Opposant « superstructure », soit les valeurs politiques, morales, économiques, esthétiques d’une société donnée, et « infrastructure », soit le climat, les ressources naturelles, les techniques de cette même société, et notant que les changements opérés dans l’infrastructure conditionnaient les changements dans la superstructure, Marx a mis l’accent sur un puissant facteur de changement social : la technique.
Or, précisément, l’une de ces superstructures qui nous intéressent aujourd’hui — en tant que monde de l’art — semble subir l’action puissante d’une technique nouvelle, « Internet », qui en affecte irrésistiblement les valeurs et les principes : la digitalisation des contenus semble bel et bien nous conduire à une dissolution de tous les formats traditionnels de l’art — livres, magazines, revues, musées… —, et l’intensification de la vie culturelle virtuelle qui en résulte, à condamner l’activité même de ces formats voulus comme « lieux » de culture. Pour peu que l’on résiste aux arguments superficiels concernant la survie du livre — la nécessité de « l’avoir en main », « de le tenir », « de le sentir » — ou celle du musée — la nécessité de « rencontrer physiquement des gens », de connaitre une expérience « réelle et physique » de l’œuvre d’art… comme si la vie et l’expérience culturelle virtuelle étaient dégradées, secondaires, sans joie réelle —, l’acceptation historique de la digitalisation des contenus et l’intensification de la vie culturelle virtuelle nous conduiront un jour à nous poser la question de ces nouveaux « lieux » de l’Art, et de la validité de nos outils conceptuels traditionnels pour les analyser : quels seront les lieux et les concepts de demain qui nous permettront de dire et de penser le mot « Art » , les critères externes familiers — « artistes » , « musées », « écoles d’art », « magazines d’art » — s’effaçant jour après jour ?
S’il est encore trop tôt pour affronter ces questions, en attendant que nous en sachions plus sur ce processus de digitalisation des contenus et d’intensification de la vie culturelle, quelques éléments de réflexion sur cette effet dissolvant d’internet :
I/ La dissolution des formats physiques : mise à jour des catégories du Publier et de l’Exposer.
La dissolution des formats physiques qui frappent les « imprimés » et les « lieux d’art » met de manière tout à fait intéressante l’accent sur l’identité de nature de l’édition de l’Art et de l’exposition de l’Art. Si Publier et Exposer appartiennent à deux formats différents, l’un mobilier, l’autre immobilier, et conduisit à opposer « publications d’art » — éditeurs stricto sensu, mais aussi universitaires, journalistes, critiques d’art… — et « expositions d’art » — curateurs, conservateurs… —, leur dissolution simultanée et contemporaine manifeste une même origine et un même besoin : diffuser l’art. Si le principe de complexité a conduit historiquement à distinguer nominalement ces activités — on expose un artiste et / ou on publie un artiste — la dissolution technologique de ces deux formats aura mis à jour leur parenté de nature originelle : Publier et Exposer sont deux actes qui relèvent de la même essence, qu’il est certes utile de distinguer, mais si et seulement si leur parenté à d’abord été mise à jour. Ce qui semble avoir été en partie ignoré jusqu’à aujourd’hui.
II/ On refusera donc, lorsqu’il s’agit de penser la relation — substantielle, commerciale, communicationnelle, esthétique… — d’une nouvelle technique omniprésente dans notre quotidien — Internet — et l’Art, de reconduire les oppositions de structure physique — publications/expositions — au profit de l’acte même de Publier.
III/ On notera, toujours sur ce thème, l’étrange inexistence académique — pour l’écriture de l’Histoire de l’Art — du Publier au profit de l’Exposer. En ce sens, A brief History of Curating, par Hans Ulbrich Obrist, aussi brillant et nécessaire soit cet ouvrage, aura mis en évidence, en creux, un besoin épistémologique : développer des outils pour comprendre et structurer l’Art, dans ses histoires, à partir du phénomène de la publication — histoire des revues, des magazines, des maisons d’éditions comme lieu d’indexation et de manifestation de courants esthétiques — et non uniquement à partir de l’Histoire de l’Art comme Histoire des « expositions » et des « Auteurs ». Notons, incidemment, le fait qu’historiquement, la plupart des grands commissaires d’exposition ont connu une intense activité de publication bien avant de devenir finalement commissaires, animant revues et magazines.
IV/ On appréciera avec ironie l’inversion de la cause et de l’effet à l’œuvre dans les publications de catalogues d’exposition, signifiant hyperboliquement le conflit entre le Publier et l’Exposer, le Publier empruntant fondamentalement au rationnel — communiquer —, l’Exposer à l’irrationel — impressionner » : le catalogue, rhétoriquement accessoire de l’exposition, joue en fait systématiquement — et habilement — le rôle de légitimation à posteriori de l’exposition. Comme gage de sa valeur. On n’est écrivain que si l’on a publié un livre, et l’on n’a fait une exposition sérieuse, légitime et importante que s’il y a eu une publication. Dans cette relation de l’exposition au catalogue, se joue à la fois la relation intellectuelle entre le Publier et l’Exposer, mais également leur conflictualité politique.
V/ On ne condamnera pas encore le format « musĂ©e d’art contemporain », mĂŞme si sa rĂ©duction qualitative Ă l’expĂ©rience — la performance — et l’extension quantitative de ses activitĂ©s parallèles, Ă©galement liĂ©es Ă l’expĂ©rience — outre exposer, organiser des concerts, projeter des films, avoir une librairie, une cafeteria, visites d’enfants, workhops… tout pour les cinq sens — rendra sa pertinence vis Ă vis des autres musĂ©es relevant d’autres disciplines de plus en plus difficile Ă soutenir, ceux ci Ă©tant animĂ©s Ă©galement d’un mouvement d’extension quantitative et qualitative de leurs activitĂ©s, le Château de Versailles exposant aujourd’hui Murakami et Koons.
VI/ Il est intéressant de noter la pertinence du moment historique du « livre d’artiste » comme volonté de dépasser l’opposition entre Publier et Exposer. Si beaucoup ont vu dans le livre d’artiste, cette volonté d’exposer dans l’acte de Publier, tout en conservant les qualités de l’Exposer — l’aura de l’œuvre —, l’histoire complexe de ces relations entre Publier et Exposer méritent d’être prises au sérieux et semble particulièrement sensible dans les questions liées au « livre d’artiste ».
VII/ Sur cette question du phénomène récent de l’auto-édition et du développement de maisons d’éditions indépendantes, dont les NY Art Book Fair — USA —, Salon Light — France —, Missread — Berlin — sont les épiphénomènes majeurs, il semble nécessaire d’établir des distinctions de significations contextuelles : si le livre d’artiste semble bien une manière de contourner un système de l’Art « vu » comme très dominant — en contournant le système des expositions et des subventions à la production, au profit d’une visibilité sans médiation institutionnelle et intellectuelle du travail de l’artiste —, le livre photo, de même nature que le livre d’artiste, ne cherche pas tant à contourner ce monde institutionnel de la Photographie, mais au contraire à y suppléer, pour faire face à ses faiblesses qualitatives et quantitatives. Tant et si bien qu’il faut se demander si le livre photo n’est pas, aujourd’hui, le seul référent à adopter pour écrire l’histoire de la Photographie — aux côtés des magazines et revues —, le Publier semble le seul structurant sérieux face à l’Exposer.
VIII/ On se posera également le sens du phénomène croissant des publications de graphistes, au sens de publication d’auteurs ou de chercheurs. Manifestement résultat d’une nécessité de décharger un surcroit de force lié au déclin de la relation traditionnelle entre le graphiste et l’imprimé, la question qui se pose sera de savoir si le graphiste pourra rester, à la suite du photographe, dans cette position de l’auteur — production d’un travail en dehors ou en contournement des contraintes de la commande — et y sera accepté. On sait les relations conflictuelles entre artistes et photographes du point de vue de l’histoire de l’Art, des institutions et du marché de l’Art.
VIII/ La dissolution des « formats » conceptuels : si l’intensification de la vie culturelle virtuelle produit une rĂ©action de tous les formats physiques en direction de l’expĂ©rience sensible — le cinĂ©ma et le dĂ©veloppement du 3D, la musique et le concert, l’art et la performance, sans que nous sachions encore si une telle solution est viable —, le bouleversement des catĂ©gories producteurs / Ă©metteurs / rĂ©cepteurs — autrement dit artistes / professionnels de l’art / public de l’art — pourrait bien obliger Ă©galement Ă repenser les formats conceptuels de l’art : des notions familières comme celles d’« artistes », « curateurs », « Ă©diteurs », « Ă©coles d’art », « propositions », « musĂ©es », « galeries »… semblent Ă©galement subir cet effet de dissolution, sans que ne se laissent deviner de nouveaux cadres ni de nouvelles significations. Cela signifierait-il alors, dĂ©finitivement, la fin de l’épistĂ©mé — au sens foucaldien — contemporaine de l’Art ?
Yannick Bouillis
Salon Offprint