Être sensible à la pensée de Jacques Derrida, pour quelqu’un qui s’intéresse à la typographie, c’est peut-être d’abord considérer un philosophe attentif aux matières de l’expression du texte ailleurs appelées signifiants : la lettre encrée, son dessin peut-être légèrement foulé dans du papier aux textures, aux teintes et aux mains diverses ; sa composition en blocs aux contrastes changeants, en séquences animées par la page tournée ; le vocable plus ou moins articulé, la prosodie, le rythme, le phénomène sonore, ses contextes d’apparition et ses éventuels traitements de signaux.
Glas, Glocke1, Gal, Klang2, Gla-gla, Glou-glou, Guili-guili3, Arg, Aga, Agueu4, Déglutition, Glotte, Goulet, Sanglot5, Gueule, Gosier6, Glouton7, Golem8…9
Jacques Derrida produit une pensée de l’inscription, de la trace, qui passe par le traitement proprement graphique du texte, par un travail de composition attentif au détail, par ce qu’on pourrait appeler une littérature concrète comme on a pu parler, un peu après Stéphane Mallarmé et plus encore après Laurence Sterne, de poésie concrète.
Ainsi, l’intérêt que porte Jacques Derrida à ce que Julia Kristeva a déjà appelé l’intertextualité10, ou Mikhail Bakhtine avant elle dialogisme ou polyphonie du discours11, va prendre très graphiquement, en 1974, dans Glas, la forme confiée par les éditions Galilée aux imprimeurs brocheurs Firmin Didot S. A., de l’organisation en deux colonnes chahutées et plusieurs niveaux de textes.
Glas c’est un grand dos carré carré de papiers bouffants ivoires : du support tangible, texturé et respirant avec pas mal de bois, assez de main. Glas c’est un grand format qui reprend la figure symbolique, immanente et abstraite, du carré : 24*24 cm qui se déploient dans de vastes horizons de doubles pages. Mais Glas c’est « d’abord » comme le dit l’auteur dans son prière d’insérer : « deux colonnes ».
Deux colonnes ce n’est pas un double colonage ergonomique aménageant la longueur de ligne la plus confortable dans un corps réduit et un format très horizontal. Deux colonnes c’est la composition, c’est-à -dire aussi bien l’opposition que l’apposition, la conjonction que la disjonction, de deux textes. Et d’autant plus si les deux colonnes justifiées sont composées avec le même caractère : du Garamond vraisemblablement Deberny & Peignot. Et d’autant plus si cette identité de caractère est nuancée d’une distinction de corps. À gauche, par ordre logique de lecture et d’apparition historique, le petit caractère à l’approche serrée du logos philosophique de Georg Wilhelm Friedrich Hegel. À gauche la colonne « dialectique »12. À droite, dans une composition plus aérée – avec plus d’interligne et d’approche –, l’alphabet sensiblement plus grand de la littérature sainte et souillée de Jean Genet, dit Genêt, dit Gallien. À droite la colonne « galactique »13 .
Deux colonnes ça peut être, pour un graphiste, la composition traditionnelle du manuscrit médiéval, sa tradition de glose et de marginalia, sa poursuite dans le berceau typographique de la Bible de Gutenberg. Mais Jacques Derrida semble préférer à cette filiation une autre scène primitive tout aussi scripturale, celle de l’invention égyptienne de « l’art symbolique », autrement dit l’écriture14.
Ces deux colonnes inscrites dans le vaste paysage crème des double-pages de Glas, ce sont les deux colosses de Memnon du désert égyptien convoqués après Strabon par les cours d’esthétique de Hegel15. Deux colonnes pour deux colosses de l’écriture : Hegel et Genet. Deux colosses égyptiens assis sur des trônes couverts de hiéroglyphes. Deux colonnes « incisées, tatouées, incrustées »16 après les inscriptions grecques et latines relatant l’étrange chant de Memnon par la souplesse régulée d’un Gill Sans17, en petit corps serré pour les voix des citations des auteurs en pleine colonne étroitisée, et les commentaires de Derrida en incrustation et largeur variable en bord de colonne — symétriquement bord droit colonne de droite, et bord gauche colonne de gauche.
Deux corps / colonnes / colosses, trois corps de caractères et deux alphabets imprégnés du ductus calligraphique, du travail de la main et du souffle, de l’effort de l’outil tracté et de la résistance du matériau. Deux typographies aux anatomies marquées : panses comprimées du e ou du a bas de casse du Garamond à la silhouette étirée et vibrante dans son dessin Deberny & Peignot, respiration organique du corps conducteur du dessin du Gill Sans qui s’exprime de façon si frappante dans les graisses généreuses18 .
L’attention de Jacques Derrida à la vie des formes de l’écriture mécanisée va aussi s’incarner en écho à toute une théorisation du signe développée des deux côtés de l’Atlantique par la sémiotique de Charles Sanders Peirce et la linguistique de Ferdinand de Saussure. Si l’articulation de la langue naît d’un système de segmentation, d’opposition et de différence, si le signe fonctionne par changements d’états entre une forme matérielle, un référent plus ou moins excepté du langage, et un ensemble de concepts de médiation ou d’interprétation, la composition du texte sera régie par une logique de rupture – sémiotique – : par sentiment de report, de perte et effet de supplément. Ainsi les colonnes déjà « tronquées, par le haut et par le bas » et « taillées dans leur flanc »19 multiplieront-elles les marques de césure. Ainsi les marques de ponctuation macrotypographique – saut de page, saut de ligne, changement de largeur, de justification, de gris ou de valeur typographique du bloc – ne se superposeront pas aux ponctuations microtypographiques, laissant un paragraphe commencer et finir au beau milieu d’une phrase, et cette dernière se voir prolongée à l’issue de son interruption par une citation, un commentaire ou un changement de folio.
On peut se demander jusqu’où est allée la maîtrise du philosophe sur la composition du texte, sur le choix des caractères, vraisemblablement décidée avec l’imprimeur et l’éditeur, voire par eux-seuls sur indication de l’auteur. On peut se demander également ce que doit Derrida aux écrivains inscrivants, Laurence Sterne en tête, mais aussi Guillaume Appolinaire, évidemment Stéphane Mallarmé, et quelques autres, qui ont voulu profiter des puissances d’inscription de l’ordonnancement spatial mécanisé de l’anatomie réglée des caractères d’imprimerie.
On pourrait s’interroger symétriquement sur ce que la sensibilité phonologique de Derrida doit, au delà de Saussure, à la poésie sonore des Hugo Ball, Kurt Schwitters, Antonin Artaud, et en particulier au travail entre musique, diction et mécanisation du phénomène poétique sonore autrefois essentiellement écrit plutôt que dit20 par le magnétophone et la machine des Bernard Heinsieck et autres Henri Chopin, et derrière eux, par les grands inventeurs électroniques de la « musique sans musiciens » notamment Karlheinz Stockhausen ou Pierre Boulez.
Dans les deux cas d’ailleurs des affaires de corps machinisés, corps du texte, corps fonctionnel du récitant performeur.
On pourra remarquer enfin que, quelques années auparavant, Jean Genet – dont il n’est peut être pas superflu de rappeler qu’il est un écrivain formé à la typographie – avait déjà éprouvé la formule du colonage en regard, en tension, en dialogue, en composant en miroir deux textes sur la thématique du dialogue, de la confrontation : Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, sa rencontre avec un petit vieillard, dans le déplacement d’un wagon de chemin de fer, et la republication d’un texte antérieur, Le Secret de Rembrandt, dédié au vieux maître hollandais de l’auto-portrait21 .
Ce texte duel cité dès la première ligne de Glas et auto-désigné comme reste, et pourquoi pas comme suite, source, écho… se fait l’emblème et l’indice d’une manière d’intertextualité dialogique / dialectique / inscrite dans le corps sensible et manifeste des textes.
Être sensible à la pensée de Jacques Derrida, pour quelqu’un qui s’intéresse à la typographie, c’est ensuite considérer un philosophe attentif à la phénoménologie de la lecture et aux mécanismes de l’apparition, de la circulation et de l’interprétation du sens.
Non seulement Jacques Derrida nous propose un sens de l’entre et du rebond, un sens fait de couture et de suture mais il se plaît à cultiver et à multiplier les stratégies sémiotiques dans le cadre d’une réflexion globale appréhendant le signe comme supplément, perte et dynamique généralisée. C’est que la « phénoménologie de l’esprit », si elle ne peut s’exprimer que par le truchement des différents états du signe et du langage, peut aussi bien prendre le tour systématique et généralisant de l’idéalisme dialectique de Hegel, que la forme retorse, sourde et contrariée de l’érotique du langage des fleurs de Genet ou les voix de tous les échos, de toutes les résonances et de tous les niveaux du texte : commentaire, citation, incise, assonance, paraphrase, traduction, évocation, « fécondations polyglottiques »…22
Glas, Glaïeul, Glycines23, Églantine24, Agglutiné, Gluant, Glu, Gel, Glace, Glaive, Gloire, Galerie25, Verglas26, Geôle27, Gallien28, Gabrielle29, Gabriel30, Hegel, Aigle31, Galérien, Glaviot, Glaire32, Gerbe, Glaner33 Golgotha34, Galilée35, Galgal36, Graine37, Galactique38.
À cette liste non exhaustive de termes qui émaillent le livre manifeste publié par Jacques Derrida chez Galilée en 1974, on a envie de rajouter Glose et la tradition de commentaire du Midrash, cette conversation ouverte et sans autorité avec le texte, ce qui est plus une question posée, une dérive, qu’une exégèse absolue, qu’une métaphysique coercitive de la légalité du texte…
Jacques Derrida ne cesse de relever les figures impossibles – c’est-à -dire possibles uniquement dans le régime des représentations et de la pensée – : des formes de l’interlope, du paradoxe, de la circularité, du retors, de l’inversion, de la duplicité… Jacques Derrida semble fasciné par les contradictions organiques – c’est-à -dire fonctionnelles – de la consubstantialité de la séparation et de la continuité qui sont les caractéristiques même du signe et de la signification. La logique d’articulation du signe procède par séparation, par opposition, pour relier. Pour renvoyer un signe à son objet, pour rallier un auteur à un lecteur, relayer un texte et un autre, passer d’une langue à une autre… on doit couper, perdre, ajouter, monter, transformer.
On peut se rappeler que Laurence Sterne avait choisi comme emblème de son écriture les papiers à la cuve artisanaux qui amenaient une exception floue et fluctuante à chaque exemplaire de la série imprimée de son Tristram Shandy. C’est semblablement une image résistante et cryptique que Derrida va chercher comme paradoxe du corpus rationaliste hégélien. Dans ses cours d’esthétique, Hegel reprend une légende antique à Strabon, Pline l’ancien, Pausanias ou Tacite, qui veut que les mystérieuses statues de pierre égyptiennes dites de Memnon, se mettent à chanter lorsque le soleil levant vient frapper leur visage ; comme un redoublement de la figure de la confrontation, comme un renforcement du double qui est aussi bien séparation, différence, diastole, que ressemblance, gémellité, systole ; comme une apparition merveilleuse et désintéressée du signe39.
Ce soleil qui éclaire ces deux textes « dressés », ces deux colonnes-colosses peut être ce « vouloir-lire » du lecteur qui tente d’éclairer le « vouloir-dire » des textes en faisant surgir le sens de la rumination de leur isolement — « l’un sans l’autre » – et du montage de leur confrontation – « l’un avec l’autre »40. Ce son étrange qui naît de « l’échauffement » du texte par la chaleur de l’agitation, de l’animation de la lecture et que Hegel peut comparer — c’est Derrida qui souligne – à la frappe d’une cloche : Glas, Klang41 , c’est, dit Derrida « le son muet ou le son fou du logos hégélien »42.
Un son inarticulé qui travaille en deçà , à côté ou au delà de la logique construite et partagée du discours. Un son inarticulé, un potentiel abstrait qui relève de l’information pure, de la virtualité. Un son qui joue de la résonnance dans l’entre des colonnes, comme une sorte de porte, comme l’intérieur d’une cloche, d’un moule – autre nom de la forme. Un son qui peut être l’indice, la trace, l’appel… de la présence désirante de ce co-auteur, de ce remonteur, de ce grand autre du texte qu’est le lecteur. Un lecteur qui est toujours promesse, potentiel de réinvention, d’in-formation, de rafraichissement du texte.
Un lecteur qui laisse parfois, comme le fait Derrida, le texte très physiquement lardé de notes et de commentaires. Durant l’antiquité, un pèlerinage grec et romain menait aux Memnons pour entendre ce son remarquable et mystérieux. Il était de tradition de laisser sur les statues des graffiti. « Audi memnonem »43.
On ne reprendra pas – on en serait incapable – le travail de Derrida sur Jean-Jacques Rousseau et l’origine, du moins l’enfance chantée de la langue dans De la grammatologie qui n’est ni l’articulation de la langue, ni son absence44. On n’épiloguera pas trop non plus sur la fascination d’Hegel – et de Derrida – vis-à -vis de cette Égypte dont ils semblent tous deux vouloir faire le terreau primitif d’un artefact symbolique langagier si résistant à l’interprétation45 . On ne creusera pas trop le rapport étymologique qui lie le secret non seulement avec la dissimulation qui peut sourdre, sécréter, mais aussi avec la coupure, la séparation46 . On ne prendra pas le risque de savoir si Derrida prend parti pour la tour Hegel ou pour la tour Genet, même si l’on peut ressentir quelque attachement à la figure contrariée et mineure de Genet, et quelque critique sourde à l’adresse de l’antisémitisme rampant du philosophe majeur et absolu. Ces colonnes ont du reste autant d’opposition que de secrets accords, haut et bas, institution et rebut, idéalisme logique et secrète symbolique séminale des fleurs, mais aussi dialogue et ambivalence, négation de la négation et inversion, sacré et absolu, circularité et homo-érotisme…
On insistera par contre sur la perception de ce système de la double colonne diffractée et des constellations de différences langagières comme le schéma possible d’un dispositif de production énergétique par différentiel de potentiels, par polarisation, par exacerbation des tensions symboliques.
On a souvent l’impression, en lisant Glas, que Jacques Derrida, en démultipliant les niveaux et les modalités des effets expressifs du texte, veut éprouver, épuiser ce que peut le langage. On insistera sur le fait que Derrida semble particulièrement sensible à la dynamique du signe que Pierce appelle sémiose illimitée, cette façon de considérer la signification dans son mouvement, sa constellation « galactique », ses flux séminaux, le bien nommé sens, plutôt que dans ses arrêts sur image, la nécessaire signification.
Mais on a aussi le sentiment que Glas fonctionne par reprise, comme on peut le dire aussi bien d’un texte, d’un tissu que d’une édition. Des fils courent subtilement, c’est-à -dire « sous la toile »47 du grand écheveau composite du texte textile de Glas. Les mots ressurgissent de la filature de chaîne à des places et à des statuts sans cesse variés, pour constituer toute une série de miroitements, d’échos, de répliques, qui sont autant de points d’ancrage presque physiques dans le flux, la constellation ouverte et tenue du réseau tissé de l’ouvrage.
La déconstruction est aussi le nom d’une analyse – du grec analusis, « décomposition » aussi bien que « résolution »48 – consciente du fait qu’une destruction et une forme de construction, qu’une décomposition recompose, propose de nouveaux arrangements, de nouveaux montages signifiants. La différance derridienne est aussi cette conscience au participe présent de l’action de mouvement des qualités du signe, sans cesse déporté, c’est-à -dire coupé – à la fois réduit et augmenté — du statut de forme perceptive, signifiant matériel, à l’état de ce qui peut être signifié ou interprété, à la réalité objectale plus ou moins extérieure au langage que désigne le signe et auquel se réfère l’interprétation, le déchiffrement du signe. Mais que la constellation décrite par l’énergie du vouloir-dire, du vouloir com-prendre, ne cesse de se poursuivre, ne cesse d’échapper, de la dimension matérielle du signifiant à la référence d’un nouveau signe, inversement du référent du signe au signifiant d’un nouvel objet, de l’interprétant à l’ensemble des signes et de leurs promesses réticulaires constituant l’interprétation.
Apparaîtra alors une nouvelle valeur de la double colonne. Le « tour à tour » est aussi la double bande, paronomase du double bind de la théorie de la schizophrénie de Gregory Bateson49. La double colonne dont on a pu remarquer qu’elle opposait et composait deux singularités de l’expression et de l’herméneutique – l’idéalité transparente du philosophe systématique et l’hermétique sacrée des mystère sexués du littérateur-auteur –, cette double méthode relève aussi d’une double contrainte, ou plus typographiquement – et symétriquement –, d’une double reliure. L’écriture, l’expression, la pédagogie, la médiation… se trouvent prises dans une double injonction dialogique. Le philosophe, l’écrivain, le théoricien, le poète, le graphiste, la simple interlocution agissent dans le paradoxe de devoir dire, de devoir transmettre, de devoir tendre à la médiation toujours plus ou moins absolue, alors que les biens nommés malentendu, différend, sont le commun de la transmission, de l’exposition, de l’édition, de l’échange langagier ; alors que l’incompréhension est la marque de l’autre, de l’altérité, de la différence50.
Le glas est aussi le son de la perte, de la mémoire et de la disparition. On peut se rappeler Régis Debray et cette naissance de l’image – et tout aussi bien, de tout ce qui se grave, se type, se « glyphe » – « par la mort »51 qui fait que tous les noms du signe et du symbole sont des noms de la déchirure comme du manque désirant. On peut se souvenir des mythes grecs de l’invention du dessin et de l’écriture, de (Di)butade(s) et de Bellérophon, posant le signe gravé, tracté, en regard, en réponse au manque et à l’annonce de la perte, au désir – la perte de l’étoile, le désastre – et à la mort, au désir de mort ; au désir comme mort et supplément52 . Comme le souligne Derrida lui-même, « colossos [est le] nom donné au double du mort »53.
Perte du sens, fuite du signifiant, report, dépassement, déformation, mais perte jouissive, plaisir de se perdre, et de se retrouver, dans les dynamiques polyphoniques du texte. Dérive, flânerie, exercice de la liberté du lecteur qui n’est jamais si prisonnier des réseaux tissés qu’il parcourt. Le plaisir du texte54, c’est cette autonomie du texte et du lecteur vis-à -vis de tous les effets d’autorité, et y compris de ceux qui font de tout regardeur un spectateur passif. La morale du texte, ce peut être aussi bien la belle transparence de service que la revendication de la part de la littérature de sa part d’ombre, de son appétence au néant et à la mort. La résonance, l’onde sonore, et aussi bien atomique, c’est ce qui traverse : ce qui est à la fois dedans et dehors, mort et vivant, une chose et son contraire.
L’éthique du texte, ce peut être d’abolir la linéarité, l’unicité, la prison de la pensée statique, métrique, d’en vouloir à la loi du texte, de dépasser l’approche linguistique comme un système de régulation presque coercitive de la pensée sans renoncer pour autant au sens et à son esprit de partage, de transitivité : double contrainte.
Être sensible à la pensée de Jacques Derrida, pour quelqu’un qui s’intéresse à la typographie, c’est enfin considérer un philosophe construisant une pensée dans une forme active, dans une forme affectée par sa pensée et possiblement effective sur la pensée des autres. Glas est une sorte de machine herméneutique en forme de métalogue55 parce que Derrida se pose en tant qu’auteur lecteur, en tant qu’analyste et commentateur composant sur les restes de textes existants, en monteur et interprète d’écritures de l’altérité.
On peut penser à son propos à ce que dit Jacques Aumont de Jean-Luc Godard, que le monteur ne s’oppose pas à la logique du document, que s’il se permet de le découper, s’il l’articule, l’incise, l’interpose, c’est pour lui faire rendre raison56 . On se rappellera à propos du rapport au montage, filmique mais pas seulement, ce que Derrida dit du film que lui a consacré Safaa Fathy57, que « ce film est de l’ordre de la circoncision, non de l’excision ». C’est-à -dire « d’une coupure qui ne coupe pas », qui « ne mutile pas », d’un « art de la coupure, de l’interruption qui laisse vivre »58.
Et l’on se rappellera que pour que ça résonne, pour que ça joue, il faut des espaces, il faut des intervalles. Et l’on sera peut-être tenté de penser à la possibilité d’une forme très brillante à l’horizon de notre champ disciplinaire. Une autre façon de rendre justice, de rendre service à la légalité, à la legibility des textes premiers.
Être sensible à la pensée de Jacques Derrida c’est peut-être s’intéresser enfin à notre discipline du graphisme comme à un champ liminaire, un lieu sans territoire des échanges et des dynamiques, un lieu qu’on ne peut presque définir que de l’extérieur, que du point de vue en creux de ses affinités.
- La cloche en allemand [↩]
- Klang est le bruit étrange – comme un glas d’église – que produisent, d’après Hegel à la suite de nombre d’auteurs antiques, les deux colosses – colonnes – de Memnon sous l’influence du soleil levant. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique ; Deuxième partie : formes particulières du beau artistique ; 1ère section, l’art symbolique ; « la symbolique inconsciente », 1818-29 [↩]
- L’exception ou la contradiction du mot iconique, le mot-son, le mot avant la loi de l’écriture. [↩]
- Le babil, le barbare, l’in-fans c’est-à -dire le stade de développement humain caractérisé par la privation de parole, la scène primitive du langage. [↩]
- L’émotion la plus primitive, en deçà du sens ou comme promesse de ce dernier, l’é-motion comme mouvement vers l’extérieur, comme dynamique, comme écart. [↩]
- L’appareil phonatoire dans un genre animal, la voix plus ou moins articulée, la parole inscrite et reprise par le texte, le son peut-être premiers vis-à -vis d’un sens à conquérir. [↩]
- Le désir de matière, le vouloir-dire, le vouloir-lire, les saveurs-savoirs. [↩]
- En hébreu il s’agit d’un embryon, d’un inachevé, d’une création humanoïde dépourvue de parole. [↩]
- Exceptés quelques ajouts licencieux, l’ensemble de ces allitérations est prélevé dans le texte de Glas. [↩]
- […] tout texte se construit comme mosaïque de citation, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit au moins, comme double.
Julia Kristeva, Semeiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil (collection Points Essais), 1969 [↩] - Mikhail Bakhtine (Valentin Nikolaevich Voloshinov), Le marxisme et la philosophie du langage, Éditions de Minuit, Paris, (1929) 1977 [↩]
- Jacques Derrida, Prière d’insérer de Glas, 1974 [↩]
- Jacques Derrida, Prière d’insérer de Glas, op. cit. [↩]
- Et l’on se rappellera que Toth, inventeur de l’écriture est déjà un thème central dans la critique médicinale de la lettre que mène Jacques Derrida dans son analyse du Phèdre « La pharmacie de Platon » in Tel quel n° 32 et 33, Paris, 1968 [↩]
- Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique ; Deuxième partie : formes particulières du beau artistique ; 1ère section, l’art symbolique ; « la symbolique inconsciente », 1818-29 [↩]
- Jacques Derrida, Prière d’insérer de Glas, op. cit. [↩]
- Eric Gill, 1928 [↩]
- Le Gill Sans s’inspire de l’Underground ou Johnston Sans du maître d’Eric Gill, Edward Johnston, qui tentait en 1913 pour la signalétique du métro londonien une modernisation sans empattement des formes très historiques, dessinées et calligraphiques, des capitales lapidaires romaines de la colonne trajanne et des minuscules du psautier de Ramsey de la fin du Xe siècle [↩]
- Jacques Derrida, Prière d’insérer de Glas, op. cit. [↩]
- Sauf évidemment aux temps antiques de la scriptio continua où le texte doit être énoncé à haute voix pour être entendu dans tous les sens du terme. [↩]
- Jean Genet, « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes », Tel Quel, Paris, mai 1967 ; « Le Secret de Rembrandt », L’express, Paris, septembre 1958. [↩]
- Jacques Derrida, Prière d’insérer de Glas, op. cit. [↩]
- Les fleurs qui viennent s’incruster de leur structure entrelacée dans les architectures préexistantes. [↩]
- Les fleurs et leur peut-être tendre langage cryptique de corps sexuels. [↩]
- La forme fixée, ferme, fermée, officielle, la forme pleine, triomphante. [↩]
- La dérive du sens. Le sens étymologique comme mouvement. Glissade apparaît-il dans Glas ? [↩]
- Notre Dame des fleurs, premier roman de Genet, est écrit dans la prison de Fresnes en 1942. [↩]
- Jean Gallien est le surnom, l’hétéronyme, le nom supplémentaire de Genet. [↩]
- Camille Gabrielle est le prénom de la mère qui abandonne Jean Genet à sept mois à l’assistance publique. [↩]
- L’ange ailé, messager, interprète et annonciateur du Dieu monothéiste. [↩]
- Paronomase du nom du philosophe idéal. [↩]
- Le déchet, le reste, le surplus, le supplément plus ou moins dégradé et la condition de l’appareil phonatoire. [↩]
- De par son étymologie latine, la lecture est une cueillette, une récolte. [↩]
- la colinne du crâne et de la mise à mort. [↩]
- Le décentrement. [↩]
- La roue, le dévoilement en hébreu. [↩]
- La semence, la promesse, la différence, le signe. [↩]
- Le lait séminal, le sperme, la dissémination, les constellations de sens. [↩]
- Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’esthétique ; op. cit. [↩]
- « deux textes dressés, l’un contre l’autre ou l’un sans l’autre » Jacques Derrida, Prière d’insérer de Glas, op. cit. [↩]
- « La chaleur est l’accomplissement (Vollendung) du Klang […] Quand par exemple une cloche (Glogke) est frappée (Geschlogen), elle devient brûlante […] » ((Jacques Derrida (Georg Wilhelm Friedrich Hegel), Glas, op. cit. p. 279 [↩]
- Jacques Derrida, Glas, op. it. p. 16 [↩]
- « J’ai entendu – peut-être dans tous les sens du terme – Memnon. » [↩]
- Jacques Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit, Paris, 1967, pp. 227-362 [↩]
- Peut-être faudrait-il interroger cette fascination cryptographique à l’éclairage de l’histoire presque romanesque du déchiffrement des graphèmes égyptiens préférés par l’antiquité grecque et romaine aux cunéiformes sumériens et « inventés » par Jean-François Champollion dans les années 1820. [↩]
- Alain Rey (dir.), « Secret » et « Sécrétion » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, p. 3434 et 3436 [↩]
- Alain Rey (dir.), « Subtil » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, p. 3670 [↩]
- Alain Rey (dir.), « Analyse » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, p. 1288 [↩]
- Gregory Bateson, Don D. Jackson, Jay Haley et John Weakland, « Vers un théorie de la schizophrénie », 1956, dans Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome II, Paris, Le Seuil, 1972, p. 9-34. [↩]
- cette fois sans a [↩]
- Régis Debray, Vie et mort de l’image, Gallimard, Paris, 1992 [↩]
- Dans son Histoire Naturelle – xxxv, 151 – Pline l’Ancien rapporte l’histoire familiale de l’invention du dessin et du portrait modelé. Une première scène érotique et mélodramatique, celle de l’invention du dessin, voit la fille cerner l’ombre projetée de l’amant en partance – Pline dit « pour l’étranger » mais dès le XVIe, on le fait partir au combat et à la mort, cf. Françoise Frontisi-Ducroux, « ‘La fille de Dibutade’, ou l’inventrice inventée », Cahiers du Genre 2/2007 (n° 43) , p. 133-151 – sur le mur de la chambre sans doute d’amour. Une seconde scène d’amour cette fois filial, voit le père, Boutadès, un potier se Sycione, conforter le dessin désirant de la perte par un bas relief en terre qu’il pérennisera en le cuisant.
C’est dans l’Iliade qu’Homère nous raconte l’histoire de Bellérophon – que Derrida reprend dans De la grammatologie, op. cit., p. 363, 364. La femme du roi Proetos est prise de désir pour Bellérophon, mais devant l’indifférence de ce dernier, elle demande a son mari de le tuer en prétextant que les avances licencieuses viennent de lui. Le roi, représentant du désir de vengeance de sa femme, ne veut tuer de ses mains et, différant l’acte, charge le malheureux, sans qu’il le sache, de tablettes sur lesquelles est gravé son arrêt de mort – que du reste, il ne sait pas lire. Derrida note que « le seul trait d’écriture fut chez Homère une lettre de mort. […] Dans une chaîne sans fin de représentations, le désir porte la mort par le détour de l’écriture. » [↩] - Jacques Derrida, Prière d’insérer de Glas, op. cit. [↩]
- Roland Barthes Le Plaisir du texte, Éditions du Seuil, Paris, 1973 [↩]
- Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, op. cit. [↩]
- Jacques Aumont, Amnésies, Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, P.O.L., Paris, 1999. [↩]
- Safaa Fathy, D’ailleurs Derrida, éditions Montparnasse, 1999, 1h 08 mn [↩]
- Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, Ina éditions, Bry sur Marne, 2014 [↩]