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Système de tissage mécanique Jacquard : laçage des cartons avant perforation.

On a pu parfois se demander ce qui pouvait unifier dans l’activité de ce qu’on nomme typographie, le dessin des caractères d’une part, et d’autre part le travail de la mise en pages, en textes, en reliures, en blancs, en images, en couvertures… du livre.

Peut être que l’on peut identifier ce lieu commun dans la figure qui fonde l’étymologie latine du texte. Le texte est un textile, une structure orthogonale régulière capable d’articuler les contradictions pleines de l’horizontale et de la verticale dans la forme totale de l’armure toile, de la croix, de l’intersection, du nœud. Le texte fonde son intelligence dans la construction orthogonale qui n’est pas seulement le dispositif de repérage et de distance rationnelle du logos, mais qui est aussi le tressage fécond des différences du (mé)tissage.

Armures toile
toile, sergé, satin

On pourrait penser d’abord à la métaphore textile qu’utilise Platon dans Le politique1. La figure du tisserand qui entrelace la verticalité du fil de chaine à l’horizontalité du fil de trame, veut y représenter le mouvement structurel contradictoire de l’exercice de la liaison politique, du travail de régulation des conflictualités assuré par la place publique. La toile de l’agora accueille, fil de trame, l’effort de qualification, d’argumentation, qui va distinguer, accuser, les voix discordantes de la cité2. Mais, fil de chaine, la place publique constitue également l’espace dramatisé, scénarisé, de la possibilité de l’articulation des différences. L’agora est à la fois le lieu de démonstration de la confrontation, de la crise, et de son dépassement par la critique, par l’évaluation : le crible des objections, des rectifications, de la négociation de la communauté permet finalement le jugement, la décision légiférante3. Et chez les anciens grecs, cette loi de la concorde, cette communauté de ressenti, ce consensus, prend la forme du texte inscrit sur les monuments de l’espace public. Graphè dont le sens premier est « écriture » – on ajoutera « gravure » –, signifie aussi en droit « action en justice »4 voire « action publique »5.

L’écriture ne garantit pourtant pas à elle seule les conditions de la texture démocratique. Marcel Detienne rappelle la tradition aristocratique orientale de l’invention de l’écriture qui confisque le pouvoir de l’écriture « manipulée pas ses techniciens-lettrés ; comme une arme mise au service d’une souveraineté gardant jalousement pour elle-seule l’efficacité des signes graphiques déjà bien protégés par leur illisibilité intrinsèque »6. Mais le récit de l’Occident a fait de l’invention grecque d’une écriture publique capable de garantir les conditions d’une circulation sociétale des droits, des pouvoirs et des devoirs, sa scène primitive.

« À partir de 650 [avant J. C.], avec les législateurs qui choisissent de mettre par écrit les lois de la cité, l’écriture change de statut : elle devient un opérateur de publicité, elle est constituante du champ du politique. » Marcel Detienne7

Alors que vers 1750 avant notre ère, la stèle d’Hammurabi confortait le « roi de droit » babylonien, dans cette Grèce plurielle du VIIe siècle avant J. C., les pierres levées gravées, les tables d’écriture de marbre ou de bronze, garantissent, en diffusant au plus grand nombre – limité aux membres admis de la cité – les lois discutées et définies par des représentants élus de la communauté, les conditions de l’égalité face à la loi écrite. Le scribe autrefois cloîtré dans la caste du palais royal, se fait écrivain public, « légi-graphe »8 de l’agora. Chaque citoyen alphabétisé peut devenir, à tour de rôle, le secrétaire des lois de tous et de chacun.

La progressive
chant syndicaliste
du banquet typographique
du 15 septembre 1850

Comme le revendique explicitement la textura des manuscrits religieux de la fin du moyen âge9, l’entrelacement du fil de chaîne et du fil de trame définit aussi la structure fondamentale du dessin de notre alphabet également hérité des grecs – et pour beaucoup semble-t-il, de la plupart des autres systèmes symboliques « économiques » de l’écriture qui lui sont plus ou moins liés, des anciens cunéiformes aux abjads orientaux en passant par les écritures chinoises ou les « alphabets » morse. Les lettres semblent d’abord accorder leur forme selon une linéarité horizontale, ligne de pied, alignement des capitales, des yeux, des ascendantes, des descendantes, hauteur d’x… Un alignement qui rappelle la linéarité de l’écoulement du flux du discours oral où jamais, comme le rappellent les linguistes, deux signes ne peuvent apparaitre au même point.

Mais le glyphe, le mot et la ligne de texte ne se construisent que par la rupture de ce défilement, par le surgissement musical de la distribution des verticalités essentielles de l’anatomie de la lettre : hampes, hâstes, fûts.
Comme dans cette mousikê qui, chez les anciens grecs, permettait d’abord une mesure du temps, les respirations verticales des espaces-mots viennent également scander l’horizontalité de la bande scripturale10.
Les unités horizontales des « mots graphiques » se révèlent par le croisement rythmique des silences verticaux découpant la ligne de temps du discours écrit.
La distribution de la syntaxe vient produire le sens pas la disposition des mots dans l’ordre séquence de la phrase.
Le professeur de français nous apprend que la chaîne horizontale des dénotations directement notées de la chose, du mot, sont sublimées par la chaîne verticale des connotations, des envolées ou des plongées vers les associations subjectives avec le mot ou l’objet.

La structure de l’articulation des lettres en mots, en lignes et en textes reprend elle-aussi la structure de régulation orthogonale voire orthonormée de l’armure-toile. Clarisse Herrenschmidt voit dans le style stoïchédon d’une épitaphe athénienne à la mémoire d’illustres citoyens morts au champ d’honneur, une métaphore du système démocratique lui-même. La composition systématique des lettres dans la régularité d’une trame orthogonale doit, selon elle, « rendre visible dans l’écrit le statut d’égalité politique des citoyens, égaux dans la cité […], égaux pour l’éternité en une commune inscription tombale »11. La relative métrique horizontale des lignes vient s’installer dans le rectangle économique du bloc d’empagement selon des principes d’alignement qui renforcent la verticalité fondamentale de sa construction architecturée : fer à gauche, drapeau à droite, centré, tabulations, retraits, ressauts, etc.

Épigraphie grecque
de style stoichedon,
Delphes,
vers 285-280 av. J.-C.

On retrouve à nouveau l’image de l’étoffe, du tamis et du carroyage mosaïque, dans la trame régulière qu’impose le copiste médiéval, le compositeur renaissant, le graphiste typographe à l’espace de la page et du livre. Réglure médiévale du manuscrit, tracé régulateur du canon architectural gothique de Villard de Honnecourt, Raster system et grille modulaire de la neue Typographie.
Ce découpage régulier des espaces de la page a des raisons pratiques, logistiques. Il assure la régularité du document, la répartition des tâches entre les différents acteurs de l’inscription, à l’époque médiévale, des différents copistes et de leurs styles réciproques, des enlumineurs… Mais il faut bien entendre dans ce terme logistique ce qu’il dit du logos grec, de la façon dont « l’invention de la géométrie »12 de Thalès ou Hippodamos de Millet à Euclide, impose à l’espace de la page, du plan, un repère orthonormé, abscisses et ordonnées, qui est la condition de toutes les géographies, de tous les lieux communs, de toutes les communautés. Christian Jacob a insisté sur la révolution apportée par Erastothène à l’époque alexandrine quand il introduisit dans la cartographie les concepts régulateurs de la grille de l’espace géométrique euclidien. Des lignes qui régulent l’espace, le découpent en autant de positions relatives, de points remarquables, de rapports harmoniques, de coordonnées, de formes rationnelles de la contrainte, du contrôle et du raisonnement13. On connaît avec tous les professeurs de physique cette exigence du repère qui permet de savoir, lorsqu’on est installé dans un wagon à côté d’un autre train, de savoir si c’est nous ou le train mitoyen qui se met en mouvement. Pascal a déjà décrit ce passager du bateau qui pense que c’est le port qui s’éloigne de lui14.
Comme le texte textile, le repère de la grille normée de la loi délibérée est capable de définir, de critiquer, de qualifier, de réunir les différences et les variations, en quelque sorte de garantir un langage commun de la publicité : lettre, texte, livre, place publique.

« La géométrie est pure graphie » Marcel Detienne15

Et l’on pourra penser au passage que la typographie et le métier à tisser sont parmi les premières technologies de la systématisation programmée et machinisée, distante, de la production appelée industrie et préparant, par exemple avec le système Jacquard ou les Lumitypes, à plusieurs titres, la révolution computationnelle du numérique. Et l’on ne pourra empêcher notre manie de généralisation sans doute coupable, de voir quelque rapport entre cette définition textile et calculante du texte et la manifestation bien tangible de ce code génétique (ou de cette métaphore) dans le récent réseau des réseaux bien nommé internet. Une toile devenue nouvelle place publique explicitement numérique des échanges libres et intéressés – même si sa structure échappe pour l’instant, au moins en partie, à la régularité orthonormée en constituant plutôt un feutre, un mat, un écheveau.

Segment d’un disque pour photocomposeuse Lumitype.
Musée de l’imprimerie, Lyon.

Mais comme toute technologie, la grille grecque, puis moderne, du logos est, selon le mot repris de Platon et étendu par Jacques Derrida16 et Bernard Stiegler17, un pharmakon : un outil qui soigne mais qui peut devenir poison, comme le rappelle le caducée enroulé du serpent d’Asclélios, emblème des pharmaciens et attribut d’Hermès.
L’armure toile a quelque chose de guerrier, de violent, de défensif ou d’offensif. La grille raisonnante, raisonnable, l’instrument de l’évaluation commune peut devenir coercition, instrument d’influence et de contrôle. La norme nécessaire des échanges langagiers peut devenir normative. Du reste l’armure-toile propose des variantes, les armures sergé, les satins, dans lesquels des lâchés du fil de trame amènent en quelque sorte une entropie, ouvrent à la troisième dimension la rigidité trop stricte et enfermée sur elle-même de la structure réticulaire essentiellement bidimensionnelle.

Anne Zali propose en s’intéressant plutôt à la page qu’au texte, une nouvelle métaphore susceptible de traduire la nature instable, productive, d’une écriture qui n’est pas que lisible, primauté conforme à la loi18, mais qui est aussi une inscription supportée qui doit être rencontrée par un lecteur pour entrer en fonctionnement19 . La page est le support, le moyen d’une diffusion qui mène au diffus, à la dispersion. Le texte n’est pas seulement une abstraction de code civil. Il est inscrit sur quelque chose. Il est écrit par quelqu’un. Il doit être lu pour exister, et cette sécondéité nécessaire ouverte à la co-écriture du lecteur doit assumer sa nature instable, sa condition d’altérité.

Anne Zali rappelle que le support de mise en relation, de publication de la page n’est pas seulement un espace, mais que c’est aussi un lieu. Peut-être un lieu vertical qui garde le souvenir de la paroi néolithique. Plus sûrement la page est étymologiquement d’abord un pagus : un sol, une horizontalité, un pays, un sol, un terroir. Un lieu marqué de ces traces de pas d’oiseaux que seule peut déchiffrer la double paire d’yeux de Cang Jie, l’inventeur mythique de l’écriture chinoise. Un paysage, un territoire de l’appartenance, de la communauté mais aussi un stratifié, un terreau profond d’où peuvent sourdre des fluides précieux, qui cache des secrets, des filons, des trésors plus ou moins profondément enfouis. Une bande élevée frontalement ou couchée au sol, une épaisseur matérielle féconde, siège des transformations, qui en appelle à recevoir des traces, à être travaillée, cultivée, pour que se découvrent des trouvailles, pour que procèdent des disséminations. Un champ textuel qui doit se confronter à l’interprétation, à la lecture, c’est-à-dire à des altérités, des aliénations, des altérations, des individuations : des anormalités, des énormités susceptibles de contrarier la loi normée et normative du texte.

Livre d’heures de Marguerite d’Orléans (Heures à l’usage de Rome)
France, XVe siècle
BnF, département des Manuscrits (division occidentale), Latin 1156B f. 135

« Interpréter un texte, ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre), c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait. » Roland Barthes20

Christian Fauré, alors qu’il veut parler de la dynamique fondamentale de la figure d’Hermès le dieu des ouvertures, des inventions – c’est-à-dire des découvertes – souligne cette phrase de Gilles Deleuze : « Remplir un espace, se partager en lui est très différent de partager un espace »21 .

La Torah comme exemple
canonique du volumen antique.

On pense à ce volume, ce volumen antique fait de papyrus enroulé sur lui-même ou autour d’une âme de bois. Une longue bande, un long lieu, un champ proposé au travail de paysans plus ou moins païens, frustres, illettrés, et dans lequel peuvent pousser des treilles fruitées, avec leur structure étagée, comme un texte, en latin pagina. Des formes fruits ordonnées, des formes fructueuses construites, des fruits du travail de l’artisan lettré qui viennent à nouveau contrarier par leurs verticalités le déroulé horizontal plus ou moins aisé du support. Des rectangles de textes prêts à fructifier, à germiner, qui définissent à eux-seuls l’espace de la page par le fractionnement de la belle linéarité de la bande mono-face du volume. Un croisement signifiant, un fractionnement, toujours massivement orthogonal – et l’on se rappellera que l’invention de la géométrie est avant tout un fait agraire, visant au contrôle économique de la production –, qui sera accusé autour du IIe siècle avant notre ère par la structure compliquée, c’est-à-dire faite de plis, du codex.
La page trouvera alors une nouvelle matérialité, un recto, un verso, une épaisseur de palimpseste, mais aussi une nature ambivalente faite de pagus et de pagina. C’est-à-dire que la page ne sera plus faite seulement de l’épaisseur du texte pagina mais qu’elle s’enrichira de ce fond, de ce support pagus désormais appelé marge. Un fond, un non-dédié, un terreau des virtualités. Blanc de tête, blanc de pied, petit fond tourné vers l’âme de la reliure ou grand fond ouvert vers l’extérieur du livre et la préhension du lecteur. Un nouveau lieu de la manipulation, de la glose et du commentaire, un lieu du lecteur. Un seuil, un vestibule, qui pourrait, en opposition à la lumineuse construction harmonique logique du texte, se parer des enluminures chantournées de la mentalité magique, des créatures hybrides et grotesques des bas-fonds. Une arrière-boutique qui saurait offrir au logos le contrepoint nécessaire du jeu, de la volupté, de l’ouverture. Un bas-côté, un fossé, qui cultiverait les extériorités et les intériorités de la grille raisonnable du texte : subjectivités, résurgences et refoulés.

1. Platon, Le politique, trad. A. Petit, Classiques Hachette, 1996, p. 138 [↩]
2. l’argumentation est étymologiquement d’abord une accusation. Alain Rey (dir.), « Arguer » Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, éditions Le Robert, Paris, 1992, p. 199 [↩]
3. le mot crise fait partie d’une famille de mots provenant de l’idée du filtre, le verbe grec krinein signifie « juger » Alain Rey (dir.), « Critique » Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 953 [↩]
4. Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, Langue, nombre, code, éditions Gallimard, Paris, 2007, p.169 [↩]
5. Marcel Detienne (dir.), Les Savoirs de l’écriture : en Grèce ancienne, Presses Universitaires de Lille, Lille, 1988, p. 20 [↩]
6. « […] l’écriture, outil de pouvoir, manipulée pas ses techniciens-lettrés ; comme une arme mise au service d’une souveraineté gardant jalousement pour elle-seule l’efficacité des signes graphiques déjà bien protégés par leur illisibilité intrinsèque. L’écriture et ses gens : les scribes aussitôt cloitrés dans le palais royal. […] De façon exemplaire, le hittite cuneïforme est un type d’écriture qui renforce le caractère monarchique de l’état, l’exercice solitaire et secret du pouvoir. » Marcel Detienne (dir.), Les Savoirs de l’écriture : en Grèce ancienne, op. cit., p. 13 [↩]
7. Marcel Detienne (dir.), Les Savoirs de l’écriture : en Grèce ancienne, op. cit., p. 14 [↩]
8. Selon le mot de Detienne qualifiant Solon, Les Savoirs de l’écriture : en Grèce ancienne, op. cit., p. 15 [↩]
9. Le nom de l’écriture gothique textura signifie en latin « tissu », cf. Alain Rey (dir.), « Texture » Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 3811. On appelle même cette lettre qui sera la première imitée par la typographie de Johannes Gutenberg textus quadratus, accusant sa structure carrée, la trame orthogonale entrelacée de son dessin. [↩]
10. Du moins à partir de l’apparition progressive, durant le moyen âge, du « mot graphique » [↩]
11. Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, Langue, nombre, code, op. cit., p.35 [↩]
12. Edmund Husserl, trad. et intr. Jacques Derrida, L’Origine de la géométrie, PUF, 1962 [↩]
13. Christian Jacob, L’Empire des cartes : Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Éditions Albin Michel, 1992 [↩]
14. Blaise Pascal, pensées, Pensées diverses III – Fragment n° 50 / 85, http://www.penseesdepascal.fr/ [↩]
15. Marcel Detienne (dir.), Les Savoirs de l’écriture : en Grèce ancienne, op. cit., p. 23 [↩]
16. « La pharmacie de Platon », 1972, in de Platon, Phèdre, Flammarion, Paris, 1989 [↩]
17. http://pharmakon.fr/wordpress/ [↩]
18. On a déjà souligné le lien étymologique du lire du latin « legere » et du légal, https://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/flux/genre-style/ [↩]
19. Anne Zali, « Surfaces et profondeurs : les savoirs de la page » in Communications & langages n°178, Spécial Gérard Blanchard, Décembre 2013, p. 29 [↩]
20. Roland Barthes, S/Z, Éditions du Seuil, Paris, 1970, p. 11 [↩]
21. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 2000, p. 34. Christian Fauré, Traces et mythes, le mythe d’Hermès dans les hymnes homériques, http://pharmakon.fr/wordpress/academie-dete-de-lecole-de-philosophie-depineuil-le-fleuriel/academie-dete-2012/, 33:00 https://www.youtube.com/watch?v=sIwX1DEipsc#t=1999 [↩]