«L’image comme œuvre, ouvrage certes fait par un autre, mais ouvragée par nos interprétations, offertes à tous nos déplacements, à toutes nos trahisons, à toutes nos récupérations.»1
Le choix d’intituler ce texte Surfaces, Profondeurs (adaptations, adaptabilités) trouve son origine dans le titre de l’exposition de Thomas Ruff: «Surfaces, Depths», à la Kunsthalle de Vienne en 2009. L’appropriation de ce titre par sa traduction me permet ici d’envisager, dans le cadre du graphisme, la «surface» comme une forme visible et lisible (ce qui fait le livre, l’affiche, etc.: la couleur, la matérialité, le format, la typographie…), et la «profondeur» comme un hors-champ, indice de l’origine de la forme graphique.
«Un sujet c’est un prétexte, c’est la forme encore plus que le fond qui éduque et qui élève.»2
La narration — au sens filmique —3 est générée par la lecture de ces formes transposées, formes qui adjoignent au contenu initial une strate d’informations. Formes choisies, donnant à lire un contenu.
Ainsi, pour reprendre le langage du cinéma, le graphiste peut être assimilé à un «scénariste-adaptateur»4 muni des outils du monteur lui conférant le pouvoir d’agencer des fragments. Un assemblage de séquences qui forment à leur tour un récit5, le film — «ce qui importe n’est pas tant la trahison du roman que son évanouissement, son absence, la perte dont le film est à jamais marqué»6.
Ce texte est entendu comme un essai de «quantification» des potentiels narratifs véhiculés par les choix formels des graphistes Jonathan Hares et Cornel Windlin, auteurs du catalogue de l’exposition «Surfaces, Depths», et du réalisateur américain Albert Lewin, dans son travail d’adaptation à l’écran en 1952 du roman The Picture of Dorian Gray d’Oscar Wilde publié en 1890. Cet essai tente ainsi de faire dialoguer les rapports et les stratégies trouvées d’une forme dans une forme. Dans le cas présenté — l’exposition dans le livre et le livre dans le cinéma — se révèle un jeu d’imbrication. Ou comment un art dans un art peut-il survivre ?
01.      SURFACES, DEPTHS
En 2009, le photographe Thomas Ruff expose la majeure partie de son travail à la Kunsthalle de Vienne, sous le titre évocateur de «Surfaces, Depths». Cette dualité est au centre du travail de Thomas Ruff. Entre présence/absence, vérité/réalité c’est le phénomène du «voir» en photographie qui est ici exploré.
«La réalité devant l’objectif est une réalité de premier degré, la représentation de la réalité devant l’objectif, est une réalité de second degré, et ainsi de suite sur un nombre infini de possibilités de gradations et de distortions.»7
Carolyn Christov-Bakargiev, commissaire d’une exposition sur le travail de Thomas Ruff, se tenant au Castello di Rivoli à Turin la même année, précise que «Ruff a toujours traité le milieu de la photographie avec scepticisme: pour lui, la surface photographique est une fine couche d’aluminium qui dupe le regardeur avec l’illusion extrême du réalisme et indique en même temps l’impossibilité fondamentale d’éprouver le monde dans notre ère numérique. Les images de Ruff semblent emphatiquement nier l’attribut principal de la photographie, c’est-à -dire l’offre d’un enregistrement fiable de la réalité. Au lieu de cela, par ses images muettes exemptes de toutes émotions, Ruff nous présente une subjectivité contemporaine définie par amnésie.»8. Alors, toute chose qui apparaît devant l’objectif est elle-même son propre voile, elle s’enveloppe de son évidence qui ainsi l’occulte. «Elle n’est qu’une apparence, c’est-à -dire un surgissement lié à un retrait : celui du pouvoir d’apparaître qui la fait chose visible et jamais n’apparaît.»9 Cette captation du réel, qui se joue entre l’apparence — c’est-à -dire la surface des objets (en photographie, la fine plaque d’aluminium) — et l’apparition des choses — c’est-à -dire le phénomène qui les rend visibles mais qui n’apparaît jamais — dessine une brèche qui fait surgir le véritable visage de la photographie.
Cette dualitĂ© omniprĂ©sente dans les travaux de Ruff transparaĂ®t particulièrement dans ces deux Ĺ“uvres: Cassini et Zeitungsfotos. Celles-ci rĂ©vèlent une distance, un Ă©cart entre le lointain — la profondeur entendue comme l’Ă©loignement du rĂ©fĂ©rentiel terrestre, le satellite Cassini observant Saturne, et le proche — la surface apprĂ©hendĂ©e comme le quotidien, le journal Zeitung. La première sĂ©rie ouvre l’exposition et la deuxième la clĂ´t de mĂŞme que pour le catalogue.
D’un cĂ´tĂ©, la sĂ©rie Cassini dĂ©veloppĂ©e en 2008, questionne le rĂ©emploi d’image. Ruff ne fait plus intervenir son appareil photographique, il choisit dans le fonds d’archives de la NASA des images prises par le satellite Cassini.10 Ainsi les nouveaux moyens de prises de vue sont mis en jeu, les photographies sont plus que de simples empreintes lumineuses analogiques, elles sont des transcriptions informatiques numĂ©riques uniquement visibles après un encodage dĂ©cryptage: «Ce sont des signaux et non des reprĂ©sentations»11. Les images sĂ©lectionnĂ©es sont alors rĂ©interprĂ©tĂ©es par un recadrage et une colorisation de certains fragments. La consĂ©quence de cette manipulation permet de souligner que «l’authenticitĂ© est celle d’une rĂ©alitĂ© arrangĂ©e et manipulĂ©e par la technique qui, Ă son apogĂ©e, en arrive Ă Ă©loigner l’image de son rĂ©fĂ©rent rĂ©el»12. Un rĂ©el devenu artificiel, une image devenue une toile de peinture abstraite, et une surface devenue «l’écho du visible […] mais qui n’en dirait plus ou n’en voulait plus dire, dans l’absence de tout motif, que le retrait.»13
De l’autre côté, la série Zeitungsfotos qui, comme l’indique son titre, rassemble des photographies issues de quotidiens allemands publiés pendant la décennie 1981-1991. Dans cette suite, Ruff isole ces images de leurs supports et ce faisant, et les restitue dans leur statut d’images photographiques autonomes.
«[…] L’appareil photographique n’est qu’une machine qui enregistre la rĂ©alitĂ©, mais la rĂ©alitĂ© du point de vue de la personne placĂ©e derrière l’appareil. Ainsi, je pense que la plupart des photographies objectives sont subjectives […]»14)
Ces deux Ĺ“uvres mettent en lumière un des Ă©lĂ©ments significatifs du travail de Thomas Ruff, la reprĂ©sentation de l’objet. Cette mĂ©diation du rĂ©el est toujours mise en tension par la qualitĂ© subjective/objective du couple medium/utilisateur. Ces rapports sont inhĂ©rents Ă la problĂ©matique de la monstration et permettent d’apprĂ©hender le graphisme et le cinĂ©ma comme des formes de mĂ©diations. «S’intĂ©resser Ă la mĂ©diation, c’est s’attacher au contraire Ă comprendre ce que font les Ĺ“uvres, plutĂ´t qu’à dire ce qu’elles valent ou ce qu’elles signifient. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille dĂ©laisser les objets filmiques eux-mĂŞmes. La prise en compte des films, la description minutieuse de la manière dont ils rĂ©organisent pour leur compte la rĂ©alitĂ©, dont ils s’adressent Ă leurs spectateurs, le rendu minutieux de la façon dont ils exploitent formellement les matĂ©riaux stylistiques, thĂ©matiques, gĂ©nĂ©riques et dont ils se positionnent dans l’ensemble de la production sont autant de donnĂ©es essentielles Ă l’analyse»15.
02.      SURFACES, PROFONDEURS
Pour cette exposition Jonathan Hares et Cornel Windlin ont été commissionnés pour réaliser le catalogue.
Ă€ première vue, le choix du bleu pour la couverture n’a rien d’anodin, il Ă©voque les origines de la photographie: le Cyanotype, technique dĂ©veloppĂ©e en 1842 par l’astronome, physicien et chimiste John Herschel. Cette dernière a pour spĂ©cificitĂ© de ne pas utiliser d’objectif et gĂ©nère des copies par contact direct de l’objet sur une feuille de papier enduite d’une solution de ferricyanure donnant une couleur bleue aux images. Elle dĂ©finit une empreinte de surface Ă surface. Ainsi la couverture, oĂą seul apparaĂ®t en nĂ©gatif le texte, sert d’introduction et questionne l’outil photographique en regard de la première sĂ©rie prĂ©sentĂ©e, Cassini. Elle annonce Ă©galement une distance vis-Ă -vis des images, une volontĂ© de «neutralité», propre au travail de Thomas Ruff.
Après le bleu, le gris. Ce gris des pages de garde Ă©voque le «gris moyen» des photographes, mais aussi le «gris de texte» comme l’appelle les typographes. Ces deux pages qui se font face comme un «miroir de page», convoquent un miroir en image grise qui n’aurait pour Ă©cho que le reflet de lui-mĂŞme, tel un Narcisse. Le livre comme surface et la photographie comme reflet de la surface. Par jeu de rĂ©sonance, ce miroir gris convoque celui de Gerhard Richter, Spiegle, Grau, peinture rĂ©alisĂ©e en 1998 — jeu de mots entre le miroir et le titre du cĂ©lèbre journal allemand Der Spiegel — introduisant d’une certaine façon la suite du catalogue.
En effet, du journal il sera question dans le choix du papier. Le journal dans la dĂ©finition de MallarmĂ© citĂ©e par Luc Lang pour son analyse de Spiegle, Grau, «MallarmĂ©, dĂ©crivait celui-ci en ces termes : “Feuille Ă©talĂ©e, pleine qui emprunte Ă l’impression un rĂ©sultat indu, de simple maculure […] une feuille Ă mĂŞme, comme elle a reçu empreinte, montrant au premier degrĂ©, brut, la coulĂ©e d’un texte”. Il serait tentant d’apercevoir sur cette feuille blanche simplement maculĂ©e d’encre noire l’émergence d’un gris moyen qui serait comme l’image et le signe d’un “sens moyen” dĂ©livrĂ© par le journal. Le journal en effet semble bien l’un des objets les plus emblĂ©matiques de notre immĂ©diate apprĂ©hension du monde dans nos sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques occidentales […] Il est mĂŞme le principal support de mise en textes et en images photographiques de notre environnement local et planĂ©taire»16.
Un choix de support dĂ©terminant, diffĂ©rent des gestes Ă©ditoriaux habituels, et d’autant que la qualitĂ© d’un papier journal est connue comme peu adaptĂ©e Ă la reproduction de l’image photographique. C’est certainement dans cette proposition oĂą se place le nĹ“ud du propos de l’exposition. En questionnant la notion de ressemblance par la reproduction, les graphistes montrent que «l’image de l’art sĂ©pare ses opĂ©rations de la technique qui produit des ressemblances. Pour retrouver sur sa route une autre ressemblance. […] L’archi-ressemblance c’est la ressemblance originaire qui ne donne pas la rĂ©plique d’une rĂ©alitĂ© mais tĂ©moigne de l’ailleurs d’oĂą elle provient. […] Elle ne cesse en effet de glisser son propre jeu dans l’écart mĂŞme qui sĂ©pare les opĂ©rations de l’art des techniques de la reproduction, dissimulant ses raisons dans celle de l’art ou dans les propriĂ©tĂ©s des machines de reproduction, quitte Ă apparaĂ®tre parfois au premier plan comme la raison ultime.»17 Une altĂ©ration qui ne chercherait pas une ressemblance miroir mais plutĂ´t une origine, une prĂ©sence sensible — «l’esprit fait chair»18.
Ainsi le papier pulpé permet aux œuvres de l’artiste de retrouver une physicalité à défaut d’une très grande précision dans la reproduction; une proximité liée à l’objet livre et à sa manipulation. Il rend palpable au lecteur la surface de l’image et permet de combler la perte de l’expérience des œuvres vécue dans l’espace d’exposition. En définitive, le choc à la fois physique et conceptuel que Hares et Windlin créent dans la réalisation de cet ouvrage, actualise — rend concret — le travail de Thomas Ruff à l’échelle du livre en lui spécifiant un lieu de production — celle d’une presse rotative locale —, et une économie des images — celle d’un quotidien.
Par ce procédé, l’ouvrage est à la frontière entre le catalogue et le livre d’artiste, un lieu où l’objet éditorial continuerait l’exposition dans son propre espace: le livre. «Quand l’art s’occupe de choses sans rapport avec la présence physique, sa valeur intrinsèque (communicative) n’est pas altérée par sa présentation imprimée. L’utilisation de catalogues et de livres pour communiquer (et disséminer) l’art est le moyen le plus neutre pour présenter le nouvel art. Le catalogue peut maintenant jouer comme information de première main [primary information] pour l’exposition, en opposition avec l’information de seconde main [secondary information] au sujet de l’art dans les magazines, catalogues, etc., et, dans certains cas, l’“exposition” peut être le “catalogue’’.»19
Après les images, les mots — l’image du mot. Une dichotomie des formes typographiques est exprimĂ©e par le choix d’un caractère avec empattement pour la langue allemande, et d’un autre sans empattement pour la langue anglaise. Comme si cette mise en forme, Ă hiĂ©rarchie Ă©gale, rend visible et lisible l’opĂ©ration de la traduction, d’une langue Ă l’autre.
«Quelle est la tâche du traducteur? Ce n’est pas d’adapter le contenu d’une œuvre à de nouveaux lecteurs, ceux qui ne comprennent pas la langue d’origine, car l’œuvre elle-même (l’original) ne s’adresse pas aux lecteurs. C’est de s’acquitter d’une dette. Restituer le sens de l’œuvre ne suffit pas. Il faut exhiber le langage dans sa pureté magique, mystérieuse. Ce n’est pas une transposition dans une autre langue, c’est une création.»20
Ces deux caractères sont issus de la fonderie Typoart (1948-1989) basée à Dresde. Celle-ci avait pour vocation de générer des caractères typographiques pour la République Démocratique Allemande et les pays de l’Est. La plupart de leurs créations était l’adaptation ou la copie de caractères occidentaux dits «fonctionnels» que possédait l’Allemagne de l’Ouest afin de contourner les frais de licence. Cette fascination pour ce fonctionnalisme tardif tient au contexte politique de ces années marquées par un regain d’intérêt pour les préceptes développés par le Bauhaus.21
Ainsi, Le Timeless est le faux-semblant du Times créé par Werner Schulze en 1982 et le Maxima est celui de l’Univers dessiné par Gert Wunderlich en 1970.
Suite Ă un Ă©change de courrier avec Cornel Windlin au sujet de lĂ©gères variations constatĂ©es dans le Maxima utilisĂ©. Celui-ci me confirme que ce caractère est une adaptation du dessin original de Wunderlich rĂ©alisĂ© spĂ©cialement pour le catalogue. La graisse a Ă©tĂ© retravaillĂ©e afin de compenser la finesse du caractère et de correspondre au mieux Ă la technique de l’impression sur rotative. Le M a Ă©galement Ă©tĂ© modifiĂ© pour estomper le cĂ´tĂ© humaniste du Maxima.22 Sans nĂ©gliger l’importance de ces modifications, il serait intĂ©ressant d’interprĂ©ter ce dernier geste comme la discrète signature de la personnalitĂ© des graphistes et de leurs intentions, Ă la façon des peintres du Quattrocento.
Par conséquent, les deux graphistes ajoutent à la différence illustrée du couple empattement/sans empattement, l’histoire de ces caractères «faux-jumeaux» qui pose, par la reprise, la question de l’objectivité. De plus, on retrouve un effet miroir entre le Maxima et le Timeless, et les deux œuvres qui bornent l’ouvrage — Cassini et  Zeitungsfotos.
Quant à la structure éditoriale, elle expose le travail sans donner de valeur descriptive ou hiérarchique aux images: une œuvre par page, chacune centrée, à taille égale.. Seuls les textes du commissaire, des critiques et des historiens viennent cadencer les ouvertures des séries photographiques et éclairer le propos de l’artiste.
Pour conclure, il semble que ce déplacement d’un espace à un autre questionne la reproductibilité comme un possible vecteur de narration. La stratégie de l’altération commune à tout objet qui veut en représenter un autre, permet de dégager des moyens esthétiques pour rendre compte de l’irreprésentable. Ces moyens sont semblables au cinéma, quand ce dernier se joue de l’imbrication d’un art dans un art, dans la littérature d’adaptation, et dans l’exposition de la peinture.
03.      ADAPTATIONS, ADAPTABILITÉS
En tous points les choix dans le travail du réalisateur Albert Lewin sont exemplaires lors de l’adaptation à l’écran de l’œuvre littéraire, The Picture of Dorian Gray d’Oscar Wilde. Lewin réussit à reproduire une sensation esthétique de la peinture absente du roman par de subtils jeux d’apparitions colorées.
Albert Lewin ne réalisa que six films, ayant tous un lien avec la couleur et empreints d’une fascination pour la peinture. Son œuvre la plus aboutie a été le film Pandora and the Flying Dutchman, tourné en 1951, où il donna à Ava Gardner un de ses rôles les plus intrigants. Film au parfum surréaliste que Lewin réalisa avec pour motif narratif le mythe du Voltigeur Hollandais. Le film débute et se conclut par le portrait d’une jeune femme, aux influences très visibles de Chirico et de Magritte, peint par Ferdinand Bellan.
Pour l’anecdote, Man Ray rĂ©alisa pour les besoins d’Albert Lewin un portrait photographique d’Ava Gardner, une peinture de l’actrice et un Ă©chiquier. Seule la toile fut rejetĂ©e et remplacĂ©e par le portrait de Ferdinand Bellan.
En 1945, Albert Lewin réalise The Picture of Dorian Gray. Ce dernier est lui aussi un film qui se joue de la peinture et de sa représentation. Le portrait peint du personnage principal est chargé de vertus magiques, il absorbe littéralement les séquelles du temps permettant à celui-ci de vivre une éternelle jeunesse, tel le mythe de Faust revisité.
La particularité de ce film tient des fulgurances colorées apparaissant comme des éclairs nous laissant entrevoir les hors-champs du cinématographe.23 Nous sommes face à une mise en abîme où le personnage de fiction filmé est fixé par un portrait peint filmé, ces méta-séquences colorées mettent à l’épreuve la fiction cinématographique, ici le noir et blanc — le bien et le mal —, et le réel filmé, la couleur.
De ces apparitions colorées s’échappe un sentiment d’inquiétante étrangeté:24 être à la fois à l’intérieur, et à l’extérieur du film. Un extérieur qui n’ est autre que le réel coloré du réalisateur qui par la mise en scène et le choix du cadre interpelle le regard du spectateur à la manière d’un aparté. Nous entrevoyons donc l’autre côté du décor, une dialectique se met en place entre l’ère victorienne, l’époque du roman, et l’actualité du regardeur, la salle de cinéma. Une astuce qui permet à Lewin de faire écho au roman d’Oscar Wilde en signifiant l’intemporalité de l’image peinte.
Le film porte en lui d’une certaine manière la question de la monstration, le passage de la peinture au cinéma. «La référence à la peinture en somme ne nous parle que de cinéma. Il est difficile de tenir un discours sur l’art dans l’art sans que l’une des représentations ne s’abîme dans l’autre ; dans le cas de la peinture et du cinéma, il est rare que la peinture ne s’abîme pas totalement dans le cinéma.»25
Ce procédé d’ajout de scènes colorées26 est très courant dans le cinéma hollywoodien des années 1940 avec des résultats plus ou moins réussis. Ici, Lewin, en cinéaste littéraire et véritable esthète cultivé au sein des studios hollywoodiens, entreprend une narration liée à la représentation de la peinture qui, dans le roman, ne sera perceptible que par la puissance imagée des mots.
«Chaque fois qu’un spectateur est placé devant le portrait, son regard est montré frappé de stupéfaction avant d’être nous-mêmes soumis à cette stupéfaction par la vision du tableau. Le suspense est prolongé par l’effet de surprise car le tableau est alors présenté en couleurs. Deux fois, le tableau est précédé du regard de Dorian : la première fois lors du pacte et la seconde lorsqu’il décide de le recouvrir après le meurtre de Basil. Les deux autres occurrences en couleurs sont celles qui succèdent au regard de Wotton, et à celui de Basil qui le découvre dans le grenier avant d’être poignardé. Deux autres fois, le tableau est filmé en noir et blanc : lors du meurtre de Basil où l’ombre du couteau se reflète sur Dorian et lors de la transformation finale où il perd sa dépravation pour, dans un morphing avant l’heure, retrouver sa pureté initiale.»27
Il y a là quelque chose de monstrueux qui laisse présager dans ces passages colorés une libération de l’image laissant apparaître la véritable couleur des chairs. Un rugissement, une animalité du réel. Le spectateur est à la fois troublé et surpris par la force de cette représentation réanimée qui prend vie sous ses yeux.
Ce choix de la couleur réside dans l’effort continu qu’a Lewin de faire passer dans ses films «sinon le choc même de l’art, du moins le reflet pâle et déformé de l’émotion esthétique».28
C’est peut-être ici que peut s’opèrer la comparaison avec le travail du graphiste dans cette volonté, tiraillé entre la fidélité interprétative de l’œuvre originelle et le choc sensationnel de la reproduction entendu comme «archi-ressemblance». Cette dialectique donne à voir l’irreprésentable.
04.      J. H., A. L., C. W.29
En conclusion, le graphisme comme la photographie dĂ©finie par Thomas Ruff suggère une subjectivitĂ© du point de vue de celui qui se place «derrière» le contenu, entendu comme «rĂ©alité». Cette subjectivitĂ© pose ainsi la question de l’interprĂ©tation et place le destinataire dans une situation de «lector in fabula», terme que j’emprunte au livre Ă©ponyme d’Umberto Eco.30
«Le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà -dit restés en blanc»31.
L’implicite ou «non-dit» introduit par les graphistes dans les choix de papiers, les connotations historiques des typographies, la mise en page et les choix formels, permet la cohabitation du couple exposition/livre dans le cas du catalogue Surfaces, Depths. Cette symbiose est permise par la coopĂ©ration et l’imagination du destinataire, entendu comme le lecteur, qui active Ă son tour le rapport Ă©noncĂ©/Ă©nonciation. Ce constat est Ă©galement valable pour la reprĂ©sentation de la peinture dans le film, The Picture of Dorian Gray, d’Albert Lewin.
Cette suite de perceptions dont les interfaces sont : le contenu à adapter, le rôle du réalisateur/graphiste, le rôle du lecteur/spectateur, entraîne une réaction en chaîne éprouvée par des altérations permettant la circulation des contenus.
Ainsi, l’altĂ©ration proposĂ©e par les deux auteurs Lewin et Hares/Windlin est Ă rapprocher de celle utilisĂ©e dans la notation musicale32— altĂ©ration constitutive pour Hares/Windlin et accidentelle pour Lewin. En accentuant la mĂ©taphore, j’Ă©largirai la perspective de ce texte par ces mots empruntĂ©s Ă Bernard Sève :
«L’Ĺ“uvre musicale n’est pas seulement interprĂ©tĂ©e. Elle est aussi citĂ©e, ce qui est une autre forme d’interprĂ©tation. Citer, c’est honorer et c’est dĂ©former. Citer c’est s’inspirer et c’est trahir. L’altĂ©ration citationnelle relève bien de ce travail fait sur l’Ĺ“uvre après l’Ĺ“uvre (et d’après l’Ĺ“uvre) dont relève aussi l’interprĂ©tation.»33
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Dans un texte Ă venir, je reviendrai plus en dĂ©tail sur la double question de la peinture et de la littĂ©rature dans le travail d’Albert Lewin.
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- FrĂ©dĂ©ric Lambert, L’ExpĂ©rience des images. Marc AugĂ©, Georges Didi-Huberman, Umberto Eco, INA Éditions, Bry-sur-Marne, 2011, p. 6 [↩]
- Robert Bresson explique dans une suite de notes orales captĂ©es par François Weyergans en 1965 pour la sĂ©rie de reportages CinĂ©aste de notre temps, que les formes sont les vĂ©hicules du sens et donnent Ă comprendre le propos du film. Ce sont elles que l’on perçoit en premier. [↩]
- «La narration: l’acte narratif producteur qui concerne les rapports existant entre l’énoncĂ© et l’énonciation.» Virginie Julliard, SĂ©miotique des contenus: Les images en mouvement, UniversitĂ© de Technologie de Compiègne, Compiègne, document en ligne consultĂ© le 12 novembre 2013 : http://artisiou.com/vjulliar/lib/ exe/fetch.php?media= 8cinema_bis.pdf [↩]
- Dans les annĂ©es 1940, les scĂ©naristes amĂ©ricains lorsqu’il s’agissait de transposer une Ĺ“uvre littĂ©raire Ă l’écran n’hĂ©sitaient pas Ă s’éloigner de la simple transcription pour fournir une vĂ©ritable interprĂ©tation du contenu. [↩]
- «Le rĂ©cit: le signifiant, l’énoncĂ©, la forme que prend l’expression de l’histoire, le film Ă proprement parler.» Virginie Julliard, loc. cit. [↩]
- Jacqueline Nacache, Couleur-surprise: le musĂ©e d’Albert Lewin, in «L’art dans l’art», Presse de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 2000, p. 285 [↩]
- Thomas Ruff, in Surfaces, Depths, Verlag fĂĽr moderne Kunst NĂĽrnberg, Nuremberg, 2009, p. V (ma traduction [↩]
- Carolyn Christov- Bakargiev, in «Thomas Ruff», Castello di Rivoli, Turin, 2009, document en ligne consultĂ© le 09 fĂ©vrier 2014 : http://www.castellodirivoli.org/ en/mostra/thomas-ruff/ (ma traduction) [↩]
- Roger Munier, L’Apparence & l’Apparition, Deyrolle Éditeur, Paris, 1991 p.17 [↩]
- Cassini-Huygens est une mission d’exploration spatiale de la planète Saturne et ses lunes par une sonde dĂ©veloppĂ©e par l’agence spatiale amĂ©ricaine de la NASA avec des participations importantes de l’Agence Spatiale EuropĂ©enne (ESA) et de l’Agence Spatiale Italienne (ASI). LancĂ© en octobre 1997, l’engin s’est placĂ© en orbite autour de Saturne en 2004. En 2005, l’atterrisseur europĂ©en Huygens après s’être dĂ©tachĂ©Â de la sonde mère et s’est posĂ© Ă la surface de la lune Titan. Des informations ont pu ĂŞtre collectĂ©es durant la descente et après son atterrissage. Depuis, Cassini orbite autour de Saturne et poursuit l’étude scientifique de la planète gĂ©ante. [↩]
- Dominique BaquĂ©, RĂ©gis Durand, «L’Image après la photographie», in Art Press, n° 394, Paris, novembre 2012, p. 62 [↩]
- [Dossier de presse] «L’Art pour l’art, Ambition bis», La Galerie d’exposition du Théâtre de Privas, Privas, 2008, document consultĂ© en ligne le 18 juin 2014 : http://i-ac.eu/downloads/aart_ [↩]
- Roger Munier op. cit., p. 37 [↩]
- Thomas Ruff, Thomas Ruff on Jpegs and previous key series, Aperture fondation, 12.10.2010, document en ligne consultĂ© le 18.09.2014: http://vimeo.com/9591290 (ma traduction [↩]
- Pierre Barrette, «Le CinĂ©ma entre film et mĂ©diation», in Les Cahiers du Gerse, n° 5, Presses de l’UniversitĂ© du QuĂ©bec, MonrĂ©al, automne 2003, document consultĂ© en ligne le 10 dĂ©cembre 2013 : http://www.er.uqam.ca/nobel/gerse/ numero_5_03.html [↩]
- MallarmĂ© : Le livre, instrument spirituel, Édition Gallimard, La PlĂ©iade, Paris, 1945, pp. 379-380, citĂ© par Luc Lang, «La main du photographe, PhĂ©nomĂ©nologie et politique», in Gerhard Richter, Éditions Dis Voir, Paris, 1995, p. 44 [↩]
- Jacques Rancière, Le Destin des images, Éditions La Fabrique, Paris, 2003, p. 17 [↩]
- Jacques Rancière, op. cit., p. 16 [↩]
- On Exhibitions and the World at Large, Seth Siegelaub in Conversation with Charles Harrison», Studio International, vol. CLXXVIII, n° 917, DĂ©cembre 1969, p. 202. CitĂ© par JĂ©rĂ´me Dupeyrat pour son article «Seth Siegelaub : exposer, publier…», in T-O-M-B-O-L-O, document consultĂ© en ligne le 03 dĂ©cembre 2013 :https://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/ meta/seth-siegelaub-exposer-publier/#footnote_3_11939 [↩]
- Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », in Ĺ’uvres I, Éd itions Folio- Gallimard, Paris, 2000, p. 255 [↩]
- «A more likely factor perhaps was the relative poverty East Germany faced in comparison to the Americanbacked recovery in West Germany. The need to design new versions of established typefaces had as much to do with economical and political expediency as a desire towards typographical tradition. Access to many of the fonts commonly used previously (such as Bauer Futura) were cut off to the Eastern sectors after the war, and the GDR had no money to pay for licences. So they developed their own versions, or found alternatives […] Arno Drescher’s 1930’s Drescher Grotesk became the most widely used lead-type sans-serif Futura substitute in the GDR. » Grant Carruthers, and Joyce Yee, « Beyond the Wall: Typography fromthe German Democratic Republic» in Bad Type : Third Annual Friends of St Bride Conference, St Bride Library, London, 18-20 Octobre 2004,document consultĂ© en ligne le 03 novembre 2014: http://nrl.northumbria.ac.uk/9154/ [↩]
- Je remercie Cornel Windlin pour sa rĂ©ponse Ă©clairante et gĂ©nĂ©reuse Ă propos du caractère typographique Maxima lors d’un Ă©change de courriels le 24 juillet 2014 : «I used other versions which came from original digital files of East German origin. We did change the M, as we preferred the straight legs, which reduced a certain humanist aspect of Maxima. and we also changed the weight of the font, as it was slightly too light, to suit our layout and the printing technique.». Merci Ă©galement Ă Sarah Kremer pour son aide dans l’identification du Maxima [↩]
- Robert Bresson fait une distinction entre cinĂ©ma et cinĂ©matographe. Le cinĂ©ma serait associĂ© Ă une certaine idĂ©e du «théâtre filmé» et Ă son lieu de diffusion, la salle de cinĂ©ma, alors que le cinĂ©matographe serait l’art cinĂ©matographique. [↩]
- Dans un essai intitulĂ© Das Unheimliche, Freud se propose d’étudier un sentiment que le traducteur a choisi de rendre en français par “inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© ” Une situation peut nous apparaĂ®tre comme Ă©tant peu voire non familière, et donc plus ou moins inĂ©dite, mais le sentiment d’inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© implique davantage qu’un dĂ©faut de familiaritĂ© ; il concerne l’étrangetĂ© de ce qui, dans notre environnement, devrait nous ĂŞtre familier. Par exemple, la perception d’un mannequin de cire ou d’un automate rĂ©pond Ă certaines de nos attentes relatives Ă la prĂ©sence d’un ĂŞtre animĂ©, alors que d’autres attentes, notamment liĂ©es Ă sa dynamique et Ă son potentiel d’interaction avec nous, sont déçues. Le rĂ©sultat peut engendrer un lĂ©ger malaise caractĂ©ristique du sentiment qui intĂ©resse Freud. » JĂ©rĂ´me Dokic, L’inquiĂ©tante Ă©trangetĂ© et autres sentiments existentiels nĂ©gatifs, EHESS-Institut Jean-Nicod, Paris, 2011 document consultĂ© en ligne le 10 avril 2014 : http://j.dokic.free.fr/philo/pdfs/ Unheimlichkeit.pdf [↩]
- Jacqueline Nacache, op. cit., p. 276 [↩]
- «Certes, la sĂ©quence en couleurs, dans un film hollywoodien des annĂ©es quarante, n’est pas sans antĂ©cĂ©dents. C’est une des formes qu’a prise le Technicolor depuis ses manifestations prĂ©coces […] du fait d’une utilisation difficile, coĂ»teuse, et soumise Ă de nombreuses contraintes. Les intentions [diffĂ©rentes de celles de Lewin] dans ce type d’utilisation, Ă©taient alors très claires : il s’agissait de convoquer la couleur dans sa dimension spectaculaire, dĂ©corative et onirique ; d’oĂą le fait que la couleur restât liĂ©e, dans les annĂ©es quarante, Ă des genres populaires.» Ibid., p. 277 [↩]
- CinĂ©maclubdecaen, Le portrait de Dorian Gray, document en ligne consultĂ© le 20 fĂ©vrier 2014 : http://www.cineclubdecaen. com/realisat/lewin/ portraitdedoriangray.htm [↩]
- Jacqueline Nacache, op. cit., p. 280 [↩]
- Ce titre, en initiales, s’inspire d’un point commun entre les auteurs citĂ©s dans ce texte. Ce point commun, leurs signatures discrètes. D’une part, le M de la Maxima pour Jonathan Harès et Cornel Windlin, d’autre part, la sĂ©rie d’indices disposĂ©e dans la chambre oĂą se trouve la peinture mĂ©tamorphosĂ©e pour Albert Lewin. Dans son livre, Les secrets d’Hollywood, Patrick Brion, historien du cinĂ©ma et fervent dĂ©fenseur de l’Ĺ“uvre cinĂ©matographique d’Albert Lewin, pointe quelques dĂ©tails intĂ©ressants Ă propos d’un jeu de cubes lettrĂ©s non loin du tableau. Les diffĂ©rents agencements de ces cubes signent tour Ă tour les initiales du rĂ©alisateur, A. L., ainsi que les initiales des victimes de Dorian Gray. [↩]
- «L’objet de ce livre est le phĂ©nomène de la narrativitĂ© exprimĂ©e verbalement en tant qu’interprĂ©tĂ©e par un lecteur coopĂ©rant.» Umberto Eco, Lector in fabula, Ă©dition Grasset & Fasquelle, Paris, 1985, p. 9. [↩]
- Umberto Eco, Lector in fabula, Ă©dition Grasset & Fasquelle, Paris, 1985, p. 29Â [↩]
- En musique, l’altĂ©ration signifie la modification de la hauteur initiale d’une note et elle est reprĂ©sentĂ©e par le dièse, le bĂ©mol et le bĂ©carre. Il existe plusieurs formes d’altĂ©rations, dont l’altĂ©ration constitutive et accidentelle.
L’altĂ©ration constitutive est placĂ©e après la clĂ© (en dĂ©but de partition) et valable pour l’ensemble de la partition. L’altĂ©ration accidentelle est placĂ©e devant une note, Ă l’intĂ©rieur d’une mesure : elle affecte toutes les notes de mĂŞme nom et de mĂŞme hauteur, Ă l’intĂ©rieur de cette mesure. [↩] - Bernard Sève, L’AltĂ©ration musicale, Ă©ditions du Seuil, Paris, 2002, p. 182 [↩]