Une des plus belles trouvailles de Woody Allen est certainement cette scène de La Rose Pourpre du Caire où Tom Baxter, personnage de fiction d’un mélo hollywoodien, sort de l’écran de cinéma pour aller à la rencontre de la touchante Mia Farrow assise dans la salle. Ce film étrangement cruel sur le pouvoir d’aliénation du cinéma est cité en exemple par Céline Poulin, commissaire de Traucum, et donne sans doute la clé d’interprétation de cette exposition foisonnante. Car à travers les projets d’une trentaine d’artistes aux pratiques très différentes, l’énigme de cette exposition réside bien dans ce percement, cette traversée de l’irréalité de l’image dans le monde réel. Une forme de contagion devenue l’obsession de notre époque, revendiquée – presque célébrée – dès l’abord de l’exposition par un ensemble sculptural de Soraya Rhofir, en une joyeuse sarabande de gifs hypertrophiés en carton.
L’exposition ouvre sur un mot : « Traucum », « le trou » en latin ; étrange mot-valise qui semble contenir à lui seul les notions de punctum, de trauma, et qui évoque par ses sonorités la célèbre traversée du miroir d’Alice (« through » the looking glass). Le trou, c’est à l’origine celui qu’ont creusé les taulards du film de Jacques Becker, ce trou qui doit les mener jusqu’à la ville voisine, mais dont ils ne peuvent pas sortir. Métaphore de l’objectif de la caméra, le trou est cet outil de cadrage par lequel les personnages du film contemplent la vie des hommes libres sans pouvoir l’atteindre, et qui transforme la réalité en image. Une petite usine à fabriquer une seconde version du monde, un peu moins tangible, un peu plus floue – comme le sont les doubles maladroits des rouleaux de scotchs et des pots à crayons que fabriquent tant bien que mal les imprimantes 3D artisanales de Xavier Antin. Pour Céline Poulin, l’image entretien un rapport étroit à la connaissance ; et en effet les petits monticules de plastique solidifié de Xavier Antin concrétisent (réifient) un moment d’apprentissage, en ce qu’ils résultent des explications de l’artiste sur le fonctionnement de ses machines, assorties de démonstrations : dans le fil de la discussion, l’objet qui se trouvait à portée de main (le rouleau de scotch, par exemple) passe l’épreuve de la reproduction en 3D.
À dĂ©faut d’un lapin blanc courant après le temps, l’Alice perdue dans le monde de Traucum y aurait rencontrĂ© un personnage très carollien dans l’œuvre de Rita Sobral Campos : « Jump Cut », le montage personnifiĂ©, dont l’histoire est racontĂ©e de façon fragmentaire sur un papier peint mural. D’abord affranchi du contrĂ´le du Temps, puis du RĂ©cit mĂŞme, Jump Cut est ce personnage de plus en plus puissant qui n’obĂ©it qu’à ses propres règles, et qui semble ĂŞtre capable de crĂ©er du sens lĂ oĂą ne règne que l’informe et l’incohĂ©rence du monde rĂ©el, tel le Roi Midas faisant naĂ®tre de l’or de tout ce qu’il touche. Car la porositĂ© du monde des images avec le monde rĂ©el pose par extension la question du montage et de la façon dont les images semblent capables de dialoguer entre elles par leur simple juxtaposition, de façon presque autonome. Une idĂ©e qui est incarnĂ©e par la scĂ©nographie de l’exposition, faite de dĂ©coupages Ă angles droits, occasionnant des points de vues et des rapprochements visuels entre les Ĺ“uvres.
Car une des (nombreuses) pistes ouvertes par l’exposition est celle du montage opĂ©rĂ© par la bande dessinĂ©e, symbolisĂ© par l’interstice blanc entre deux cases. L’image de communication de l’exposition affirme cette filiation avec un genre riche de ses expĂ©rimentations rĂ©centes ; signĂ© Marc-Antoine Mathieu, le visuel est extrait d’une courte vidĂ©o d’animation dĂ©crivant l’impossible zoom avant d’une camĂ©ra surpuissante, qui, par un jeu de reflets, parvient Ă dĂ©crire toute un scène de crime. La camĂ©ra va par exemple dĂ©couvrir dans les lunettes d’un premier personnage le reflet d’un autre, dans la montre duquel se reflète une scène qui se dĂ©roule dans l’immeuble de l’autre cĂ´tĂ© de la rue, etc. La vidĂ©o mĂŞle joyeusement les outils de reproduction du rĂ©el, du plus rudimentaire (le miroir) au plus Ă©laborĂ© (l’Iphone), les plaçant Ă Ă©galitĂ© dans une infinie construction en abîme.
Explorant un autre phénomène de confusion entre les images fictionnelles et la réalité, Alexis Guillier se penche en une vidéo-conférence d’une heure à la précision saisissante, sur le cas célèbre d’accident de tournage du film Twilight Zone (La Quatrième Dimension). Au cours d’une scène filmée en décors réels et de nuit, un hélicoptère s’était écrasé sur l’acteur Vic Morrow et deux jeunes enfants, sacrifiés au nom du réalisme des images. A la manière dont Marc-Antoine Mathieu zoome à l’infini dans son image, Alexis Guillier déploie l’ensemble des facettes du récit de l’accident et du procès qui s’ensuit, en un réseau fascinant de coïncidences et de rapprochements de faits. La question de fond de cette investigation quasi-archéologique semble être in fine, au-delà de l’anecdote historique, celle de notre capacité à faire la différence entre les images de la fiction et la mort à l’écran, réelle, de trois personnes. C’est avec cette conférence-performance que l’exposition atteint un des points chauds de sa problématique : le moment où la réalité et son double virtuel entrent en fusion, et où la fiction échappe à son créateur même.
Chez Aleksandra Domanovic, ce sont ainsi les traits de la grande histoire qui s’entremĂŞlent avec une histoire personnelle. Les bustes de Tito parcourus de fissures aux couleurs fluo qui jalonnent l’exposition ont, sous ses mains, pris les traits de son institutrice, en un raccourci visuel qui rappelle l’ambiguïtĂ© des images du rêve, permise par une manipulation numĂ©rique de l’image. Chez AurĂ©lien Mole et Christophe Lemaitre, cette banalisation de procĂ©dĂ©s visuels comme le morphing ou la 3D est rĂ©vĂ©lĂ©e par leur sĂ©rie de plans fixes sur une sculpture de papier en mouvement : si le geste est artisanal (hors-champ, une simple rotation Ă la main de la sculpture sur un plateau tournant de potier), voire classique (on prĂ©sente souvent, pour la tĂ©lĂ©vision, des objets en rotation), l’image qui en rĂ©sulte a l’irrĂ©alitĂ© d’une 3D rudimentaire. Ce mĂŞme Ă©quilibre prĂ©caire entre un geste de la main et une image virtuelle trouve son expression dans la vidĂ©o de Pierre Paulin. Les mouvements de sa main sur un Ă©cran tactile, chorĂ©graphie abstraite de touches, de pincements, d’effleurements, sont transposĂ©s en gestes de peintre. A mesure que la main se dĂ©place Ă l’écran, elle fait apparaĂ®tre des fragments d’une image cachĂ©e – peintures de Turner, de Van Gogh, artistes par excellence d’une « touche » qui les rend immĂ©diatement reconnaissables.
C’est finalement le film d’Erik Bünger qui se confronte le plus directement Ă l’abîme ouvert par le mot de « trou » en explorant la question de l’orifice du corps en une vidĂ©o d’une heure qui mĂŞle images, extraits de films et de documentaires commentĂ©s en voix off par l’artiste. Il y a bien sĂ»r le trou de l’origine, celui dont tout ĂŞtre est sorti le jour de sa naissance, et dont Bünger dĂ©cèle la trace jusque dans le monolithe de 2001 L’OdyssĂ©e de l’espace.
Mais c’est surtout la bouche d’oĂą sort la parole, ce gouffre dont sort toute connaissance mais Ă©galement lieu de la crĂ©ation d’une seconde rĂ©alitĂ©, toujours dĂ©formĂ©e, par le prisme du langage. Le jeune Ingmar Bergman expĂ©rimentait Ă l’époque dans la douleur que son irrĂ©pressible envie de dĂ©former la rĂ©alitĂ© abritait la forme la plus Ă©lĂ©mentaire de crĂ©ation ; et que les mensonges pour lesquels on le punissait, Ă©taient le terreau fertile de ses rĂ©cits Ă venir. Le trou autour duquel tourne cette exposition est en fin de compte une autre mĂ©taphore de la subjectivitĂ© (comme le sont objectif, lentille, calque, filtre, ou prisme), qui s’insère toujours entre le monde et celui qui l’observe.
Traucum Ă©tait ouvert du 13 septembre au 17 octobre 2014. Une exposition du Parc Saint LĂ©ger – Hors les murs, commissariat de CĂ©line Poulin