Alors qu’il commente ce genre de portrait aux attributs de Stéphane Mallarmé qu’a peint Édouard Manet en 1876, Jean de Loisy s’intéresse avec Stéphane Guégan et Guillaume Leblon à l’incandescence de ce cigare qui prend la place de la plume dans la main droite du poète mage1.
Depuis les figures des évangélistes, la main posée sur le livre, et d’autant plus si elle le désigne d’un index ou d’un majeur nonchalant, est une figure classique de l’écrivain, de cette élite qui lit, de ces lettrés plus ou moins fidèles, plus ou moins libérés. Depuis les parnassiens, les matières poétiques peuvent se dire dans l’évanescence spirituelle des volutes du cigare dont Charles Baudelaire aimait déjà à se parer pour être prendre la pose devant l’appareil photographique.
Mais il est vrai que le cigare est en quelque sorte l’emblème, sinon de l’écrivain, de l’hermĂ©neute. De Marcel Duchamp Ă Jacques Lacan, en passant par Sigmund Freud, Jean-Luc Godard, presque jusqu’à à la cigarette fiĂ©vreuse de Roland Barthes, on retrouve cet objet Ă la fois phallique et tĂ©tĂ©. Cet objet du recommencement, de la rumination. Cet objet qui rĂ©pète sa traversĂ©e et sa transformation par l’incandescence et le souffle en volutes d’évanescence. Cet attribut de celui qui plonge au travers des cycles des mots et des signifiants vers les arrières mondes du poĂ©tique, de l’âme, de la psychĂ© : de ce qu’on peut vouloir ou devoir signifier.
Et l’on se rappellera que l’incandescence est la forme du langage. Le feu du bout du cigare, de l’arc électrique, de la foudre… n’est pas tout-à -fait un état de la matière. Il est plutôt le signe d’une transformation, d’une réaction énergétique. Gaston Bachelard a beaucoup insisté sur la psychanalyse sexuelle d’un feu frottement, d’un feu semence, d’un feu alchimique2. Et l’on retrouve la dynamique de la traduction, de la conversion propre aux langues et aux langages. De ce que l’on appelle justement le sens : l’action de transformation des états des différentes dimensions d’un signe – signifiant, signifié, référent, contenu manifeste, contenu latent, réel – toujours tendues vers les objets, toujours déplacées des choses.
On sait bien que les métaphores sacrées posent la valeur énergétique et transformatrice du verbe, de l’écriture dans le crépitement de la flamme, dans le transport du plasma, dans l’ascendance des vapeurs.
Le dieu des juifs se manifeste par le flamboiement, par les fumées3 et la nuée4. « Celui qui est qui il sera » appelle Moïse du milieu d’un buisson qui n’est pas dévoré par le feu qui le consume5. Dans le sanctuaire ordonné par le Adonaï, devant le voile qui abrite l’arche de la charte d’alliance, on doit placer un autel à fumer les parfums6. On retrouve dans les démonstrations pyrotechniques des péplums hollywoodiens de Cécile B. deMille7 une version clinquante et spectaculaire de ce bon feu productif quoique inquiétant de « l’écriture du doigt de Dieu » façon gravure sur pierre au rayon laser. Les glossolalies provoquées par l’Esprit sain à la Pentecôte qui permettent la diffusion de la parole divine dans toutes les langues sont appelées « langues de feu »8.
Les premiers systèmes d’écriture s’initient dans la pyromancie, dans la rĂ©vĂ©lation oraculaire du feu. Quand la caste des scribes sumĂ©riens peut seule lire le feu des constellations stellaires comme des Ă©critures, la calligraphie chinoise trouve son origine dans la chĂ©loniomancie ou la scapulomancie, du grec manteĂa, « divination »9. L’omoplate d’un porc, d’un bĹ“uf – en langage mĂ©dical, scapula, du grec scaphos, « bateau »), mieux, la carapace cosmogonique d’une tortue – en grec khelốnĂŞ – est passĂ©e au crible de la pression d’une pointe mĂ©tallique chauffĂ©e Ă blanc, et le signe de l’écriture jiÇŽgÇ”wĂ©n, littĂ©ralement « Ă©criture ossĂ©caille », apparaĂ®t dans les craquelures de la matière osseuse. Le mot divination, qui se dit en chinois archaĂŻque puk, reproduirait le son et la forme de l’apparition du signe par le feu.
Le crépitement est aussi le signe d’Apollon. Dans son travail sur Le bel assassin de Delphes, Marcel Détienne nous explique qu’Apollon, le dieu oraculaire de Delphes, cœur de la religion grecque, est aussi le dieu boucher, le dieu du crépitement10. Qu’Apollon délivre son oracle au travers du sacrifice et du crépitement de la chair sur le feu, au travers de la fumée qui monte vers le ciel.
Toute l’âme résumée
Stéphane Mallarmé, 1895Toute l’âme résumée
Quand lente nous l’expirons
Dans plusieurs ronds de fumée
Abolis en autres rondsAtteste quelque cigare
Brûlant savamment pour peu
Que la cendre se sépare
De son clair baiser de feuAinsi le chœur des romances
A la lèvre vole-t-il
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vilLe sens trop précis rature
Ta vague littérature.
- Jean de Loisy, Le portrait de MallarmĂ© par Manet, Émission Les Regardeurs, France Culture, 9 septembre 2013, 14h, http://www.franceculture.fr/emission-les-regardeurs-le-portrait-de-mallarme-par-manet-2013-11-09 [↩]
- Gaston Bachelard, « Le complexe de Novalis » et « Le feu sexualisĂ© », La psychanalyse du feu, Gallimard, 1949 [↩]
- Exode, 20 [↩]
- Exode, 24 [↩]
- Exode, 3 [↩]
- Exode, 31 [↩]
- CĂ©cile B. deMille, The Ten Commandments, 1965 [↩]
- Actes 2: 1-4 [↩]
- AndrĂ© LĂ©vy, La LittĂ©rature chinoise ancienne et classique, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 1991, p. 9-10. [↩]
- http://www.canal-u.tv/video/les_amphis_de_france_5/apollon_le_bel_assassin_de_delphes.313 [↩]