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Mille yeux

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Clément Rodzielski, Sans titre, 2014, plateau, encre, nettoyants divers

Les familiers du travail de ClĂ©ment Rodzielski savent dĂ©jĂ  que ses Ĺ“uvres se prĂ©sentent rarement au regard de façon simple : discrètes, liminaires, elles sont souvent le rĂ©sultat d’une modification, d’une prolongation ou d’un dĂ©veloppement Ă  partir d’une image prĂ©existante, dont l’importance semble Ă  la fois anecdotique et supĂ©rieure Ă  celle de l’image nouvelle crĂ©Ă©e par l’artiste. AppuyĂ©es sur la matĂ©rialitĂ© de ces images, les Ĺ“uvres de ClĂ©ment Rodzielski rĂ©vèlent la fragilitĂ© de leur Ă©mergence, que celle-ci soit liĂ©e Ă  la peinture, au papier, ou au pixel. L’artiste AurĂ©lien Mole parle Ă  son sujet d’un travail « mercurien Â» : essentiellement liĂ© Ă  la rĂ©vĂ©lation d’images « que nous avions sous les yeux sans les voir Â», Ă  la manière dont l’image photographique se rĂ©vèle au milieu des vapeurs de mercure.

Clément Rodzielski, Paume fauve, 2014, plateau, encre, nettoyants divers

Ă€ la Synagogue de Delme, ClĂ©ment Rodzielski pourrait avoir traitĂ© l’ensemble du bâtiment comme une image trouvĂ©e, sur laquelle son intervention, Ă  l’instar de ses travaux prĂ©cĂ©dents Ă  partir d’affiches de cinĂ©ma, semble avoir pris place au verso. Lorsqu’il bombe le dos de vieilles affiches, il rĂ©vèle d’un geste simple les imperfections et les plis du papier, le passage du temps, leur caractère pĂ©rissable. De mĂŞme, les diffĂ©rentes interventions qu’il effectue Ă  Delme, toutes en discrĂ©tion, semblent n’être faites que de rĂ©sidus et de fragments, jouant d’une ambiguĂŻtĂ© profonde entre Ĺ“uvre et non-Ĺ“uvre, visible et invisible.

ClĂ©ment Rodzielski, exposition Mille yeux, Centre d’art contemporain la Synagogue de Delme, 2014

Dès l’abord, le lieu est effacĂ© par un grand mur blanc construit en travers du passage, dans un endroit oĂą il contrarie le regard du visiteur qui souhaite lever les yeux vers le plafond en coupole de la Synagogue. Pourtant, cet objet, vu depuis les galeries supĂ©rieures, s’avère ĂŞtre en rĂ©alitĂ© un espace d’exposition supplĂ©mentaire gagnĂ© sur l’architecture du lieu : ClĂ©ment Rodzielski y a dĂ©posĂ© une sĂ©rie de petites peintures rondes sur plateau – un genre en soi – perchĂ©es sur ce socle dĂ©mesurĂ©. Ă€ leur surface s’entrecroisent des motifs abstraits Ă  l’encre noire, dont le dessin est dĂ©rivĂ© des lignes de la main (de la mĂŞme manière que, dans l’écriture japonaise, les syllabaires dĂ©rivent de caractères chinois, dont la forme a Ă©tĂ© assouplie par un geste calligraphique plus rapide).

ClĂ©ment Rodzielski, exposition Mille yeux, Centre d’art contemporain la Synagogue de Delme, 2014

Ces motifs se dĂ©tachent sur les fonds colorĂ©s des plateaux, Ă  la fois acqueux et vifs, d’un Ă©trange fluo dĂ©fraĂ®chi. Comme les images qu’il affectionne, les couleurs de ces peintures ont aussi Ă©tĂ© trouvĂ©es par l’artiste : il s’agit du bleu d’une solution dentaire, du mauve d’un adoucissant pour linge, du jaune d’un nettoyant pour sol, tout un ensemble de produits d’entretiens trouvĂ©s sur place. Quant aux plateaux eux-mĂŞmes, ils ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s avec le garagiste de Delme, qui leur a donnĂ© ce blanc laquĂ© comme une carrosserie. Ce sont les couleurs du monde qui nous entoure : celles de la vie simple, quotidienne, du lieu que l’artiste vient investir le temps d’un projet. Ou, pour reprendre ses propres termes Ă  propos de son exposition Ă  la Zoo Galerie de Nantes, « c’est le monde qui transpire Â».

Clément Rodzielski, Sans titre, 2014, adhésifs, papiers découpés, matériaux divers

Le monde est Ă©galement restĂ© captif Ă  la surface d’une autre sĂ©rie d’images produites pour cette exposition : des petits formats d’adhĂ©sif transparent que ClĂ©ment Rodzielski a d’abord appliquĂ©s au sol avant de les coller aux murs de la Synagogue. Cheveux, poussières, grains de sable s’y agglomèrent, transposant le sol au mur, l’horizontal Ă  la verticale. LĂ  aussi, c’est avec une sensibilitĂ© de peintre qu’il assemble en un all-over les plus petits et les plus prosaĂŻques des objets qui nous entourent. Ă€ cette composition hasardeuse s’ajoutent des images de lunettes dĂ©coupĂ©es dans des pages de magazines. Si ce n’est pas la première fois qu’il recourt aux pages glacĂ©es du magazine, l’artiste les rĂ©duit ici Ă  un seul Ă©lĂ©ment : l’œil humain Ă  l’intĂ©rieur de sa petite fenĂŞtre transparente ou teintĂ©e. De l’image, l’artiste ne garde que la trace, au sens oĂą on laisse une trace de doigt sur du papier photo ; celle d’un regard capturĂ© par la photographie, mise en abĂ®me de celui du lecteur-visiteur, point de symĂ©trie entre l’individu et ses doubles de papier.

Clément Rodzielski, Sans titre, 2014, terre

Ă€ l’étage, la quasi-totalitĂ© de l’exposition a Ă©lu domicile au bord des fenĂŞtres de l’espace. LibĂ©rĂ©es pour l’occasion de tout ce qui les occultait, elles diffusent une abondante lumière naturelle auprès de laquelle les Ĺ“uvres se tiennent dans un lĂ©ger contre-jour. Ce geste de restauration – retrouver la lumière d’origine du lieu, celle des temps du culte – donne Ă  voir avant tout le lieu, sans artifice et, Ă  travers les fenĂŞtres, le paysage qui entoure la Synagogue, dans toute sa simplicitĂ©. Ce sont ces fenĂŞtres, avec leur multitude de lobes cerclĂ©s de mĂ©tal, qui font rĂ©ellement les mille yeux de cette exposition. Tout contre leurs panneaux aux Ă©lĂ©gants dessins, de nouveaux plateaux sont placĂ©s Ă  la verticale, accompagnĂ©s de petites sculptures en terre crue oĂą s’imprime la forme d’un objet rond et de mĂ©canismes de montre, qu’on retrouve pris dans la terre de l’une d’entre elles. Il s’agirait, lĂ  aussi, d’une lunette ; un objet de vision, que l’artiste nous fait suivre Ă  la trace, comme on suit des traces de pas. Cette confusion entre ce qui voit et ce qui est vu, l’œil et ce qui l’entoure fait partie des aspects les plus mystĂ©rieux du travail de ClĂ©ment Rodzielski, et rappelle cette croyance ancienne (rapportĂ©e par Huysmans dans Ă€ Rebours) selon laquelle les yeux des animaux conservent après leur mort, Ă  l’intĂ©rieur de leur rĂ©tine, l’image du monde tel qu’il se prĂ©sentait Ă  leur dernier regard.

ClĂ©ment Rodzielski, Paume haute, 2014, plateau, encre, exposĂ© au restaurant « A la 12ème Borne », Delme

Clément Rodzielski, Exposition Mille yeux
Centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2014

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