Émile Benveniste a, en son temps, mis en relief tous ces signes de la langue qui forment comme des genres de hors-champs internes obligés par la formalisation de la pensée. Ces signes, je, tu, il, plus tard, ici, là -bas – qu’il nomma déictiques du grec deiktikos, démonstratif – qui viennent installer un écart entre ce que les médiologues appelleront l’énonciation, le cadre, la situation, la relation, les marges du discours1 et l’énoncé informationnel strict.
Plus tard, les psychothérapeutes de l’École de Palo Alto, Paul Watzlawick en tête2, souligneront que « toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation, tels que le second enveloppe le premier […] ». Comme l’a écrit Charles Sanders Peirce3, le signe existe « sous quelque rapport ou a quelque titre », il est pris dans un réseau de signification, il est enchâssé dans une pragmatique de la relation et du contexte culturel. Et Daniel Bougnoux de traduire que : « communiquer suppose toujours deux niveaux d’émission et de réception des messages : premièrement des messages-cadres, et sur la base de ceux-ci des messages de contenu ou d’information proprement dite »4.
Paul Watzlawick ajoutera qu’« on ne peut pas ne pas communiquer », que cette problématique de l’énonciation est consubstantielle de notre condition d’animal linguistique et de l’exigence de la manifestation événementielle du message, de ce mystère qui taraude depuis longtemps les philosophes, les théologiens, les métaphysiciens et les phénoménologues : comment le verbe peut s’incarner, comment on peut donner figure, image à des idées, des abstractions, à des nombres, pris entre manifestation et représentation, direct et différé.
C’est un peu une formulation Ă nouveaux frais de cette question de l’énonciation que propose Jean-Claude Monod dans son essai Écrire : Ă l’heure du tout-message5. La question de l’énonciation qui intĂ©resse Ă©videmment la rĂ©flexion de notre petit champ disciplinaire du graphisme – comment, pour dĂ©crire, il faut dĂ©jĂ inscrire et Ă©crire, projeter ce script vers une extĂ©rioritĂ© – vient y ĂŞtre repensĂ©e sous l’Ă©gide de la notion d’adresse.
Ce qu’Antoine Perraud appelle joliment une « phénoménologie du message »6, c’est-à -dire, un peu du message en tant qu’il est supporté, qu’il est propulsé, qu’il est accompagné, acheminé, qu’il se manifeste, qu’il trouve une incarnation, vient être repensée au travers de la question des échanges épistolaires, des missives et de leurs agents : mails, facteurs, relais de poste et autres Hermès aux pieds et au casque ailés.
Chez Jean-Claude Monod, l’adresse ne relève nullement de cet imaginaire du contrôle lié à l’effort d’emprise de l’organe du pouvoir sur ses administrés, de ce vieil ad rex étymologique, géographique, cadastral, étatique : de cette soumission au roi.
L’adresse n’est pas non plus tout à fait la dédicace qui consiste « à faire l’hommage d’une œuvre à une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre »7, mais elle tient de cet effort réalisé par l’émissaire qui veut, sinon dédier ou dédicacer le texte, du moins l’accompagner positivement.
On peut alors penser aux accents néo-modernistes de la modestie scrupuleuse du paperback façon Hyphen Press. Une réhabilitation du « trait d’union » liant émissaire et destinataire générique, général, impersonnel, passant par toutes les subtiles complexités typographiques d’un travail de la mise en visibilité à la fois transparente et bienveillante des textes de commande. Une façon de ménager pour le lecteur, contre la politique peut être autoritaire des auteurs, une place privilégiée, une place publique, rationnelle, impersonnelle et toutefois accueillante. To the reader. Al lector.
Pour Monod, « s’adresser à » relève de la problématique de l’envoi. Un envoi qui intègre, contre la brutalité des rapports sociaux strictement nécessaires, l’exigence de la forme. Une forme qui peut comprendre — de manière critique – les cadres protocolaires de civilité plus ou moins ornementaux et surannés des formules de politesse d’ouverture et de fermeture du message, mais une forme qui, parce qu’elle est adresse à l’autre, est avant tout excès de l’écriture sur la visée de communication strictement véhiculaire, débordement du code, « emportement du message » : comme peuvent en attester la correspondance d’André Gide, le genre même du roman épistolaire avec les exemples fameux de Pierre Choderlos de Laclos ou de Jean-Jacques Rousseau. Il rappelle avec Hans Blumenberg que « la culture est toujours liée à des procédures de retard », qu’il est un peu long de séduire, de réfléchir, que la « différance » chère à Jacques Derrida garantit à l’écriture et aux rapports sociaux leur profondeur, leur épaisseur.
Monod s’intéresse à la figure du messager, à tout ce moment de l’histoire où le message est porté par un corps et un temps manifestes, où le messager s’oppose encore à la messagerie, où la médiation, le média, s’imposent en tant que tels, avec leur pesanteur, leur gravité, leur secret. Monod rappelle cette étymologie latine qui fait du secret le lieu de la séparation, du retrait, de l’intime, de l’affirmation du protocole complexe du message – porté par un messager avec sa signalétique d’autorité, ses sceaux et ses effets de cryptographie – que les linguistes caractérisent justement par la notion d’écart proprement langagier, de rupture sémiotique.
Et l’on se rappellera que, si les Dieux de l’écriture sont des messagers des Dieux – ou leurs interprètes ce qui crée sans doute une différence à explorer –, l’écriture elle-même, chez les Mésopotamiens, inventeurs de l’écriture, naît d’une histoire d’émissaires. Enmerkar, roi d’Uruk, envoie un messager au seigneur d’Aratta, ville mythique ou inconnue située en Iran actuel. Il énonce un dernier message oral avec une énigme, des menaces et une prédiction.
« Son discours fut très long, ses contenus variés. Comme le messager, la bouche lourde, ne pouvait pas les répéter, Enmerkar pétrit de l’argile et écrivit le message comme sur une tablette. Jusqu’alors, on n’écrivait pas de message sur l’argile. »8
- Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, Collection Repères, Éditions La DĂ©couverte & Syros, Paris, 1998, 2001, p.18 Ă 27, puis 42 Ă 56 [↩]
- Paul Watzlawick, Janet Helmick-Beavin et Don De Avila Jackson, Une logique de la communication, Seuil, Paris, 1972, p.238 Ă 252 [↩]
- Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978 [↩]
- Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, ibid., p.19 [↩]
- Jean-Claude Monod, Écrire : Ă l’heure du tout-message, Flammarion, Paris, 2013 [↩]
- Antoine Perraud, Ă€ l’heure du tout-message, Tire ta langue, France Culture, 5 mai 2013 [↩]
- GĂ©rard Genette, Seuils, Paris, 1987, p. 120 [↩]
- Sol Comen, Analysys of « Enmerkar and the Lord of Aratta », UniversitĂ© de Pensylvanie, 1973, p.136 in Clarisse Herrenschmidt, Les trois Ă©critures, Langue, nombre, code, Nrf, Gallimard, Paris, 2007, p.78 [↩]