Xavier Antin, 5 conversations, 2012
Peut-être que tout objet contrarie les dynamiques de la vision. D’un côté il attire, il concentre, il convoque, il focalise le regard. En miroir il projette, il diffuse : il relaie, il réfléchit un certain projet de vision.
Mais si tout objet peut constituer cet espace de vision en miroir, certains objets qui habitent ou accompagnent l’espace consacré de l’exposition accusent ce discours. Ils peuvent même faire de cette idéologie de la réflexion de la vision une forme de statut de fonctionnement.
Les objets considérés dans leur belle autonomie proposent une expérience de perception prise pour elle-même qu’on peut appeler esthétique, « relative à la sensation ». Les objets qui se déportent vers une extériorité sont plutôt des vecteurs de service de cet objet premier dont ils assurent la médiation, le relais, l’adresse. Et souvent ces deux statuts de l’expérience désintéressée et du projet de service s’interpellent, s’interpolent, « s’interlopent ». Et parfois l’exercice de médiation peut devenir l’objet auto-réflexif de l’exposition.
Socle, in The mind and the mood, Galerie KOAL, Berlin, 2012
avec Emilie Ding et Hannah Weinberger
commissariat Samuel Gross
Ainsi en va-t-il peut-être de Socles et 5 conversations, deux projets proposés respectivement par Clémence Seilles et Xavier Antin. Deux séries d’objets qui ont été montrés, il n’y a pas si longtemps, par ces deux praticiens formés à peu près en même temps au Royal College de Londres dans des sections de design – design d’objet, design graphique – et qui en veulent depuis explicitement à des expressions moins évidemment appliquées,
Socle se situe d’abord du côté de la proposition sensible. le projet reprend la thématique moderniste qui anima Constantin Brâncuși et Carl Andre en s’intéressant au support traditionnel de la valorisation sculpturale comme à un objet autonome. Mais chez Clémence Seilles cet index de vision sensé indiquer la portion d’espace et l’objet tridimensionnel à considérer en regard de qualités pressenties devient une simple assise, un banc, un sofa, soit à la fois l’icône du design d’objet et de la scénographie d’exposition. L’espace dramatisé de la monstration devient tout à la fois mobilier et point de vue. Le regard, la valeur et le statut idéologique se déportent vers un extérieur, du reste potentiellement absent. Car si le socle ne promeut rien, le panorama ne nourrit pas non plus forcément la pulsion scopique de la focalisation1.
Socle, in The mind and the mood, Galerie KOAL, Berlin, 2012
avec Emilie Ding et Hannah Weinberger
commissariat Samuel Gross
5 conversations réalise à priori une claire expérience de médiation, presque du design graphique traduit en objets. Il condense et relaie en effet cinq échanges réalisés autour de cinq savoir-faire industriels emblématiques d’une certaine histoire du design d’objet dans cinq cubes de démonstration. Cinq, un chiffre impair dans lequel on pourrait lire la structure d’une symétrie et l’ajout d’un principe. D’une part, deux cubes d’une certaine scène primitive du XIXe siècle du design mobilier, entre geste artisanal et série industrielle. L’icône Thonet, ses chaises et son bois cintré, puis une version possible à la française : Chevillotte et ses billards internationaux de prestige, américains ou français. D’autre part, les pratiques plus contemporaines d’un design idiosyncrasique de niche, de style de vie, à l’ère des industries libidinales de la culture et des loisirs. Du custom surf californien plus ou moins contestataire. Du tuning d’automobile et d’enceinte plus ou moins populaire. Enfin la rhétorique explicite du fabricant de vitrine qui annonce ou reprend la thématique générale du projet.
Mais là encore, le support de diffusion devient très vite un objet de perception autonome. La dynamique du regard revient sur elle-même. Les matières miroitent, les technologies industrielles, les savoir-faire s’affirment dans une pièce de démonstration artisanale. Et on a presque à faire au chef d’œuvre composite d’un compagnon d’obédience minimale.
Lazar (El) Lissitsky, Lenin Tribune, 1920-24
Deux enchâssements d’espaces centripètes et centrifuges. Deux tensions statutaires des hiérarchies de genre de l’expression artistique, entre rêves des avant-gardes du début du XXe de dépassement des limites, d’élargissement du domaine disciplinaire, et décalage pop et conceptuel d’une plasticité qui peut aussi se loger dans le jeu des discours, des statuts et des valeurs.
- cf Interview de Rebecca Lamarche-Vadel, Magazine du Palais, Janvier 2013, http://www.clemenceseilles.org/index.php?/writings/interviews/ [↩]