Comment dĂ©crire les variantes d’un mouvement, les singularitĂ©s d’un glissement, les subtilitĂ©s d’un frottement ? Comment rendre la durĂ©e d’un mouvement, sa dynamique, sa trajectoire au sol et dans l’espace ? Comment s’insĂ©rer dans un mouvement ? Celui-ci se confond-il avec l’espace parcouru ? Est-il divisible ? Peut-il produire un document ? Peut-il ĂŞtre reconstituĂ© ? Est-il possible d’écrire le mouvement ?
Une première réponse à ces questions se trouve dans la cinétographie qui cherche à décrire le mouvement dans son déroulement, sa progression et ses modifications. Rudolf Laban1 invente dans les années 1920 un système de notation du mouvement appelée cinétographie ou labanotation. Ce système d’écriture permet de lire, d’écrire, d’analyser et de penser le mouvement. Rudolf Laban parle d’une littérature du mouvement à utiliser comme un dictionnaire, un alphabet ou une langue. Le mot littérature est important. Il s’agit en effet d’une notation écrite et non d’une transmission orale. La notation représente, positionne et qualifie un élément à l’aide d’un symbole qui permet de codifier et de classifier. Grâce à ces signes et à leurs variations, tous les mouvements peuvent être écrits en fonction de règles fondamentales. À l’instar d’une langue, la cinétographie est constituée d’une syntaxe et d’une grammaire spécifiques.
Ce système de notation pour l’écriture du mouvement ne se limite pas seulement à la danse, mais est également mis en place dans les années 1940 dans des usines anglaises. D’après Rudolf Laban le mouvement serait le dénominateur commun de toute action humaine et le rythme un facteur social uniformisant2. Le déplacement du lexique de la danse au geste ordinaire constitue lui-même un mouvement, un rapport transversal, un glissement méthodologique.
En écho à cette démarche, je me suis posé la question de la possibilité d’une écriture du mouvement des gestes quotidiens en regard de ma relation au livre. Est-il possible d’envisager le livre par le prisme du mouvement ? Lire est-il un geste ordinaire ?3 Est-il possible de représenter, de positionner ou de qualifier l’expérience de la lecture ? Est-il possible d’écrire la lecture ? Par l’intermédiaire de cette écriture du mouvement, le geste est-il le producteur potentiel d’un document ? Décrire des gestes en utilisant un système de notation transforme-t-il ces derniers en archives ? Ou, pour le dire autrement, la notation transforme-t-elle les gestes en archive ?
Chaque bibliothèque induit des comportements, des mouvements, des gestuelles, des postures bien particulières, du fait de sa configuration spatiale et de son accessibilité. Pensons à une typologie des gestes conditionnés par la nature de ces lieux de stockage de l’information.
L’archive et la bibliothèque sont des systèmes souvent immobiles et muets : lieux de dépôt, de conservation de traces, fonds de sédimentations diverses. Peut-on penser à l’ensemble des gestes associés à la manipulation des documents, à leur cheminement au sein de cet ensemble (entrée, sortie, consultation, conservation), à l’accès du lecteur aux documents ? Toute une ribambelle de mouvements et de postures corporelles peuvent être comparés à un rituel de passage. L’écriture du mouvement permet de révéler la dimension périphérique des gestes indissociables de ces objets. Avec la notation du mouvement, il devient possible de montrer la dynamique physique et spatio-temporelle associée à la bibliothèque c’est-à -dire d’indexer et d’archiver ces mouvements, ces gestes, ces postures et de penser le corps dans l’archive et la bibliothèque.
Par la suite, comment une tierce personne peut-elle déchiffrer et interpréter cette écriture ? Dans quelle mesure la traduction de ces gestes en partition sera-t-elle pérenne ? Quel degré d’ouverture comporte cette notation ? Et plus largement, est-il possible d’archiver le mouvement ?
En vue d’effectuer ces recherches j’ai contacté une danseuse et notatrice. Nous avons posé les principes de base pour une notation et une écriture de mes gestes à venir. Nous avons décidé, pour commencer, d’isoler un nombre restreint des gestes simples que je pratique au sein de ma bibliothèque.
Dans un premier temps la notatrice analyse mes mouvements, ma relation au livre, Ă la table, Ă la chaise et les gestes de mes mains. Dans un second temps, elle note.
Le livre, dans la notation est traité comme un corps4. En ce sens le mouvement du livre fait bouger le corps et celui-ci s’adapte au livre.
Le livre a son propre mouvement. Nous utilisons les six degrés d’amplitude du mouvement utilisés en cinétographie, c’est-à -dire, ici, les degrés d’ouverture d’un livre – de complètement ouvert à complètement fermé.
La relation du livre à l’espace, ses positions et ses directions doit aussi être traduite.
Nous avons ensuite nommé les types de relations du corps avec le livre. Les deux extrémités des arcs relient soit deux parties du corps entre elles, soit une partie du corps avec le livre. Ils ponctuent le déroulement des mouvements; son action est donc par essence momentanée.
À chacune de ses relations correspond un signe particulier : le contact réel par le toucher, le contact portant qui implique une relation au poids du livre, le contact à distance c’est-à -dire d’adresse, le contact du glissement, de la caresse et l’action de tenir le livre.
Ensuite les parties du corps entrent en relation avec le livre, par ordre d’apparition le visage, les yeux. Le dernier symbole indique les doigts pour la main.
Dans une partition cinétographique, un glossaire liste les éléments notés. Par exemple : l’action de lire est répertoriée par un dessin – yeux en relation à distance avec le livre.
La portée cinétogramme se lit de bas en haut.
PrĂ©cisons un point. La contrainte de la notation induit que le lecteur, l’interprète, puisse comprendre facilement en associant immĂ©diatement Ă l’Ă©lĂ©ment notĂ© une signification prĂ©cise et non Ă©quivoque. Une partition est finie Ă partir du moment oĂą un autre notateur peut la relire. De la mĂŞme façon un notateur ne peut ĂŞtre l’interprète que si la notation a Ă©tĂ© relue.
Observons un glissement sur trois temps : le producteur, le notateur et l’interprète. Ce principe de dédoublement du mouvement au document et du document au mouvement joue de la répétition et de la reconstitution.
La notation invente son propre format d’inscription, de lecture et d’organisation. Performer un document suppose une organisation de l’espace, qui sera, là encore, une autre façon de structurer le document. La notation écrite se déploie dans l’espace de l’interprétation. Elle occupe une position centrale en transformant des mouvements en documents et en induisant des mouvements dans l’espace. L’espace produit par la partition performée devient la structure de l’archive.
Un système de notation est un système de description. De ce point de vue, nous nous situons plutôt du côté de la présentation que de la représentation. La notation a pour objectif de fixer la nature éphémère du mouvement. Elle est un dispositif de sauvegarde qui anticipe la perte et autorise la reprise de la performance5. Le document ne tente plus seulement de préserver un événement passé, il se mue en un acte autonome qui, sans nier son objet, fait de l’écriture du mouvement un événement en tant que tel, une action.
La répétition de ces gestes est une tentative de ressaisir l’objet disparu. La répétition n’est pas la reproduction. À cet égard, elle peut être comparée à l’opération de traduction qui produit d’autres formes de liaison et de mise en relation.
Le but finalement n’est pas la partition elle même (son exécution scrupuleuse), mais ce qu’elle produit et rend possible. Elle n’est pas un système à cultiver en tant que tel, mais une génératrice pour des interactions plus complexes à venir et à observer. Le document en mouvement est un temps en devenir qui offre de multiples interactions possibles. La différence dans la répétition signe-t-elle l’impossible retour à ce qui a disparu ?
Le producteur, le notateur, l’interprète : AngĂ©lique Buisson
Ce texte fait suite aux journées d’étude à l’Ecole Nationale Supérieure des beaux-arts de Paris consacrée au glissement méthodologique dans le cadre du post-diplôme document et art contemporain.
- Rudolf Laban, danseur, pĂ©dagogue, architecte, dessinateur et thĂ©oricien de la danse d’origine hongroise (1879-1958). Cf. ValĂ©rie Preston-Dunlop, Introduction Ă l’œuvre de Rudolph Laban, trad. Pierre Lorrain, Arles Actes Sud, 1991. [↩]
- Rudolf Laban, La maĂ®trise du mouvement, Actes Sud Beaux Arts, Hors collection, 1994. [↩]
- « Ce n’est certainement pas un art que de casser une noix et personne ne se risquera donc Ă convoquer tout un public pour le distraire en cassant des noix. S’il le fait cependant et que son projet rĂ©ussisse, c’est la preuve qu’il s’agit malgrĂ© tout d’autre chose que de casser des noix. Ou bien il s’agit vraiment de casser des noix, mais il apparaĂ®t que nous n’avions pas pris cet art en considĂ©ration, parce que nous le pratiquions sans peine et que ce nouveau casseur de noix nous en a le premier fait apparaĂ®tre la vraie nature, et peut-ĂŞtre n’est-il pas mauvais, pour obtenir cet effet, d’être un peu moins habile Ă casser des noix que la majoritĂ© d’entre nous. » Franz Kafka, « JosĂ©phine la cantatrice ou le Peuple des souris », in Un artiste de la faim, trad. Claude David, Paris, Folio, 1990, p. 206. [↩]
- Selon Walter Benjamin, les choses ne sont pas de simples objets inanimĂ©s, des enveloppes remplies d’une matière inerte ou des objets passifs qui se tiennent Ă la disposition du regard. Elles sont constituĂ©es de rapports de forces, de puissances cachĂ©es, qui communiquent ou s’opposent entre elles. Des objets de toute sorte peuvent ĂŞtre interprĂ©tĂ©s comme des condensations de dĂ©sirs, d’intensitĂ©s, de souhaits et de rapports. Cf. Walter Benjamin, « Les AffinitĂ©s Ă©lectives de Goethe », dans Ĺ’uvres, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, Gallimard, Folio, 2000, t. I, p. 362. [↩]
- DĂ©finition minimale du terme performance : autrement dit la « manifestation d’une action corporelle (gestuelle, voix, mouvement) dans le cadre d’un lieu spĂ©cifique conçu pour ĂŞtre observĂ© ». Christian Biet, Le Dictionnaire du corps, Michela Marzano (Ă©d.), Paris, PUF, 2007 [↩]