo-show, Wonderland and Other Reveries, à la galerie Corbett vs. Dempsey en 2005, Bergman avait présenté une suite de peintures-dialogues sous forme de portraits de tailles variées. Ces derniers sont plutôt à voir comme des masques-révélateurs fruits d’une sorte de collaboration entre Bergman et d’illustres inconnus. Josh Tyson écrivait à l’époque à propos de la série Other Reveries que Margot Bergman avait réussi à créer une manière de «trans-actual collaboration»10 avec des peintures récupérées dans des dépôt-vente; la peintre y cherche et y pointe l’invisible, faisant remonter à la surface ce qui semblait hanter l’œuvre amateur. S’opère alors un bien insolite tour de passe-passe entre ce que nous voyons et ce qu’a pressenti Bergman: un dédoublement du vu et du caché. Une autonomie de deux surfaces qui semblent à la fois se répondre et s’affronter.
On voudrait fixer notre attention sur ces portraits grotesques, mais leur brutalité ne parvient pas totalement à masquer les touchantes et laides défaillances de ces tableaux-du-dimanche qui émergent comme autant de restes poussés sur le devant d’une scène qui n’est plus la leur. Il y a en effet chez Bergman un peu de l’attitude du coucou, l’oiseau est connu pour parasiter le nid d’autres et d’y faire éclore ses propres œufs par ceux-là mêmes qui ont involontairement «prêté» leur nid.
La pratique du par-dessus est ainsi un curieux révélateur qui semble tour à tour vouloir faire disparaître et apparaître. Geste d’interprète-magicien, il n’est pas sans trouver un lien pop-obscur dans cette scène, obsession oblige, de l’épisode «Stranglehold» de Ghost Whisperer (saison 3, épisode 17) : Melinda enquête sur la mort d’un enfant dont l’esprit prend possession des corps des membres de sa famille pour pouvoir s’exprimer. Coup classique de la métempsycose façon Ghost11 certes, à cette différence près que l’esprit, conscient, de celui qui est possédé est comme éjecté de son propre corps. Il flotte à proximité, absent de son corps par-dessus lequel un autre, invisible, semble vouloir réexister. Dissimulé par son faux-double, l’esprit est comme déplacé, mieux il est placé à côté. Un à -côté rendu impalpable et donc éminement chargé de fantasmes. Le par-dessus révèle cette partie, il laisse échapper des morceaux de possibles, rien n’étant totalement visible ou invisible. Revient ensuite à mesurer la part d’interprétation, d’attendu et de suprise de cet à priori.
En effet, si sous le pardessus la femme est peut-être nue, en revanche sur les photographies spirites de la presque fin du XIXe, le par-dessus devient la preuve pseudo-scientifique de l’existence des spectres. Toujours en 2005 avait lieu à la Maison Européenne de la photographie l’exposition Le Troisième œil, la photographie occulte, on y voyait notamment des photographies d’esprits et autres phénomènes de l’invisible «rejoués» pour les esprits crédules de l’époque. Des trucages évidents à nos yeux habitués mais qui étaient, alors, messages d’espoirs pour ceux et celles qui voulaient désespérement entrer en contact avec leurs morts. La forme floue, abstraction lyrique en argentique, devenait le par-dessus tout, l’évidence, la preuve par l’épreuve. Les morts laissaient des avis que pouvait capter et révéler cet ultra-œil dont Balzac craignait tellement le regard12.
Pour conclure, il est sans doute moins question de spectres dans le travail documentaire de Matt McCormick, que d’une forme possiblement moderne de par-dessus. C’est en tous les cas ce qu’affirme McCormick dans son court-métrage de 2001: The Subconscious Art of Graffiti Removal13. Cynique addendum à l’histoire de l’art moderne et grand écart entre le graffiti évocateur et le par-dessus comme pseudo peinture abstraite et minimale, le film de McCormick est une critique voilée des lois antigraffiti qui ont fait florès dans les états du nord-ouest des États-Unis au cours des années 90. Tourné en partie à Portland, ce faux-documentaire explore le travail quotidien des brigades de nettoyage qui en voulant «effacer» les traces des graffeurs fabriquent d’improbables tableaux qui n’auraient rien à envier à ceux de Rothko et Co. Le pointillisme de ces artistes par défaut allant jusqu’à rechercher les teintes les plus proches des surfaces à recouvrir, celles-ci deviennent d’étranges camouflages aux compositions dessinées par les fantômes des graffiti; les contours de ceux-là devenant les frontières d’une géographie du recouvrement qui rappelle la méthode du strikethrough qu’évoquait David Crowley dans son article éponyme à Eye magazine14.
Procédé historique, le strikethrough est la traduction du «sous rature» de Derrida, terme qu’il emprunte à Heidegger qui avait l’habitude de ne pas effacer les mots mais de les raturer d’une ligne, signifiant ainsi en un geste, et pour citer Crowley, «à la fois le mot et sa négation». Geste tout autant politique que littéraire, le biffage a rayé nombre d’opposants de tel ou tel régime et s’apparente évidemment au geste de l’effacement tout en y ajoutant cette forme du par-dessus révélateur.
Que l’on regarde cette photographie de 1897, elle réuni les membres de l’Union de Lutte pour la Libération de la Classe Ouvrière à Saint-Pétersbourg avant leur arrestation par l’Okhrana la même année. L’homme debout en partant de la gauche est Alexander Malchenko; jeune étudiant ingénieur il sera envoyé en exil, reviendra en 1900 à Moscou se détachant à cette époque de la mouvance révolutionnaire. Accusé de «sabotage» et éxécuté en 1930 par le régime soviétique, il sera systématiquement «gommé» de la fameuse photographie. Son ectoplasme y erre pourtant, absente présence qui n’est pas sans évoquer le travail des retoucheurs de la photographie spirite. Car d’où pourrait provenir cet étrange halo blanc totalement incongru dans cette mise en scène de studio?
Étrange pratique de la disparition visible, le par-dessus révélateur trouve un autre écho dans le travail difficilement classable de Rich White. Censored Books (2005) est une série de monographies d’artistes aux contenus recouverts d’une épaisse couche de peinture noire. Chambre de résonance des méthodes de censure, les censored books présentent des pages au sens altéré: ici surgissent des partitions d’orgue de barbarie, là de curieux fantômes ébènes. Travestissement des reproductions d’originaux, White semble interroger l’aura des œuvres, les napper d’un goudron sous forme d’auto-justice, comme si une vengeance longtemps retardée devait les frapper et les damner à l’oubli éternel dont semblaient vouloir les préserver les publications originales. Pourtant White laisse surnager des indices et on reconnaît ça et là une monographie de Titien, de Monet, de Bourgeois ou encore de Michel-Ange. Leurs travaux respectifs sont redressés, révélés sous un geste vengeur dont on imagine qu’il atteint là une forme d’extrémisme qui serait comme la limite de ce par-dessus, révélateur de l’onirisme et des excès du recouvrement…
- Comme le rêve le dessin,  Centre Pompidou, Musée du Louvre, février-mai 2005 [↩]
- Dossier de Presse p.6 et p.7 [↩]
- The Graduate de Mike Nichols, 1967 [↩]
- Francis Bordat, «Le code Hays. L’autocensure du cinéma américain» in Vingtième Siècle, volume 15, #15, pp.3-16 [↩]
- Pensons notamment à la scène dans Kiss Me Deadly (réal. Robert Aldrich, 1955) entre Mike Hammer et Christina. Ou encore à celle dans Victor/Victoria (réal. Blake Edwards, 1982) où Norma et King se font face, elle ne portant rien sous son trench [↩]
- La série Ghost Whisperer est produite par Sander/Moses Productions en association avec CBS Television Studios pour la saison 1 diffusée en 2005. Les saisons 2 et 3 ont été produites par CBS Paramount Network Television et ABC Studios et diffusées en 2006 et 2007 [↩]
- Back to the Future de Robert Zemeckis, 1985 [↩]
- To Kill a Mockingbird de Robert Mulligan, 1962. Voir ici le court article de Jessica Rae sur les décors de Ghost Whisperer [↩]
- J’emprunte l’expression au site Le Poignard Subtil et à son article consacré au MoBA, Museum of Bad Art [↩]
- Josh Tyson, «Margot Bergman: Wonderland and Other Reverie» in Time Out Chicago, mars 2005 [↩]
- Ghost de Jerry Zucker, 1990. Dans le film, Whoopi Goldberg joue une médium qui «prête» son corps comme véhicule pour les esprits [↩]
- Quentin Bajac, L’Image révélée, l’invention de la photographie, Gallimard-découvertes, Paris, 2001, p.143-144 [↩]
- Matt McCormick, The Subconscious Art of Graffiti Removal, 16mm/Digital video, 16 minutes, 2001 [↩]
- David Crowley, «Strikethrough» in Eye, #69, autumn 2008 [↩]