« Les logos font tourner le monde ; ils sont les hiĂ©roglyphes par lesquels notre sociĂ©tĂ© sera jugĂ©e des milliers d’annĂ©es après sa chute. Les ĂŞtres sages venus d’une autre planète ou d’un autre temps dissĂ©queront notre civilisation en utilisant nos symboles comme un code, comme nous le faisons avec les Mayas, les Aztèques ou les Incas, etc. Les logos des multinationales seront interprĂ©tĂ©s comme des icĂ´nes religieuses… »1
Ian Anderson, fondateur du studio The Designers Republic, 1994
Cet article porte sur l’analyse du travail du studio de graphisme anglais The Designers Republic pour le jeu vidéo Wipeout, sorti en 19952 . De l’anglais « anéantir », Wipeout est un jeu de course se déroulant dans le futur avec la possibilité de détruire les vaisseaux adverses. Le principe du jeu, par son scénario et son « gameplay »3 n’est pas nouveau mais son graphisme, son univers et sa maniabilité lui ont permis de se démarquer des jeux de l’époque et d’avoir reçu un bon accueil de la part des joueurs et de la presse.
À l’origine, Psygnosis, l’éditeur du jeu, travaillait avec la scène locale d’Electro Dance Music du nord de l’Angleterre où l’entreprise était installée. C’est le point de rencontre avec The Designers Republic (abrégé TDR) qui travaillaient alors avec ces mêmes musiciens sur leurs pochettes d’album. Une collaboration intéressante qui confronte deux pratiques graphiques (le graphisme d’auteur musical et son pendant vidéo-ludique) qui d’ordinaire s’ignorent.
Psygnosis demanda à TDR de réaliser simplement l’interface du jeu, son packaging et ses affiches publicitaires mais le studio proposa de traiter l’ensemble de l’univers visuel du jeu en créant des logotypes et des annonces publicitaires pour les différentes écuries fictionnelles. Ce travail mit au point tout un vocabulaire de formes qui fut beaucoup réutilisé par les jeux à caractère futuriste et qui peut sembler aujourd’hui constituer un lieu commun de l’univers graphique du jeu vidéo. Cette collaboration dura seulement le temps des quatre premiers titres de la série. Par la suite, l’identité visuelle du jeu se figea dans un investissement technologique centré sur l’« amélioration » du rendu naturaliste 3D de ses objets et décors.
TDR peut relever des canons de ce qu’on a pu appeler en France une démarche de « graphiste auteur ». Le studio cultive un certain « engagement » politique, quoique non départi de certaines ambigüités : « Je suis toujours méfiant vis-à -vis de certaines stratégies des organisations mondiales, que ce soit une entreprise, un gouvernement ou une religion. […] J’aime démanteler calmement les mécanismes du capitalisme impérialiste et les reconstituer afin que nous puissions tous devenir de meilleurs consommateurs. » dit Ian Anderson4. Le graphisme de TDR revendique d’autre part une dimension énigmatique. Dans la même interview, Anderson ajoute : « Je ne veux pas rendre cela évident pour tout le monde. Je crois toujours que l’information doit être soutirée et non donnée. ». C’est cette complexité qui est peut-être particulièrement intéressante dans le travail de The Designers Republic. Elle nous amène en tous cas à nous poser quelques questions : Pourquoi le choix d’éléments « corporate » pour constituer l’identité visuelle de ce jeu ? Quels sont leurs effets ? Quels sont les motivations à la création de marques fictives ? Quelle est la fonction des caractères japonais ?
Pratique des Designers Republic
Dans son interview pour Emigre, Ian Anderson compare sa démarche à celle d’Andy Warhol. Il déplace les objets de tous les jours et les recontextualise, parfois pour nourrir des critiques sociales, parfois par moquerie, parfois pour la simple beauté de ces objets. Selon ses termes, il « sample » les modèles visuels existants. Cette méthode de travail est en quelque sorte une réponse à l’intrusion des termes consuméristes dans le langage courant.
Le studio s’interroge Ă©galement sur la production de valeur dans le champ artistique, comme en tĂ©moigne sa poupĂ©e DR-Sissy™. Ce personnage, mĂ©taphore d’un capitalisme qui cache des manipulations psychologiques derrière une apparence innocente, est crĂ©Ă© pour l’interview donnĂ©e Ă Emigre en 1994, puis rĂ©utilisĂ© pour Wipeout l’annĂ©e suivante, en tant qu’avatar d’une des Ă©curies de course. Par la suite, TDR l’exploite en dehors du jeu pour la dĂ©velopper comme fausse marque et la commercialiser sous la forme d’une poupĂ©e hakata. Ces poupĂ©es sont des sculptures japonaises façonnĂ©es par un artisan, puis moulĂ©es et multipliĂ©es jusqu’à trois cent exemplaires par moule. MalgrĂ© leur duplication, ces poupĂ©es sont perçues comme des objets reflĂ©tant la crĂ©ativitĂ© de l’artisan, car un seul individu intervient sur toutes les Ă©tapes de leur rĂ©alisation. TDR vient ici dĂ©tourner ce processus en dupliquant sa poupĂ©e Ă l’aspect pop. Elle est ainsi censĂ©e prendre la valeur du travail de l’artisan mais elle ressemble fortement Ă une figurine de collection en plastique qui aurait pu ĂŞtre produite en sĂ©rie mĂ©canisĂ©e. On se demande alors : ce qui fait l’authenticitĂ© d’un tel objet. Comment la technique de fabrication, mĂ©canisĂ©e ou non, influe sur la valeur de l’objet. Il semblerait que cette valeur et cette authenticitĂ© ne soient ni liĂ©es au nombre limitĂ© d’objets produits, ni Ă la quantitĂ© de travail accumulĂ©e. Le studio nĂ©erlandais Metahaven peut apporter une prĂ©cision intĂ©ressante sur ce qui, au sein de la crĂ©ativitĂ© de l’artisan, est susceptible de crĂ©er de la valeur. Selon Metahaven, l’économie actuelle des objets de design fait qu’ils sont aliĂ©nĂ©s de leur tradition, de leur valeur d’usage et de leur valeur d’échange. L’important est le potentiel des formes graphiques qu’émet un designer Ă crĂ©er de nouvelles envies. Les designers sont perpĂ©tuellement amenĂ©s Ă crĂ©er de nouveaux « rĂ©gimes de surfaces sĂ©duisantes »5, qui se font concurrence entre elles, crĂ©ant une forme de spĂ©culation de l’ordre de l’économie de l’attention et des valeurs libidinales.
The Designers Republic adoptent, généralement, deux manières de travailler avec les logotypes. Soit ils détournent des marques existantes, soit ils inventent pour des clients des signes à l’apparence corporate dont ils n’ont pas réellement besoin, comme sur les jaquettes d’album pour les musiciens. Avec le groupe Age of chance, Ian Anderson, s’était donné comme objectif de créer un univers d’éléments graphiques dans lequel le groupe pourrait évoluer indépendamment dans une forme d’auto-référence. Ian Anderson est plutôt pessimiste sur la possibilité de se libérer de ce type de communication marketing. Pour lui, la question est à présent de composer pour mieux vivre avec : « Si on ne peut rien faire pour arrêter son avancée [au marketing] alors faisons au moins de plus grands et de meilleurs signes. ». « Nous voyons la concurrence pour la suprématie marketing comme un grand jeu ». Si TDR travaille avec des logotypes pour des musiciens indépendants, c’est dans l’objectif de brouiller les pistes et d’être le plus efficace sur la visibilité de l’objet promu. L’artiste veut vendre des disques. Il est sans expérience, sans financement. Une fois institutionnalisé, il semble fiable et installé. À l’inverse, pour une multinationale renommée, TDR minimise l’aspect corporate froid et distant, et lui donne un aspect pop, pour que l’entreprise semble plus accessible. Le logotype a ce pouvoir de créer une abstraction à partir de l’entité qu’il représente, de la rendre opaque et impressionnante ou proche et sympathique. Ces stratégies amènent à penser que la communication est comme un costume qui nous fait changer de statut. Dans cette manière de procéder, le studio embrasse donc la conception d’un design comme pratique dissociant la forme du fond et qui a conscience de la faculté de persuasion des objets. Les valeurs inscrites sur la surface d’un objet ne sont pas forcément celles qu’il possède fondamentalement. La qualité d’exécution d’un design peut devenir un facteur de fascination ou symétriquement de distanciation.
Le détournement de logotypes semble aussi garantir un regard critique ambigu aux musiciens. Rudy Van Der Lans en fait la remarque : « N’avez-vous pas peur que l’on voie leur album comme étant trop commercial ? »6. On peut se demander si un second degré (à la sincérité toujours sujette à caution) peut être perceptible par tout le monde dans le domaine du graphisme. Avec l’arrivée de marques réelles dans le jeu, on peut se demander si The Designers Republic réussit à mettre à distance critique ces langages commerciaux ou si cela ne fait que cautionner cyniquement une habitude retorse de communication. Pour Ian Anderson, le seul aspect important de son travail est la réussite commerciale de son commanditaire. Cette position s’inscrit à contre-courant de celle des designers signataires du manifeste First Things First de 1964 qui soutenaient l’idée qu’il est moralement préférable de réaliser du design d’information pour des projets culturels que de produire des images persuasives pour des projets commerciaux. Comme on le voit à l’œuvre dans le triptyque Bank of Jesus qui transfère les techniques de persuasion commerciale sur le discours religieux, TDR constate, non peut-être sans cynisme, qu’il est difficile d’affirmer que les objets culturels ou d’utilité publique n’ont qu’une fonction informative à défendre.
Langage corporate fictionnel
Au sein du jeu Wipeout, The Designers Republic produit trois types de logotypes que l’on peut distinguer par des spĂ©cificitĂ©s plastiques : les marques d’écuries, les emblèmes des personnages et les logotypes des championnats qui se distinguent encore des pictogrammes associĂ©s aux armes. A priori, les pictogrammes se diffĂ©rencient par l’absence de contenus textuels, une forte densitĂ© graphique et une cohĂ©rence formelle d’ensemble. Les logotypes des championnats se caractĂ©risent par une puissante dynamique et une dimension visuelle qui prend le pas sur le texte, alors que les logotypes d’entreprises mettent le sigle et la partie textuelle au mĂŞme niveau de prĂ©sence. D’un autre cotĂ©, les logotypes des personnages sont uniquement illustratifs et reprennent des rĂ©fĂ©rences populaires. Sur les trois jeux suivants, les personnages sont supprimĂ©s et les logotypes d’entreprises sont personnifiĂ©s par un caractère anthropomorphique, mais aussi par une animation dans les cinĂ©matiques d’introduction. On perçoit une typologie de signes mais peut-on identifier dans ces logotypes diffĂ©rents secteurs d’entreprises, malgrĂ© la dimension fictionnelle ? Si on compare les logotypes de Wipeout avec ceux des clubs et des championnats rĂ©els, on ressent que ces derniers insistent plus sur une histoire et des caractĂ©ristiques vernaculaires. Dans le jeu vidĂ©o, les logotypes vont prendre sens dans la narration dans laquelle il existent avant tout fictionnellement, contrairement au logo de l’AS Roma par exemple, dont le rĂ©cit ne se modifie pas facilement selon le contexte. Ceci renvoie par exemple au travail de Mark Manders qui demande Ă son Ă©diteur de rĂ©aliser de faux objets graphiques comme des Ă©tiquettes de sachets de thĂ© qu’il introduit dans ses installations, car il souhaite que l’on ne puisse dater ses Ĺ“uvres sculpturales et littĂ©raires.
La plupart du temps, un logotype est conçu selon le discours de la marque. Dans notre cas, les entreprises sont fictives, le processus inverse s’exerce : les logotypes sont réalisés et créent un discours, une narration pour l’univers du jeu. On peut alors se demander à quel point un logotype s’inspire de l’univers graphique déjà existant des entreprises du secteur et/ou du discours de l’entreprise qu’il sert ? En somme, à quel point le graphiste peut exprimer des idées à travers des formes qui font partie d’un réseau de références ou qui les renouvellent ? À quel point le graphiste laisse le logotype assez ouvert pour que le public puisse avoir sa part dans la signification de l’objet ?
Pour Wipeout, les graphistes conçoivent des logotypes pour chaque écurie et chaque personnage, ce qui correspond aux conditions réelles dans lesquelles chaque écurie est bel et bien une marque déposée, mais ce qui demeure une exception dans l’univers graphique des jeux de l’époque. TDR poussent à l’extrême la présence graphique des logos dans le jeu. Les emblèmes apparaissent même sur le packaging à la façon des partenaires d’un événement sur une affiche. TDR jouent sur les symboles de la qualité et de l’institution commerciale et se permettent de placer les symboles Trademark (TM) ou Marque déposée – Registred trademark – (R) plusieurs fois sur le même mot ou sur toute une typographie.
La surcharge chaotique de la composition des logotypes sur la jaquette amène plusieurs lectures possibles. L’œil excitĂ© ne trouve pas de point oĂą s’arrĂŞter. Les signes se combinent de diffĂ©rentes manières mais convergent Ă chaque fois dans une mĂŞme direction. C’est le processus de lecture lui-mĂŞme qui fait sens. Comme une mĂ©taphore de l’immersion dans la course 3D, le flot d’informations emporte le regard. La surenchère de marques reprend aussi la logique des sponsors de courses automobiles rĂ©elles. Ce qui va Ă l’encontre de rĂ©alisations qui recherchent la forme la plus simple pour ne pas crĂ©er de confusion. Ici le trouble rĂ©ussit Ă communiquer une atmosphère de compĂ©tition mĂ©canique et d’univers technologique.
L’intĂ©gration de marques fictionnelles Ă l’univers 3D rĂ©pond sans doute, dans un premier temps, Ă la simple recherche d’identitĂ©. La volontĂ© de crĂ©er des marques imaginaires correspond aux standards des films de science-fiction qui jouent de cet effet de crĂ©ation d’un monde parallèle cohĂ©rent et tangible. De plus, l’influence cyberpunk, dont semble ĂŞtre imprĂ©gnĂ© le travail de TDR et Wipeout, dĂ©peint gĂ©nĂ©ralement le futur comme un monde oĂą les multinationales ont supplantĂ© les gouvernements. La crĂ©ation de marques fictives peut aussi faire suite Ă des problèmes de droit et Ă l’impossibilitĂ© d’utiliser de vĂ©ritables enseignes surtout si la narration peut leur apporter une image nĂ©gative. L’utilisation d’une vraie entreprise peut aussi ĂŞtre contraignante d’un point de vue crĂ©atif vis-Ă -vis de la construction de la fiction et de l’univers. En revanche et c’est le cas dans la deuxième Ă©dition de Wipeout 2097 avec Redbull, les publicitĂ©s fictives peuvent inciter les marques rĂ©elles Ă investir dans le jeu en rĂ©utilisant ces emplacements si elles perçoivent l’univers et les Ă©motions suscitĂ©es par le jeu comme adĂ©quats Ă leurs valeurs. Les investisseurs s’adaptent alors aux idĂ©es des crĂ©ateurs.
Un logotype imaginaire permet de crĂ©er l’illusion d’une activitĂ© rĂ©elle, comme avec le projet d’Alain Bublex7 Wet Stones, un truck Ă hot-dog fictif laissant rĂ©gulièrement des messages pour annoncer son absence, ou bien les façades de faux magasins pour cacher la pauvretĂ© du comtĂ© de Fermanagh pendant la rĂ©union du G8 en juin 2013. Mais dans le cas de Wipeout, on peut se demander si ce travail sur les logotypes d’écuries ne relève pas aussi d’un surinvestissement des graphistes dans leur travail. Il faut aussi penser que le jeu est promu par les vidĂ©os de test et les captures d’écrans rĂ©alisĂ©es par les joueurs et que ces images vivent indĂ©pendamment des autres objets de promotion. L’univers 3D de Wipeout est composĂ© de logotypes ainsi que ses supports de communication rĂ©els. Ils font alors le lien entre monde rĂ©el et espace numĂ©rique. Les Ă©lĂ©ments graphiques, en plus de rendre le jeu distinctif, permettent de faciliter l’entrĂ©e du joueur dans l’univers du jeu. Mais ces logotypes sont aussi les emblèmes du studio TDR lui-mĂŞme.
Les logotypes des écuries reprennent en partie certains codes du style international et utilisent des formes modulaires plutôt abstraites et géométriques, alors que ceux des personnages sont plus figuratifs et reprennent des stéréotypes culturels comme le dessins manga (figure de Sissy) ou des symboles politiques (poing levé communiste). Cette réappropriation semble dire que tous les symboles quelles que soient leurs origines peuvent devenir (ou sont déjà ) des logotypes. Dans Wipeout, les logos ont moins le côté distant évoqué plus haut. Ils semblent très incarnés, à la différence des graphismes du style international qui se veulent des créations graphiques impersonnelles en utilisant des formes intemporelles et des couleurs fondamentales. On peut aussi voir cet éclectisme des sources comme une forme d’homogénéisation des cultures par les langages commerciaux.
En revenant au style international et en s’intéressant plus particulièrement à Paul Rand, dont The Designers Republic ont parodié certains signes, on se rend compte que l’esprit enfantin et amusant que l’on retrouve dans leur design faisait déjà partie des objet de communications de Paul Rand, mais de manière plus ténue. Les mascottes japonaises et leur caractère attachant ainsi que l’esthétique kawaii sont d’autres influences de ces images efficaces pour déconnecter l’acheteur de ses problèmes et l’inciter à consommer. Le fait de faire appel à des références du passé joue sur la nostalgie associée aux marques. Aujourd’hui, on peut assister à ce même genre de phénomène avec le retour d’images connotant les années 1980, très présent dans les productions de studio comme Golgotha ou M.Willis Office pour ne citer que ceux-là , ainsi que dans le retour de certaines marques emblématiques de ces années-là comme Champion, Reebok ou Atari. Cet effet « madeleine de Proust brandée » évoqué par Pierre Vanni considère la consommation sous l’angle de la consolation et de la régression.
Pour le graphiste Ruedi Baur, le secteur public copie lui aussi les codes du marketing, qui semble alors devenir la norme. Les diffĂ©rentes rĂ©gions françaises, par exemple, se diffĂ©rencient chacune par un logotype. Et cette distinction met en avant la concurrence que se font les rĂ©gions entre elles. Mais selon le graphiste, pour mieux servir les habitants, les signes de ce type d’institution devraient surtout servir Ă connaitre les liens entre elles, ainsi que leurs fonctions. Ruedi Baur propose de partir des signes des sous-ensembles et d’en Ă©laborer une identitĂ© globale, plutĂ´t que de dĂ©cliner l’identitĂ© principale sur les sous-ensembles et d’imposer un signe et ses valeurs Ă une rĂ©gion. Un langage commun pourrait permettre aux habitants de s’exprimer et de se comprendre sur le long terme. Mais cela semble difficilement envisageable car on constate que beaucoup d’objets sont re-designĂ©s sans rĂ©elle nĂ©cessitĂ©, par effet de mode, parce que les publics changent, mais aussi parce que cela permet de donner une image aux nouvelles directions des marques et des institutions. Il ne s’agit donc pas seulement d’une copie inconsciente du langage commercial, c’est Ă©galement une consĂ©quence des conditions de production qui fait que les mĂŞmes fonction-signes changent sans cesse d’apparence. Les signes de Wipeout jouent de cette logique dans le sens oĂą ils sont disparates et incomprĂ©hensibles quand on dĂ©couvre le jeu. L’ISOTYPE (International System Of TYpographic Picture Education), Ă©laborĂ© par Otto Neurath et Gerd Arntz en 1920, avait pleinement conscience de la clartĂ© universelle que doit recouvrir le bon fonctionnement des pictogrammes. Ces signes devaient ĂŞtre complĂ©tĂ©s et corrigĂ©s afin d’aboutir Ă cet idĂ©al de lisibilitĂ©. Martin Krampen critique les pictogrammes des Jeux Olympiques de 1964, en les qualifiant d’une « obsolescence par la stylisation » qui est la consĂ©quence d’une logique de branding des jeux. Cette redĂ©finition des signes conformĂ©ment Ă l’image des diffĂ©rents Ă©vĂ©nements peut empĂŞcher la crĂ©ation de signes qui seraient compris par plus de gens sur une longue durĂ©e. Selon Krampen, en gĂ©nĂ©ral, les pictogrammes effectuent une « sur-simplification stylisĂ©e » plutĂ´t qu’un « rĂ©alisme simplifiĂ© »8. Dans le cas de Wipeout, on peut mĂŞme parler d’une complexification stylisĂ©e. Certains signes, par exemple, dans une logique (rĂ©tro-)futuriste, laissent apparents les tracĂ©s de constructions de la technologie dĂ©passĂ©e d’un afficheur sept segments. Le haut d’écran du quatrième Ă©pisode de la saga est une succession de chiffres de diffĂ©rentes tailles parfaitement inintelligibles. Ironiquement, l’interface reprend un graphisme Ă©purĂ© mais sans pour autant apporter d’informations.
Caractères japonais
« Je voulais examiner différents alphabets, différentes manières de faire des signes pour exprimer des idées et/ou communiquer des informations. Au milieu des années 1980, le russe/cyrillique était stylistiquement trop chargé. L’hébreu avait l’air cool mais il n’existait pas beaucoup d’exemples notables de son utilisation dans la culture populaire, qui étaient pertinents pour les lecteurs/designers britanniques. L’utilisation de l’alphabet coréen m’intéressait du fait de sa construction rationnelle, logique et relativement moderne, mais il y avait peu de liens entre la Corée et la vie quotidienne au Royaume-Uni. Du point de vue du Royaume-Uni des années 1980, les médias japonais modernes et leur communication visuelle possédaient l’alphabet non-latin le plus analogue reflétant la dynamique et l’usage de notre typographie anglaise. »
Ian Anderson, 20009
Sur les pochettes du jeu, on retrouve des kanjis10 et des katakanas11), qui au premier abord n’ont rien Ă faire sur un produit conçu en Angleterre et Ă destination du marchĂ© europĂ©en. Après traduction, on dĂ©couvre qu’il s’agit des mots « Wipeout » et « Designers Republic » retranscrits. Au Japon, beaucoup de gens ne savent pas lire ou prononcer l’alphabet romain. Le syllabaire katakana sert alors Ă transcrire les termes Ă©trangers avec la prononciation japonaise la plus proche possible de la langue source. C’est aussi une manière pour les japonais de ne pas se sentir trop occidentalisĂ©s et d’avoir leur propre façon de parler la langue Ă©trangère. Ian Anderson dĂ©fend son usage de ce type de signes exotiques en expliquant d’abord qu’il s’agit « d’élĂ©ments cosmĂ©tiques », puis que c’est un « moyen d’encoder l’information » ou bien que cela peut ĂŞtre vu comme du « cut-up irrĂ©flĂ©chi »12. Ce que l’on remarque, c’est la composition de ces caractères qui se mĂ©langent aux logotypes, sans doute parce qu’il s’agit de caractères logographiques. La densitĂ© forte de ces signes ponctue de la mĂŞme manière l’espace de la couverture. Le problème reste de savoir jusqu’à quel point on peut communiquer avec des signes Ă©trangers, si des Ă©motions sont inconsciemment partagĂ©es par les diffĂ©rentes cultures. Une fois le contenu fonctionnel de l’écriture enlevĂ©, la communication se baserait donc sur ses impressions visuelles, des affects plastiques et des expressions rythmiques.
L’utilisation des caractères japonais semble transformer la distance géographique en distance temporelle. Pour The Designers Republic, le Japon est le futur incarné. Du reste symétriquement, la copie des pratiques d’écriture latine est fréquente à l’autre bout de la planète. Un exemple est l’impact qu’a eu la diffusion médiatique des pratiques de tags qui émergea à New York. Cette pratique s’est transférée au Japon et les graffeurs ont repris ces inscriptions en gardant les caractères latins et en délaissant leur propre écriture. Cette fascination pour les langages étrangers est sans doute la raison pour laquelle la jaquette japonaise de Wipeout XL est encore plus exubérante que celle vendue en Europe.
Ian Anderson se demande si le contexte de ces signes dirige notre lecture. En effet, ces caractères semblent ĂŞtre agencĂ©s comme ceux que l’on retrouve sur les imports de produits Ă©trangers : par exemple les Ă©tiquettes de pochettes d’album ou de matĂ©riel Ă©lectronique. Il faut rappeler que dans les annĂ©es 1980, le Japon est prospère du point de vue Ă©conomique et qu’il rĂ©alise les dernières nouveautĂ©s technologiques. Le choix de ces caractères aurait donc connotĂ© la technologie et, par extension, le futur. De la mĂŞme manière, quand Alain Bublex intègre le Mont Fuji en arrière-plan de paysages occidentaux, ses images semblent devenir contemplatives. Hoai-Tran Bui fait remarquer que dans les films de science-fiction oĂą le phĂ©nomène de globalisation est avancĂ© et oĂą les limites culturelles n’existent plus, les rĂ©alisateurs font souvent le choix de prendre les cultures Ă©trangères comme un « costume » plutĂ´t que de les envisager sous l’angle de la « collaboration », de la coexistence de plusieurs cultures. Dans Blade Runner 2049, par exemple, l’histoire raconte l’aventure de personnages, pour la plupart blancs, dans un dĂ©cor qui semble ĂŞtre un quartier du centre-ville de Tokyo. Les Ă©lĂ©ments japonais servent surtout Ă exprimer l’idĂ©e d’altĂ©ritĂ©, de monde parallèle. Dans Wipeout, TDR semble peu se prĂ©occuper de la signification des symboles dans leur culture d’origine mais semblent plus intĂ©ressĂ©s par ce que va y percevoir un public occidental. On peut aussi penser ici Ă l’aspect agrĂ©able de se promener dans une ville dont on ne comprend pas les signes. On n’y est pas happĂ©s mentalement par les publicitĂ©s ou les signes directionnels devenus pure graphie. Les publicitĂ©s sur mĂ©gaphone qui sillonnent les rues se transforment en une espèce de chant rituel. Et l’animation visuelle peut participer Ă une forme de poĂ©tique de l’environnement.
Pour revenir Ă l’option de collaboration Ă©voquĂ©e par Hoai-Tran Bui, on peut penser qu’en utilisant des symboles populaires et en les transformant en logotypes, TDR opèrent une forme d’hybridation des cultures d’un monde en voie de globalisation peut-ĂŞtre facilitĂ©e par l’essor des outils informatiques.
TDR avaient-ils pressenti le succès commercial de ces mélanges culturels comme en témoigne aujourd’hui la Korean wave ? À l’origine, ce phénomène était populaire en Extrême-Orient dans les années 1990, pour sa dimension locale et ses valeurs confucianistes. Il a progressivement mélangé les codes du divertissement américain, par la mise en avant de groupe de type boys band, par l’insertion de paroles fleur bleue en anglais, par la reprise de certains formats de télé-réalité et par une redéfinition des genres masculin et féminin. Ceci pour arriver, dans les années 2010, à une popularité mondiale. Cette propagation, Hee-Eun Lee l’explique par la stratégie des producteurs à mélanger l’inconnu et le familier pour rendre la K-pop plus abordable et ainsi atteindre certains marchés plus facilement. En tous cas, pour les étrangers interrogés dans l’étude de Dal Yong Jin, cette culture semble être identifiée par l’hybridité et le caractère « inauthentique ».
Ouverture
Le travail que mettent en place les Designers Republic sur Wipeout s’ancre dans un contexte de mondialisation et peut aujourd’hui faire Ă©cho aux idĂ©es liĂ©es au phĂ©nomène de glocalisation. Ce terme peut ĂŞtre entendu sous l’angle de l’articulation d’actions menĂ©es localement et de leur impact Ă l’échelle internationale, notamment relativement aux questions de production, en repensant, par exemple, les transports de marchandises ou d’informations, la façon dont les innovations technologiques peuvent rĂ©duire ou pas les interdĂ©pendances des villes dans leur consommation. Mais en terme de communication, on peut envisager la glocalisation sous l’angle des diversitĂ©s culturelles, par la façon dont des entitĂ©s internationales peuvent adapter leurs discours Ă certaines populations. Dans le domaine de l’alimentaire, l’exemple de Kit Kat est intĂ©ressant avec sa stratĂ©gie de diversification des produits dans chacune des rĂ©gions japonaises. PlutĂ´t que de proposer des biscuits standardisĂ©s, Kit Kat y incorpore des parfums locaux. Cela amène les japonais Ă ramener ces friandises comme cadeaux lors de leurs dĂ©placements. Ce type de stratĂ©gie a permis Ă la marque d’être la plus vendue au Japon dans le domaines des confiseries. En observant les paquets des produits français Kit Kat, on voit qu’ils sont surtout dominĂ©s par la prĂ©sence de la marque. Ă€ l’inverse les produits japonais mettent leur identitĂ© en retrait pour laisser place Ă l’illustration. La notoriĂ©tĂ© du produit ne fonctionne plus par sa distribution mondiale, sa renommĂ©e ou mĂŞme simplement par l’argument de la qualitĂ©, mais plus par sa capacitĂ© Ă nouer des liens avec le consommateur et Ă s’adapter Ă un contexte local. De manière plus gĂ©nĂ©rale, il s’agit d’ajuster les signes par rapport aux codes de chaque culture. Une autre question, vis-Ă -vis de la glocalisation, est de savoir comment rĂ©cupĂ©rer les histoires et les contextes prĂ©sents derrière les images qui dĂ©filent sur internet. Les sites de partage d’images nous proposent des associations arbitraires sans que nous ayons les informations relatives Ă la fabrication des images. On pense au projet d’hĂ´tel Mielparque Nikko Kirifuri, au Japon, conçu par Venturi, Scott Brown and Associates, Inc. oĂą la structure du bâtiment est recouverte d’élĂ©ments dĂ©coratifs censĂ©s rappeler l’ambiance d’une rue piĂ©tonne de village nippon. Douze rĂ©unions ont Ă©tĂ© organisĂ©es par les architectes dans l’objectif d’être certains des significations de ces symboles pour les japonais. Pour Venturi, Scott Brown and Associates, Inc., il ne s’agissait pas de crĂ©er un imaginaire qui joue sur des caractĂ©ristiques plastiques mais un imaginaire mythologique qui provoque des souvenirs particuliers chez les autochtones.
Le graphisme de Wipeout a l’air de considérer les modes de vie sous l’angle strict de la consommation, alors que les images pourraient peut-être inventer des langages nouveaux et inviter à penser une autre société. Comme le défend le graphiste critique Jan Van Toorn, l’enjeu pour le graphisme peut être aussi de réussir à s’émanciper du système symbolique dans lequel nous vivons. Les images que l’on nous propose sont celles avec lesquelles nous pensons et nous nous exprimons. Peut-être que la pratique du design fictionnel qui est aussi celle de TDR peut modifier cela, en créant des images « dissensuelles »13), pour reprendre les termes de Vivien Philizot. Les images de montage de TDR créent aussi des espaces de choc et de désaccord. Elles ouvrent des questions et agrandissent dans le passé récent des années 1990 les possibilités du futur.
- Rudy Van Der Lans, Design will eat itself, Emigre #70,The look back issue, 1994. [↩]
- Cet article reformule une partie du mĂ©moire de Benjamin Vertu, Ă©tudiant aux Beaux-Arts de Nancy, en deuxième annĂ©e de DNSEP communication. [↩]
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Gameplay [↩]
- Liz Farelly, « Reputations : Ian Anderson », Eye Magazine, Printemps 2009 [↩]
- Metahaven, White Night — Before a Manifesto, 2008 [↩]
- Rudy Van Der Lans, « Design will eat itself », Emigre #70,The look back issue, 1994 [↩]
- Alain Bublex est un artiste plasticien contemporain nĂ© Ă Lyon en 1961. Après avoir Ă©tudiĂ© Ă l’École des beaux-arts de Mâcon, puis Ă l’École SupĂ©rieure de design industriel de Paris, il entre Ă la RĂ©gie Renault en tant que designer industriel. « Je voulais faire des voitures, eux voulaient faire des bĂ©nĂ©fices. Nous ne nous sommes pas entendus très longtemps ». Il dĂ©cide alors de rejoindre le monde de l’art, terrain plus propice Ă ses yeux pour aborder ses prĂ©occupations premières, Ă savoir les moyens de transport et l’architecture. (source : WikipĂ©dia et IAC-villeurbanne [↩]
- Martin Krampen, « Signs and symbols in graphic communications », Design Quarterly No. 62, 1965 [↩]
- « Special Interview with Ian Anderson », Idea Magazine No. 278, Janvier 2000 [↩]
- Les kanjis sont des signes empruntĂ©s pour la plupart au système d’écriture de l’ethnie chinoise han — littĂ©ralement donc des « caractères chinois » ou « sinogrammes ». Une caractĂ©ristique remarquable des kanjis, comme des sinogrammes en gĂ©nĂ©ral, est le lien existant entre chaque signe et un ensemble de sens (jigi). [↩]
- Les katakanas sont des syllabaires utilisĂ©s dans le système d’écriture japonais pour transcrire les mots Ă©trangers, les noms propres Ă©trangers, les noms scientifiques des plantes et animaux, et les onomatopĂ©es japonaises. Ils peuvent Ă©galement servir Ă mettre en valeur dans un texte des mots qui s’écrivent normalement en kanjis ou en hiraganas, ou Ă Ă©crire un prĂ©nom japonais si l’on ne connaĂ®t pas le(s) kanji(s) qui le compose(nt). (source WikipĂ©dia [↩]
- Rudy Van Der Lans, « Design will eat itself », Emigre #70,The look back issue, 1994 [↩]
- Dissensuel adj. antonyme de consensuel. Dissensus n.m. Divergence de sentiments, dissentiment. Absence de consensus constatĂ©e Ă l’issue d’une nĂ©gociation. (source : wikipĂ©dia [↩]