Proust n’était pas le maladroit sublime que tend à nous représenter une certaine légende. Ses aquarelles révèlent au contraire une habileté si vertigineuse que seule peut-être l’égale la virtuosité des Japonais: sur la feuille blanche toute l’ossature d’un paysage s’indique par quelques touches colorées d’une exactitude telle qu’elle fait parler les vides intermédiaires, arrache au silence de chacun une signification.
Quand Proust peint à l’huile, sa main tressaille de la même adresse, mais il la contient: il se méfie; il redoute de se substituer à sa sincérité; il impose à son pinceau une lenteur fidèle. L’application le possède comme une passion: il se penche dévotement, il se tait pour mieux voir; il emprisonne la forme qu’il copie dans le cercle de son attention; et, comme elle bouge, il respire mal tant qu’il ne l’a pas captée. À chaque instant le trait veut bondir, s’abandonner à son élan. Mais Proust le ramène avec entêtement, l’oblige à se maintenir acharné. Ainsi, si l’on croit voir en cette peinture des hésitations, elles ne signalent pas l’impuissance d’une main trop pesante et trop mal exercée pour suivre avec précision le contour des objets, mais uniquement le scrupule d’une patience occupée sans cesse à modérer les écarts d’une dextérité trop frémissante.
Jamais rien pour le spectateur. Proust n’invite pas le regard; il ne fait pas signe; il ne s’adresse pas; il peint en solitude et ne se soucie pas qu’on s’intéresse aux images qu’il fabrique dans la peine et dans l’adoration. Il n’a affaire qu’aux choses et n’a d’autre inquiétude que de les dire comme il faut. D’elles son amour est si violent qu’il tremble de respect; il est frappé de vénération devant elles et c’est tenu par une modestie brûlante qu’il travaille à les représenter. — De là cette sévérité si émouvante: sévérité que répand sur tout ce qu’il touche l’amour. Ces toiles ont une ampleur serrée. On sent qu’elles ont été peintes dans une bondissante immobilité et d’une âme que l’excès de son transport rendait timide.
Dans un paysage de Proust on remarque d’abord la verticalité; le tableau pèse vers le bas; chaque chose est descendue à sa place; elle y a été déposée avec soin; elle occupe son alvéole; elle embrasse de toute sa force sa situation. Proust avait l’amour de la localité, il comprenait avec quelle ferveur les objets adhèrent à l’endroit qui leur est donné; et il éprouvait, à transcrire sur la toile la place respective de chacun, une volupté dont on lit encore la trace dans cet appuiement imperceptiblement prématuré de la touche qui, avant de saisir le point de son assiette définitive, se donne la joie de tâtonner un peu. Établissement souverain et application de la chose à son lieu, comme sur la table pèsent les bras du paysan qui joue au cartes. — On comprend que la composition ne soit jamais arbitraire. En effet elle n’est pas inventée, mais elle est obtenue par la fidèle distribution des parties: les touches ont été placées respectueusement l’une à côté de l’autre: et voici qu’à la dernière tressaille le visage du tableau, suscité à force de minutieuse déférence pour chaque détail; la vie se retrouve, l’organisation est présente sans avoir été cherchée, les traits se rejoignent et animent de leurs affinités l’exactitude isolée des éléments.
Non moins que leur situation, de ces toiles m’émeut la durée. La même pesanteur maintient les choses dans le temps qui les maintenait dans l’espace: elles subsistent, elles sont attachées à leur propre permanence. La couleur en effet n’est pas celle que la lumière parsème, répand comme une eau sur les choses; elle est immobile, elle vient du fond de l’objet, de son essence; elle n’est pas son enveloppe, mais l’expression de sa constitution intime; c’est pourquoi elle a la dense sécheresse de la flamme et garde dans l’apparence cette intériorité de ce qui se nourrit de soi-même: le terne flamboiement des tons, il semble que Proust l’ait obtenu en enlevant aux surfaces cette fluidité brillante où jouent les variations et les glissements de l’atmosphère; il a gratté pour découvrir sous les instants la durée. Sans doute il sait saisir les accidents les plus subtils, la limpidité sèche de l’air sur les rochers, la circulation inquiète des nuages. Mais toujours il les subordonne à l’essentiel; il y a quelque chose sur quoi passe le passager et que traverse l’éphémère. Aussi surprend-on tous ses paysages en train de durer. Ils sont tout penchés au long de leur journée; ils n’attendent rien; ils se sont si bien pénétrés de l’uniforme mouvement du temps qu’ils se laissent porter par lui; ils sont confiés à la dérive des heures; et dans la nuit ils maintiendront leur obscure présence.
Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir.
Paul Cézanne
Les figures comme les paysages donnent cette impression de persister. Dans les admirables nus de femmes, la lourdeur de l’après-midi suspend les gestes en grappes aux branchages. Dans les portraits ce n’est pas quelque surprise d’attitude qu’inscrit Proust, mais l’ardente grandeur du repos. La couleur des vêtements brûle à force d’être splendide; mais toujours au moment d’éblouir, de scintiller en ruisselant, elle s’arrête et débouche dans la matité. Le ton a été établi par superpositions successives, avec lenteur et calcul, il ne lui reste plus à revêtir que son brillant; mais s’il consentait à cette suprême richesse, peut-être l’étoffe s’animerait-elle d’un mouvement, peut-être les plis tendraient-ils à se draper et tout le personnage se camperait-il en une pose. Il ne faut pas.— Dans tous les portraits de Madame Proust je lis l’ineffable confiance de la lassitude.
Il n’est peut-être pas de plus grand peintre que Proust. J’ai la faiblesse de regretter parfois qu’il n’ait été que peintre, que dans son œuvre l’homme n’intervienne que comme serviteur des choses, qu’il ne fasse sentir sa présence que par sa dévotion et son souci de s’effacer. Mais ne faut-il pas que son abdication vienne réparer l’impertinence de tous ceux qui s’établissent en intrus et s’exposent au milieu de leurs tableaux?
— 1910