Je ne sais pas si continuer la retranscription de cette conférence que je donnais, il y a maintenant assez longtemps aux Beaux arts de Toulouse, sur un sujet un brin galvaudé – la forme artistique et graphique de l’archive – a encore quelque intérêt, mais je vais pourtant poursuivre avec un nouveau chapitre tentant, pour accélérer le mouvement, de condenser deux moments de ma présentation initiale.
Le premier temps nommé « transparence » va s’intéresser au fait que la stratégie de l’archive, toute tendue qu’elle est vers le mythe de la présence intègre, intégrale, objective de l’objet, renvoie à tout un effort parfois définitoire du « dessein graphique » qui vise à atteindre pour les dispositifs de médiation graphique, l’efficacité transitive des dispositifs techniques d’enregistrement.
On est alors, comme le dit Yves jeanneret, dans une tentation de communion – évidemment toute construite – entre la chose et sa transmission qui peut peut-être se dire communication, dans une volonté de transparence, d’effacement modeste ou technique du dispositif, voire d’abolition de la médiation elle-même.
On rejoint une vieille idée qui scelle une partie des récits de notre discipline du texte dans l’adéquation de la lecture et de la légalité. Précisément, l’étymologie latine nous dit que la lecture, legere, tient de cette collecte qui fait l’archive, la collection, mais qu’elle fait aussi cette loi, cette lex qui tire son autorité de monument d’un état de gravure, de graphe, de glyphe, qui lui permet de se penser écrivant / inscrivant pour des temporalités de lectures et de légalités possiblement infinies.
Comme l’a expliqué Jacques Derrida, si tout phénomène de vie ou de perception répond à la logique d’écriture de la trace – trace qui diffère un signe de son sens, de son référent – l’écriture ne se définit peut être spécifiquement dans notre champ disciplinaire du « dessein graphique » que par le phénomène intentionnel et violent de l’archive. L’archive est ce processus d’élection institutionnelle des phénomènes dignes d’intérêt pour un avenir projeté. Un procès impliquant la destruction des traces dégradées par la reproduction des traces légales1.
Cette transparence, cet effacement de service peut-être modestes, on a pu les retrouver explicitement dans l’« éthique du protestantisme » de la fable à vocation philosophique narrée par Paul Baujon / Beatrice Warde sous le titre effectivement cristallin The crystal goblet, or printing should be invisible2.
On a pu aussi rencontrer une approche qui critique les expressions de transparence ou de neutralité de la médiation en affirmant au contraire la dimension rationnelle et construite d’un dispositif graphique de perception visant à la mise en place de repères partagés. François Rappo3 se réclamant des travaux récents de Bonnie Mak4 nous parle de la page comme d’un espace technique de distanciation critique et de perception optique : un « espace cognitif » « qui ne colle pas aux pattes ». L’« objectivité » associée chez Rappo aux conditions de l’exercice de la pensée critique, est éprouvée lorsque le sujet percevant peut sentir que le caractère typographique, moyen de la transmission du sens, « se pose devant lui » en même temps qu’il « le tient à distance ».
On retrouve alors la distanciation analytique – évidemment non dénuée de mystique – de l’ancien modèle du templum étrusque qui découpe dans le monde un champ repéré plus ou moins sacré permettant la contemplation des phénomènes. Les objets sont objectifs, sont positifs parce qu’ils sont posés dans un cadre de vision qui, comme nous l’a appris la sémiotique ou de la philosophie du langage, n’est pas transparent, n’est pas neutre, mais peut au moins prétendre à une forme intersubjective plus ou moins négociée, à l’idée scientifique et politique de modèles de partage, de standards, de normes. L’idée de l’objectivité du phénomène rejoint alors la forme rigide « générique » captée par le récepteur sensoriel de l’appareillage optique pris comme standard, comme moyenne des visions subjectives.
En dernière analyse, la solennité de la loi du texte et la fiction de la pureté intègre de sa médiation renvoient à ces représentations mêlées du caractère divin de la lettre – dans les religions du livre – et du récit d’une agora grecque qui permette, en proposant la mesure géométrique d’un espace de délibération aux citoyens libres et égaux, l’exercice d’un partage démocratique de la loi – c’est-à-dire, de ce qui peut s’écrire sur les murs de la cité-état.
La trame métrique du grid system veut constituer un espace de régulation qui permette de distribuer les différences dans un repère qui est celui de leur évaluation critique, de leur possible délibération, de leur jugement. L’outil de vision et d’exposition de la grille modulaire veut pouvoir proposer à l’infinie et imprévisible variété des configurations une possible cohérence, une éventuelle identité, un repère commun. On est dans le discours institutionnel de la fonction sociale qui, comme l’a dit à peu près Robert Sullivan, est, au sens strict, la loi5 . La structure légale de la grille se fait norme. Elle est instituante. Elle permet de disposer les objets dans dans une double page, un poster, devenus repères positifs et objectifs de la composition. Et les formes instituantes d’une modernité de progrès des sociétés peuvent devenir les formes institutionnelles de l’affirmation des dominations sociales comme l’insinue avec malice à froid Cornell Windlin.
La mécanique d’enregistrement de l’archive classifiée tient aussi des rhétoriques langagières : à des effets de présence objectale peut-être rassurants, au recours à l’échelle 1, à la stratégie frontale du fac-similé, à la médiologie de masse et d’actualité du tabloïd, aux effets de collection et d’enregistrement automatisés de la science6.
Les outils presque mécaniques de l’analyse fonctionnelle et du repérage du codex, signets, folios, paratextes… peuvent venir soutenir le discours documentaire et les stratégies d’administration de l’archivage.
L’esthétique de l’archive prise entre vertige de la liste et brutale présence de ses objets peut s’accompagner de toute une machinerie bibliométrique d’explication, de tout un système de classification, de toute une structure de déconstruction : ordonnancement, métrique, classement, identification, numérotation.
Mais l’esthétique de registre de l’archive est d’abord attachée à l’autonomie étrange de la structure de l’information même. Avec la série Page Sucker, les éditions it se transforment en logiciel d’acquisition, en appareillage de captation des flux de la toile réagissant à un mot-clef.
On se rend peut-être compte avec le dernier exemple que si la passion récente des discours graphiques de l’archive retrouve quelque chose des entreprises de rationalisation objective du fonctionnalisme plus ou moins international, dans cette idée de document qui initia toute une part de la pensée photographique moderniste d’August Sander à Walker Evans, sa « scène primitive » peut aussi être cherchée ailleurs.
Car il est vrai que la passion de l’archive des objets pris dans le constat de l’étrangeté presque autonome de leur réalité informationnelle habite l’art de façon manifeste plutôt depuis les années 60, depuis les années de « l’esthétique de l’organisation administrative et légale et de la validation institutionnelle »7, depuis les années de l’art conceptuel.
Il est remarquable d’autre part que les années 60 de l’art procédural, fluxus et conceptuel, intéressa particulièrement les artistes aux matières du graphisme, au livre, à la partition, aux logiques de l’édition et de la documentation. Des artistes qui, du reste, étaient souvent, comme Edward Ruscha, comme nombre de Fluxus ou de conceptuels, de George Maciunas à Guy de Cointet en passant par Dieter Roth, Dick Higgins ou même Lawrence Weiner, graphistes eux-mêmes.
Il est notable enfin que nombre de jeunes graphistes des années 2000-2010 manifestent, en même temps qu’un intérêt certain pour les stratégies de l’archive, une forme de fascination envers ce que l’on peut peut-être appeler des icônes de l’art de l’information des années 60, et qui ne tient sans doute pas qu’à des occasions de circonstance.
Une forme de révérence qui peut relever d’abord d’une manière de recoller à l’histoire des sensations visuelles, par exemple dans une France graphique qui a tardé à prendre en compte les « attitudes et les idées devenues formes », toute occupée qu’elle était à une tradition de l’affiche habitée par un certain Paris de la peinture.
Une focalisation qui peut aussi paradoxalement tenir de cette même tradition qui avait déjà engagé les productions poétiques plus ou moins appliquées – dont le graphisme – du côté de ce que Bertolt Brecht a pu appeller une « distanciation » critique sur fond d’analyse matérialiste marxiste des conditions et des moyens de la production graphique8.
Un travail procédural peut-être générationnel qui se développe également, non seulement dans le contexte d’un travail artistique sensible à la chose graphique, mais symétriquement dans une certaine réévaluation des traditions de dé-hiérarchisation des avant-gardes qui pouvaient voir un graphiste se revendiquer artiste, technicien, designer d’objet, architecte et parfois même scénographe, commissaire d’exposition ou éditeur.
Prenons par exemple la monographie que Jérôme St-Loubert Bié réalise en 2009 pour l’artiste néo-conceptuel Simon Starling. Quand l’artiste anglais place, presque au cœur de ses expositions, la confrontation du en acte de l’ensemble de ses monographies et du en puissance de chaine graphique de leurs maquettes en blanc, le graphiste et artiste français de la même génération va structurer sa nouvelle mise en livre monographique en épousant cette structure de circulation informationnelle. Non seulement la nouvelle édition va être augmentée par le miroitement des virtualités de son doublage par sa maquette en blanc, mais sa structure documentaire va s’organiser en symétrie axiale autour du « poster central » de la pièce « les maquettes en blanc ». Passé ce point remarquable vaguement désirant de l’ouvrage, la documentation photographique ne se constituera plus que des captations des emplacements des maquettes en blanc destinés à recevoir les images créditées – préalablement restituées dans le contexte des monographies imprimées dans la première partie symétrique de l’ouvrage, du moins, nouvelle subtilité documentaire, en ce qui concerne les pièces non présentées dans la double exposition cataloguée…
Avec la boîte duchampienne ou Fluxus, le classeur des débuts conceptuels de la photocopie aura été l’autre réceptacle du potentiel de montage ou de lecture toujours renouvelable de l’archive en même temps qu’un succès remarqué de la production graphique des années 2010.
Ce goût du graphisme récent pour, si j’ose dire, les « formes » voire le « style » conceptuel, peut conforter le retour de la discrétion sévère ou modeste des traditions fonctionnelles du modernisme tardif, ou aller jusqu’à une certaine forme de fétichisme dans des citation très fidèles et révérencieuses.
Comme une façon pour les jeunes générations des années 2000 de se rapprocher de leurs grands parents des derniers feux de l’utopie et de la modernité.
Dans le prochain épisode, nous nous demanderons si cette révérence des graphistes de la génération 2000 à l’égard de l’art de l’information ne tient pas aussi – au delà d’une certaine vocation du graphisme à la vulgarisation des inventions esthétiques de l’art ou d’une sorte de rapprochement intergénérationnel liant les petits-enfants graphistes appliqués à leurs grands-parents libérés, fluxus, minimaux ou conceptuels – à l’affirmation d’un monde régi par les techniques numériques de l’information.
À suivre.
- par exemple Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, Ina éditions, Bry sur Marne, 2014, PP. 59 à 64 [↩]
- Paul Baujon / Beatrice Warde, The crystal goblet, or printing should be invisible, conférence à la British Typographers’ Guild au St Bride Institute, Londres, le 7 Octobre 1930, imprimé dans un pamphlet en 1932 [↩]
- Sandrine Nugue, Michèle Wang et Jérémie Baboukhian, Rencontre avec François Rappo, https://www.youtube.com/watch?v=Fx1_DrO-hZw [↩]
- Bonnie Mak, How the page matters, Studies in Book and Print Culture, University of Toronto press, 2011 [↩]
- En fait, Sullivan parlait plutôt de la convergence – un brin téléologique et presque théophanique – de l’idée de forme et des manifestations du vivant – du moins de l’organicité ou de l’organisation des phénomènes naturels : “Whether it be the sweeping eagle in his flight, or the open apple-blossom, the toiling work-horse, the blithe swan, the branching oak, the winding stream at its base, the drifting clouds, over all the coursing sun, form ever follows function, and this is the law. Where function does not change, form does not change. The granite rocks, the ever-brooding hills, remain for ages; the lightning lives, comes into shape, and dies, in a twinkling.
It is the pervading law of all things organic and inorganic, of all things physical and metaphysical, of all things human and all things superhuman, of all true manifestations of the head, of the heart, of the soul, that the life is recognizable in its expression, that form ever follows function. This is the law.” Louis Henry Sullivan, « The Tall Office Building Artistically Considered » Lippincott’s Magazine, Mars 1896, pp. 403–409 [↩] - Par exemple le Surface, Depths imprimé sur papier journal, commence de façon peut-être emblématique par la série Cassini dans laquelle Thomas Ruff reprend à son compte les clichés automatisés de la Nasa rappelant qu’au début du XXe, les collections de photographies astronomiques furent parmi les première archives visuelles scientifiques. [↩]
- Benjamin H.D. Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle », catalogue d’exposition, L’art conceptuel, une perspective, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1989 [↩]
- Bertolt Brecht, Petit Organon pour le théâtre, Éditions De L’Arche, Paris, 1948 [↩]