Malgré un titre clairement féminisé, et la présence de plusieurs fortes figures de femmes, l’exposition de Caroline Soyez-Petithomme à la galerie Art : Concept, La Femme de trente ans, n’est pas une exposition particulièrement féministe. Ni une exposition qui parle particulièrement des femmes. En ce sens, elle ne serait pas le pendant féminisé « Cherchez la fille » de l’exposition actuelle du Mac/Val de Vitry-sur-Seine. Bien qu’elle soit traversée par les questions d’identité sexuelle, de trouble entre masculin et féminin, et des clichés existants sur l’un et sur l’autre, la « clé » de l’exposition semble bien plutôt se trouver dans l’idée d’invention d’une catégorie sociale, telle qu’elle est contenue dans la référence au roman de Balzac du même titre, La Femme de trente ans.
Car, à ce texte, réunion de six nouvelles en un roman, a longtemps été associée l’idée selon laquelle Balzac aurait « inventé » la femme de trente ans. Le texte se penche sur le parcours d’une femme dans la société du 19e siècle, et s’arrête tout particulièrement sur l’après-mariage, c’est-à -dire cet âge paradoxal où la femme est au faîte de sa beauté et de sa force, mais socialement réduite à une identité immuable – la femme de son mari. Balzac a le mérite d’être un des premiers à s’être intéressé à ce moment de la vie de ses contemporaines, et à aborder de façon très franche la question de la sexualité à l’intérieur du mariage, et de la frustration sexuelle, amoureuse et sociale qui en résulte. Julie, son personnage central, refuse de se résigner à ne jamais rien vivre, et invente à son échelle les conditions d’une nouvelle vie (extra-conjugale) et d’une liberté chèrement payées à la fin du roman.
Les artistes réunis par Caroline Soyez-Petithomme ont, pour la plupart, la particularité de s’être « inventés » eux-mêmes. La tonalité a priori fortement érotique de l’exposition – due en grande partie aux grands papiers peints de Marvin Gaye Chetwynd qui recouvrent la quasi- totalité des murs de la galerie – n’est pas en contradiction avec cette affirmation : c’est notamment par le recours à la figuration, à la peinture, et à l’érotisme que ces artistes se sont affirmés dans un milieu artistique qui s’en effarouche facilement. En témoigne la figure de Judith Bernstein, artiste américaine de 73 ans, proche des Guerilla Girls, dont l’œuvre a été tenue à l’écart des expositions pendant de nombreuses années avant qu’elle ne bénéficie très récemment de la reconnaissance. Deux de ses œuvres dans l’exposition reprennent un motif récurrent de son travail depuis les années 70, celui d’un sexe-vis monumental, concrétisation visuelle de la brutale expression anglaise « to screw ». Dessinés à grands traits de fusain sur une toile libre, les phallus de Judith Bernstein ont quelque chose d’échevelé et de poilu qui évoque aussi bien la violence de la représentation que celle de son auteur. Loin de s’effacer devant ces sexes dressés comme des armes (on pense aux Objets désagréables de Giacometti, chez qui l’acte sexuel est une blessure), Judith Bernstein accorde une place importante à sa propre signature qui devient une partie intégrante du dessin, traitée elle aussi à coups de fusain désordonnés.
On pense également – peut-être pas par hasard – à l’arme à feu que Marvin Gaye avait offerte à son père trois mois avant que celui-ci ne lui tire dessus avec et ne le tue. Le phallus comme arme qui se retourne contre lui-même. C’est sous l’étendard de cette étoile déchue que s’est placée Alalia Chetwynd, en changeant son nom dans un premier temps pour Spartacus Chetwynd, puis dans un second temps (lorsque les proches avaient enfin avalé la couleuvre et commencé à s’habituer à ce prénom de gladiateur de la Rome Antique) pour Marvin Gaye Chetwynd. Symbolique acte, là aussi, d’auto-invention. « Je n’ai jamais eu de problème avec le prénom que m’ont donné mes parents » dit-elle à un journaliste du Guardian. « Mais j’avais besoin d’un nom plus robuste ». Elle ajoute plus loin : « les artistes devraient vivre de façon expérimentale, selon moi ; j’ai donc testé cette idée facile à mettre en place, histoire de voir ça donnerait. » Dans la galerie, les papiers peints de Marvin Gaye sont une digression sur la représentation des corps et de leurs parties, par collage de photographies en noir et blanc découpées et assemblées avec humour. Une charmante guirlande de fesses de femmes blanches et rebondies se termine (comme sa plus belle perle) par les fesses noires et tout aussi rebondies d’un fétiche qui semble porter un string et qui dont le buste se prolonge dans la forme d’un pénis. L’artiste, qui s’est fait connaître pour ses performances absurdes et grandioses et ses films déjantés, mêle constamment masculin et féminin, moins par militantisme queer que par curiosité et esprit d’expérimentation, dans une tradition plus surréaliste que politique.
Sur cette toile de fond, la commissaire a réuni les peintures de Walter Robinson et de Jean-Luc Blanc, deux artistes qui explorent des directions bien différentes en travaillant pourtant à partir de la même matière d’images empruntées aux médias. Jean-Luc Blanc prélève dans le cinéma, la publicité, les revues, les visages qui deviennent ensuite ses portraits et qu’il fait basculer dans l’étrange par l’interprétation en peinture et l’ajout de détails (ici, le maquillage bleu de Jeanne, femme casquée au regard pénétrant). Walter Robinson, célèbre pour son activité de critique et fondateur d’Artnet, mais peintre méconnu, ne cherche pas quant à lui à extraire les images qu’il reproduit en peinture de leur attrait banal et de leur érotisme mièvre. Mise en valeur de soi, selfie, autoportraits coquins avec ou sans sous-vêtements ; on trouve beaucoup de femmes dans les peintures de Walter Robinson, qui (curieusement) ne véhiculent aucune critique, aucun point de vue sur la matière visuelle qu’il emprunte à des sites érotiques.
A cet accrochage haut en couleur répond la vidéo d’Hedwig Houben, captation d’une lecture de l’artiste allongée sur un tapis à poils longs en compagnie de deux sculptures de plasticine quasi-identiques, l’une noire (la « mauvaise » sculpture) et l’autre blanche (la « bonne » sculpture). L’artiste, stimulée par la présence du public, interprète un texte écrit du point de vue des deux sculptures qu’elle carresse nerveusement, faisant peu à peu s’étendre sur l’une la matière malléable de l’autre. Si la frontière entre la bonne et la mauvaise sculpture s’efface peu à peu, c’est que leur statut en tant qu’œuvres achevées importe moins que le dialogue qu’elles suscitent, au cours duquel émerge l’idée que la sculpture de l’artiste, elle aussi, émet un jugement sur ce qu’elles sont et sur l’entité qui les a créées (l’Auteur). Et contribue, ainsi, à l’invention de la figure de l’artiste, catégorie socio-professionnelle, mythe, vocation, dont les contours sont aussi flous que la frontière qui passerait prétendument entre le masculin et le féminin.
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La Femme de trente ans est visible à la galerie Art : Concept jusqu’au 25 juillet 2015, avec Jean-Luc Blanc, Whitney Bedford, Judith Bernstein, Marvin Gaye Chetwynd, Lothar Hempel, Celia Hempton, Hedwig Houben, Tatiana Rihs, Walter Robinson ; commissaire de l’exposition : Caroline Soyez-Petithomme