Plus qu’un phénomène historique,
une émulation posant des problèmes d’interprétation
Anche tu, sei un capellone…1
Partir « à l’assaut » de la Global Tools pour vouloir faire le point ou « le tour de la question » est une entreprise téméraire et peut-être même une tâche vaine. Le lecteur exigeant y trouvera plutôt un véritable défi historiographique, une sorte d’intrigue difficile à démêler. Par prudence, il convient donc de ne pas être trop expéditif dans le traitement de ce commentaire en ne projetant pas d’emblée sur cet étrange objet historique des déductions et réactivation actuelles décontextualisées, soit qu’elles se situeraient en rapport d’analogie adhérente (continuation), soit qu’elles marqueraient une divergence nette (rupture) par rapport à cette source complexe. Ce qui importe n’est donc pas tant de procéder à la réévaluation d’une expérience menée dans les années 1970, que de proposer, trop rapidement sans doute, la relève de faits et enjeux permettant d’éclairer, de caractériser, quelques éléments problématiques de l’« énergie » propre à la Global Tools.
Palimpseste
Les « bulletins » eux-mêmes qui constituent la source principale attestant ces problématiques sont composés de feuillets où se nichent beaucoup de collages, d’emprunts et d’intertextualité. Le texte de labeur est tantôt accompagné de documents photographiques, tantôt d’inserts anecdotiques de cartoons, ou encore ponctué par le réagencement d’une planche de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert dans laquelle est intégrée une photographie des membres du groupe Superstudio, arborant des outils paysans. Ces aspects composites, que ne récuserait pas toute revue de contre-culture qui se respecte2 , donnent au document l’allure d’un récit illustré jalonné de trouvailles inventives. On peut facilement déceler, au sein des bulletins, de nombreux paratextes et des détournements qui ne sont pas sans faire écho aux cut-up3 . Ils forment un corpus de sources fragmentaires parfois déroutant, mais dans lequel le lecteur peut se plaire à dériver. Cette manière d’énonciation cursive et discursive comporte donc des réorientations et des traits paradoxaux dus aux divergences notoires entre les auteurs, tant sur la forme que le fond ; elle maintient la signification en suspens, invite à la réflexion et appelle un effort d’interprétation. La pratique de rédaction à plusieurs4 qui la caractérise, réécrit à la manière d’un palimpseste, par emprunts, citations, morceaux d’articles, prélèvement d’illustrations techniques, matériel divers, épars, un nouvel appareil de discours et témoigne, en définitive, de l’activité de recherche et des ambitions de la Global Tools :
Nous voulions être les pages jaunes de l’annuaire de la culture, regrouper des espaces de recherche provisoires et privés, travailler à la diffusion des activités de création liées aux techniques de la construction et de façon générale, à tout ce qui avait à voir avec l’architecture et l’environnement : une sorte de service qui mettait en contact des personnes et des groupes travaillant dans le même sens, à « libérer l’homme de la culture »5 .
En dépit de la volonté de fournir un ensemble d’outils [Global Tools] pour affranchir l’homme de l’emprise culturelle jugée par trop conventionnelle, force est de constater que l’aspect opérationnel de ce qui aurait dû être un manuel pratique a été abandonné au profit de son caractère dissertatif. Les discours s’enchaînent sur les questions soulevées par la société d’abondance, sur une autre façon d’approcher l’outil ou tout objet technique en y associant le corps, sur une technique dite « simple », etc. Ce constat est patent quand on compare une page du catalogue Shelter (1973) à une autre page, extraite du bulletin n°2 de la Global Tools, et assez largement inspirée de l’ouvrage de Lloyd Kahn. Le premier exemple donne clairement des informations objectivement techniques sur les assemblages et la structure des architectures vernaculaires hawaïennes, tandis que le second, celui extrait des bulletins de la Global Tools, propose une conversation montée entre quelques auteurs du comité et qui élaborent un discours programmatique en posant les repères théoriques, définissant l’activité de designers autonomes. Ce faisant, les dessins techniques y acquièrent le statut, moins factuel et plus lointain, de référence.
Outre la nécessaire élucidation du contenu, il faut souligner l’importance des renvois et poursuites au sein d’autres publications, livres et revues6 .
Une véritable mise en perspective doit pouvoir nourrir le travail d’investigation et permettre de mieux authentifier la teneur et les influences des positionnements avancés, les frottements de textes en tension. En outre, le contexte des années 1970 a vu fleurir un nombre conséquent de revues et éphéméras dits de « contre-culture ». Ce paysage, qui n’en est pas mois « culturel », partage avec les bulletins de nombreux traits communs : photomontages, fragments de textes, inclusions d’éléments en bandes dessinées, certaines thématiques comme « la survie », « les outils » ou encore la forme même dite des « bulletins », si caractéristique de ce genre éditorial, sorte de parution de l’ordre du traité abrégé à faible diffusion. La Global Tools n’aura pas pu ne pas cultiver l’énergie de ces influences.
Contradictions internes
Il faut souligner qu’au cœur du matériel témoignant des activités et orientations de la Global Tools se jouent de nombreux affrontements de polarités diverses et même parfois contraires, qui s’électrisent. Apparaît alors un intéressant problème de discorde, ou plutôt de disputation, pour décrire les enjeux et le fonctionnement de la Global Tools. Il n’est pas rare de voir, par exemple, tel protagoniste, comme Ugo la Pietra, présenter le phénomène Global Tools comme un « système de laboratoires didactiques »7 , tandis qu’Andrea Branzi soutient en 1984, dans La Casa Calda, qu’il s’agissait plutôt de « refuser la systématisation ; la Global Tools se proposait d’ailleurs à la fois comme organisation et comme désordre »8 . Pourtant, il a, lui aussi, proposé, dans un article paru dans Casabella, le terme de « système de laboratoires » :
Global Tools ne sera pas une école où personne n’aura rien à apprendre ; mais un « système de laboratoires » où il sera possible de récupérer, au moyen d’activités manuelles expérimentales, ces fameuses facultés créatives atrophiées par le monde du travail. Cette récupération ne servira pas à créer un nouveau système de modèles et de mérites mais, simplement, à réaliser un nouvel et plus avancé équilibre psychosomatique, et donc un nouveau degré de liberté et d’auto-disponibilité.
Global Tools ne naît pas pour exécuter un projet idéologique, non plus pour essayer d’élaborer un modèle social ou méthodologique, mais il bouge à l’intérieur du secteur opératif privé d’une programmation formelle, dans laquelle tous les résultats ne se relient pas à des modèles de référence, mais sont des acquisitions en tant qu’actes de communication spontanée9 .
S’entend ici, dans le vocabulaire des auteurs, une tension interne entre l’organisation, la codification d’un système et la dynamique d’un ensemble anarchique ; entre, d’un côté, la volonté de constituer des « laboratoires didactiques » et, de l’autre, le vœu de s’affranchir des ordres convenus de quelque institution que ce soit pour faire l’expérience d’un certain « désordre ». De même, une contradiction évidente (aura-t-elle été dialectique ?) se repère entre le projet programmatique et l’imprévu de l’expérience.
Nous créâmes une coopérative, instrument légal pour ce type d’organisation, et préparâmes de nombreux programmes de travail autour des thèmes du corps, de la construction, de la communication, de la survie et de la théorie, pour lesquels nous pûmes obtenir des financements privés. La fondation officielle de cette contre-école d’architecture et de design eut lieu lors d’une réunion à Florence en novembre 1974 et fut annoncée dans « Casabella », dans le numéro de janvier 1975. Plus que de contre-école, nous parlions de non-école10 .
Processus erratique et distanciation critique
J’aimerais trouver un endroit où l’on puisse essayer, ensemble, de faire des choses avec les mains ou avec les machines, de n’importe quelle façon, non comme des boyscouts ou comme des artisans, non comme des ouvriers et encore moins comme des artistes, mais comme des hommes avec des bras, des jambes, des mains, des pieds, des poils, un sexe, de la salive, des yeux, une haleine. Les faire certainement pas pour nous ni pour les donner aux autres, mais pour essayer la façon de faire les choses, c’est-à-dire essayer de les faire, essayer de voir comment chacun pourrait faire les choses, d’autres choses, avec ses mains ou avec les machines – qu’en sais-je ? Etc., etc. Mais pourra-t-on jamais essayer ?
Mes amis disent que oui11 .
Comme l’indique le texte de Sottsass « Où peut-on essayer ? », repris en partie dans la section « Conversaztione Fra Binazzi, Branzi, Celant, La Pietra, Mendini, Natalini, Raggi, Sottsass Jr. »12 du second bulletin, la tonalité d’une énergie désespérée cherche à se rendre disponible à trouver la générosité d’un contexte où pouvoir rater mieux.
Nous devrions rendre à la discontinuité de la pensée et de la réalité sa véritable permanence en refusant que le projet franchisse la dimension de l’ébauche, de la tentative, de l’acte qui est lui-même imprévisible et explosif et qui ne laisse pas de trace durable13 .
C’est alors sur la base commune d’une volonté de réforme — n’ayant pas la garantie d’éviter la tentation piégeuse de reformulation d’un nouvel ordre — sans faire nécessairement table rase des codes admis, ou des habitudes de leur profession, mais en les interrogeant, à bonne distance, que les participants de la Global Tools entendaient créer les conditions de possibilité d’un lieu pour produire au sens fort de libres essais 14 , quitte à ce qu’ils échouent.
Pour loufoques ou contestables que puissent apparaître au lecteur contemporain les velléités dont témoignent les récits de la Global Tools, l’authentique inconfort dans lequel elles sont nées aura courageusement (pour un temps seulement ?) mis le design en crise, et par là-même l’aura placé en capacité d’exploration et de rebond. Pour la dynamique de cette expérience de l’esprit, qui se traduit par l’attitude critique, il importe que nous ayons aujourd’hui quelque égard en nous interrogeant sur les conditions de possibilités de cette fausse évidence dite par E. Sottsass : « un endroit où l’on puisse [au sens fort] essayer, ensemble, de faire des choses ».
Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore. Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit. Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger. Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. D’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux. Tantôt l’un ou l’autre. Tantôt l’autre ou l’un. Dégoûté de l’un essayer l[autre. Dégoûter de l’autre retour au dégoût de l’un. Encore et encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’au dégoût des deux. Vomir et partir. Là où ni l’un ni l’autre. Jusqu’au dégoût de là. Vomir et revenir. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon.15
- G. de Bure, Ettore Sottsass Jr., Paris : Rivages, 1987, p.9. « Toi aussi, tu es un chevelu » mais « capellone » a également un sens libertaire. [↩]
- Pour donner un cadre culturel contemporain aux bulletins de la Global Tools, on peut citer quelques-unes de ces revues, présentées (à l’initiative Mica Gherghescu et Didier Schulman) lors de l’Université d’été de la bibliothèque Kandinsky intitulée « Bricolage et contre-cultures à l’ère de la reproductibilité technique, 1950-1970 » : 1) Actuel, Paris: Novapress, 1970-1975 ; 2) Parapluie, Paris: N.M.P.P., 1970-1973 ; 3) Radical Software, New York: Raindance corporation, 1970-1975 – L’ensemble des numéros est disponible sur site, URL : http://radicalsoftware.org/ ; 4) Ant Farm: inflatocookbook: a pneu-age techs book, San Francisco [CA]: Chip Lord, 1971, 5) Oz, London Oz Publications, Ink Ltd., 1967-1973 ; 6) Ou – Cinquième saison: revue de poésie évolutive, Sceaux: [s.n.], 1964-1979 ; 7) Fizz, Berlin: Fizz, 1971-1972 ; 8) Electronic revolution 1970-71, Cambridge: Blackmoor Head Press, 1971 ; 9) Aspen: the magazine in a box, New York: Aspen Amgazine, 1965-1971 ; 10) Provo, Amsterdam: [s.n.], 1965-1967 ; 11) Olympia, Paris: Olympia Press, 1961-1963. [↩]
- Le cut-up (litéralement « le découpé ») est une technique littéraire, inventée par l’auteur et artiste Brion Gysin et le mathématicien anglais Ian Sommerville, puis expérimentée par l’écrivain américain William S. Burroughs, où un texte original se trouve découpé en fragments aléatoires puis ceux-ci sont réarrangés pour produire un texte nouveau. Le cut-up est intimement lié au mode de vie et à la philosophie de la Beat Generation définie par William S. Burroughs et Jack Kerouac. Il tente de reproduire les visions dues aux hallucinogènes, les distorsions spatio-temporelles de la pensée sous influence toxique (phénomène de déjà-vu notamment). Esthétiquement, le cut-up se rapproche du pop-art, des happenings et du surréalisme d’après-guerre (Henri Michaux par exemple) et de sa quête d’exploration de l’inconscient. Philosophiquement, Burroughs y voit l’aboutissement du langage comme virus et l’écriture comme un lâcher prise de la conscience (il proclame : « language is a virus »). Ces façons de faire n’étaient pas étrangères à Ettore Sottsass, qui, grâce à sa femme Fernanda Pivano (Nanda), traductrice des auteurs de la « contre-culture » américaine, avait rencontré les poètes et écrivains rebelles de la beat generation. [↩]
- Même si l’on sait que c’est Ugo la Pietra qui était en charge de la fonction de secrétaire des bulletins, la forme composite des textes et la diversité des tonalités d’un paragraphe à l’autre dénotent d’un exercice de composition écrite à plusieurs et qui relève, comme en témoigne le titre du passage en p.14 du second bulletin, de la conversation, affirmant ainsi la retranscription cursive de prises de parole au sein d’un document au statut hybride, puisque, précisément, il est écrit. [↩]
- A. Branzi, La Casa Calda, Paris, Editions de l’Équerre, 1985, p.83. [↩]
- On renvoie notamment aux revues Casabella, Rassegna, Domus, In piu, Room East 128 Chronicle mais aussi le Whole Earth Catalog sous-titré « access to tools », Shelters, ainsi que les travaux de Richard Buckminster Fuller et l’exposition « Architecture without architects » présentée en 1964 au Moma par Bernard Rudofsky. [↩]
- U. La Pietra, extrait d’article, in Revue Domus n° 580, mars 1978. pp. 2-7, reproduit in J.-B. Dardel et M. Arnoux, « La Global Tools / Fin de l’utopie radicale », Revue Azimuts n°30, Éd. Cité du design, avril 2008, p.70. [↩]
- A. Branzi, Le design italien, la casa calda, Paris : Éditions de l’Équerre, 1985, p.84. [↩]
- A. Branzi, « Global Tools », In Architecture radicale, Institut d’art contemporain, Villeurbanne, 2001, p.249. [↩]
- A. Branzi, La Casa Calda, Paris, Editions de l’Équerre, 1985, p.83. [↩]
- E. Sottsass, Extrait de l’article « Où peut-on essayer ? », In. Revue Casabella, Milan, n°377, mai 1973. [↩]
- E. Cf. Global Tools, Bulletin n°2, Éditions L’uomo e l’arte, 1974, p.16. [↩]
- R. Dalisi, A. Mendini,. Mosconi, F. Raggi, G. Pesce, « Corpo » (« Body »), Bulletin n°1 de La Global Tools, Editions L’uomo e l’arte, 1974, p.23. [↩]
- L’article d’Ettore Sottsass « Ou peut-on essayer ? », In. Revue Casabella, Milan, n°377, mai 1973, où l’auteur insiste sur cette notion d’essai et sur l’idée d’un élargissement des expériences techniques faisant éclater toute spécialisation, dont nous avons tiré un extrait significatif en exorde de cet article, est repris dans le bulletin n°2 de la Global Tools, Editions L’uomo e l’arte, Juin 1974, p.13. [↩]
- S. Beckett, Cap au pire (1982), Éditions de Minuit 1991. [↩]