La forme, l’information
La forme qui apparaît spontanément comme un contenant matériel, une surface du monde, est au moins depuis les anciens grecs sujet à caution, affaire de superficialité, commerce d’apparences : illusion référentielle. La forme est un peu semblable à cet acteur grec qui, comme son nom l’indique – hupokritês –, ne dit pas ce qu’il pense, est autre chose que ce qu’il paraît. La forme est cette tangible coquille qui, semble-t-il, se doit de rester toujours vide, qui cache – et peut être même entretient – une sorte de béance.
La forme qualifie pourtant plutôt un contenu, une in-formation. La Gestalt theorie du baron Christian von Ehrenfels – sans raccourcis : Maria Christian Julius Leopold Freiherr von Ehrenfels et ailleurs sexologue utopiste – pose que la forme – en allemand « gestalt » – est une affaire de perception : de rencontre avec le monde. La forme engage une capacité à modéliser le réel, à s’en faire des représentations pour le com-prendre, pour l’emporter avec nous1. La forme relève d’une histoire d’intériorité : intériorité définitoire de la forma qui est d’abord un moule grec puis latin ; intériorité psychique ou cérébrale de notre banque de structures perceptives, comme autant de doubles du champ de l’expérience. Un ensemble de signes du monde, « une sémiosphère qui double la biosphère », qui cherche à la « contenir », soit à l’« envelopper » et à la « mettre à distance » dit Daniel Bougnoux2. Pour reprendre l’image fameuse de Baudelaire : une forêt de symboles dans laquelle nous évoluerions3.
La forme, le format, le folio
Dans notre petit « bureau des affaires typographiques », une première forme pourrait être approchée par ce mot cousin au suffixe un peu rabaissant, pragmatique, vulgaire : le format.
Comme nous le rappelle Jean-Pierre Lacroux dans l’incontournable Orthotypographie, Orthographe & Typographie françaises, Dictionnaire raisonné4, le format est une mot compliqué qui a au moins deux acceptions différentes dans le champ typographique. Une dénomination qui, dans le sillage de sa cousine la forme, relève à la fois d’une apparence, d’un procédé et d’une essence.
Le format est d’abord description. Il en veut à l’objet imprimé et à l’objectivité des ses apparences. Il veut qualifier par certaines dimensions de la page, plutôt simple que double, contrairement à l’unité objective du livre, mais conformément à l’idée d’une essence, d’un archétype. Car le format décrit avant tout la silhouette, la catégorie du livre définie par sa plus petite unité symbolique : la feuille, le folio. Et peut-être conformément à un impératif pragmatique, il mentionne d’abord la tangible dimension horizontale, ensuite la plus abstraite mesure verticale.
Mais la feuille est aussi l’unité du procédé de réalisation de l’imprimé : d’abord elle est cette surface de papier prévue pour alimenter la presse. La feuille justement à la forme des moulins de l’ancien régime avec ses noms peuplés de présences imaginaires nichées dans des paysages aux dimensions variables : Grand Monde 1200*900 mm, Petit Colombier 800*600, Petit Raisin 640*490, Florette 440*340, Quadruple-Coquille 1120*880, Ecu, Jésus ordinaire, Grand Aigle…
Ensuite la « feuille d’impression » est cette surface qui va être traitée par la chaîne des métiers du livre. Une feuille imposée, imprimée, prévue pour être pliée et constituer des cahiers – nouvelle unité de fabrication du livre – d’un nombre de pages donné mais aussi d’une dimension conséquente, aussi réduite que la feuille initiale aura été pliée sur elle-même : grand in-plano pour un feuillet et deux pages par forme, puis de plus en plus petit : in-folio, 2 feuillets, 4 pages, in-quarto avec un pli croisé, 4 feuillets et 8 pages, plus rare in-six, deux plis, trois volets en accordéon, puis un pli croisé, 6 feuillets et 12 pages, jusqu’à de minuscules in-32.
Avec l’effort de rationalisation et de normalisation de la révolution industrielle apparaît le format ISO – pour International Organization for Standardization – qui a tout d’un projet mathématique. Héritier de la norme DIN 198 — pour Deutsches Institut für Normung – le standard A définit dès 1923 une suite harmonique de formats qui obéit au régime d’un rapport doublement remarquable : D’abord le format 1:√2 permet au support de se reproduire homothétiquement par simple pli alors qu’il réduit sa surface de moitié ; ensuite le format fondamental de la suite A0 propose une surface de 1 m² qui l’inscrit dans la trame plus large de la construction scientifique d’un ordre des choses.
La forme chante
Pour donner un exemple de cette Gestalt Theorie de la forme qui pense, von Ehrenfels donne l’exemple lyrique d’une mélodie, d’une forme qui chante. Il propose le cas d’une mélodie transposée dans une autre tonalité dont tous les forments – les hauteurs de note – changent, mais dont la structure géométrique : les rapports, les valeurs, la carrure… persistent dans une « forme qui est plus que la somme des parties ».
Dans Elements of Typographic Style, Robert Bringhurst5 qui est à la fois typographe et poète, propose justement de considérer les proportions de la page comme des intervalles musicaux de la gamme chromatique. Et c’est toute une série de correspondances baudelairiennes entre surfaces, sons et couleurs qui viennent se tisser de façon presque aussi saisissante que cette mystique des rapports sidérants des nombres et des phénomènes qu’observait Pythagore quand, faisant résonner une corde réduite de moitié, il produisait une note à l’octave.
De l’unisson – le format carré – à l’octave – le format 1:2 –, c’est toute une série de rapport musicaux de quinte, de quarte, de diminués, de majeurs, de mineurs que relève Bringhurst dans le rapport de la largeur à la hauteur du format. Et le poète de souligner qu’il existe une sourde coïncidence entre les rapports musicaux considérés comme parfaits depuis le moyen âge – la quinte et la quarte – et les formats les plus fréquemment adoptés depuis la même époque – 2:3 et 3:4. Un lyrisme du format qui est aussi l’effet d’un programme géométrique et qui ramène à ce que dit Roman Jakobson de la véritable fonction de la mise en forme et du véritable fonctionnement de la forme6. Une forme qui pense en accusant la proximité du poïétique – ou effort de mise en forme – et du poétique, l’intrication de la raison et du lyrisme, du compte et du conte. Un chant qui nous rappelle que la poésie est la mathématique de la forme7.
- Christian von Ehrenfels, « Ueber gestaltqualitaeten » in Vierteljahrsschrift fuer wissenschaftliche Philosophie, 1890, http://scriptorium.hfg-karlsruhe.de/ehrenfels.html [↩]
- Daniel Bougnoux, « Faire signe » in Introduction aux sciences de la communication, Repères, La découverte, 1998, pp. 28 à 39 [↩]
- Baudelaire, « Correspondances » in Les Fleurs du mal, 1857 [↩]
- Jean-Pierre Lacroux, Orthotypo, Orthographe & Typographie françaises, Dictionnaire raisonné, Quintette, Paris, 2008 [↩]
- Robert Bringhurst, Elements of Typographic Style, Hartley & Marks Publishers, 1992 [↩]
- Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, 1960 [↩]
- Merci à Jérémy d’avoir attiré mon attention sur cette musicalité des formats. [↩]