Le graphiste est souvent considĂ©rĂ© comme le technicien de surface des deux dimensions dâun certain nombre de supports : la feuille du poster, du livre, de la lettre, lâĂ©cran, le panneau, lâenseigneâŠ
Comme lâindique le volume de lâantique bulle-enveloppe, de la tablette, du cĂŽne, du prisme mĂ©sopotamien, lâenroulement sur lui-mĂȘme de lâancien papyrus du bien nommĂ© volumen â en volute â, du parchemin du vieux rotulus â en forme de roue â, le pliage compliquĂ©, impliquĂ©, dupliqué⊠des cahiers souvent papier du codex, la superposition et le dĂ©ploiement des plaques de bambou inscrites du sud de lâInde⊠les deux dimensions du support, du moyen, du milieu du graphisme acquiĂšrent souvent la troisiĂšme dimension de lâespace. Sans parler de la nature souvent architecturale de nombre dâinscriptions plus ou moins publiques, parfois gravĂ©es en creux ou en relief, quâArmando Petrucci qualifie dâ« exposĂ©es »1.
Mais il est une autre dimension du graphisme, de la typographie, du graphic design, qui réclame pour nos petites affaires scripturales et imagées la dignité du relief logique.
Wassily Kandinsky nous a rappelé, il y maintenant longtemps déjà , dans son approche synesthésique et musicale de la peinture, la dimension spatiale de la perception des résonances de la couleur, de la ligne, de la forme et de leurs interactions.
« La minceur ou lâĂ©paisseur dâune ligne, lâapplication de la forme sur la surface, la superposition dâune forme Ă une autre, sont des exemples suffisants de lâextension de lâespace par le dessin. La couleur offre des possibilitĂ©s analogues, car elle peut, convenablement appliquĂ©e, sâavancer ou reculer, tendre vers lâavant ou vers lâarriĂšre, faire de lâimage une essence flottant dans lâair, ce qui Ă©quivaut Ă une extension picturale de lâespace. »
Wassily Kandinsky2
Sans aller jusquâĂ la sculpture, Ă la glorieuse architecture ou aux tableaux vivants, le graphisme, comme la peinture, bref, lâimage, peut Ă©galement jouer de la qualitĂ© de la matiĂšre colorĂ©e qui relĂšve dâeffets plus ou moins kinesthĂ©siques et synesthĂ©siques, de rĂ©alitĂ©s ayant un rapport avec la spatialitĂ© et le toucher. On passe alors de lâeffet, de la reprĂ©sentation, Ă la matĂ©rialitĂ©, Ă la prĂ©sentation. Les qualitĂ©s dâabord matĂ©rielles et perceptivement spatiales de telle couleur empĂątĂ©e ou diluĂ©e du peintre, de la trouĂ©e de la toile dâun Lucio Fontana, Gustav Metzger ou SaburĂŽ Murakami â entre toute une galaxie dâautres â trouvent un Ă©cho relatif, non seulement dans la qualitĂ© texturale de tel encrage, mais encore dans les possible effets de lâestampage, du gaufrage, de la dĂ©coupe « Ă lâemporte-piĂšce » du support graphique.
Mais la fameuse Gestalt Psychologie de la fin du XIXe et du dĂ©but du siĂšcle suivant vient nous rappeler Ă un autre mode plus fondamental de la « saillance » des objets ou des perceptions visuelles. Sans rentrer dans les subtilitĂ©s qui opposent les diffĂ©rentes Ă©coles de Berlin, de Graz, de Leipzig, toute perception, toute gestalt â soit quelque chose comme une forme, une forme perçue, la prise de conscience dâune perception â est lâeffet dâune figure qui surgit du fond, de la sĂ©grĂ©gation dâune zone valorisĂ©e qui se lĂšve, qui se dĂ©tache dâun fond. Qui se dĂ©-tache, sâĂ©loigne de la tache, se dĂ©gage de la surface « tĂąchable » du support. Un fond, une surface alors dĂ©valorisĂ©s, mais qui ne sont pas pour autant dĂ©nuĂ©s de puissance : qui restent un potentiel fonds de possibles surgissements. Tout fond est la dĂ©valorisation de certaines zones du champ visuel par rapport Ă dâautres qui deviennent le focus, le foyer de nos attentions. Tout fond est un arriĂšre-fond, un arriĂšre plan dĂ©fini de maniĂšre spatiale au delĂ de la dialectique de lâactif et du passif. Ou plutĂŽt de lâactivitĂ© qui nous engage plutĂŽt Ă un instant t avec certaines zones plus ou moins bien dĂ©finies du champ visuel, et qui dĂ©finit le restant comme, peut-ĂȘtre pas un passif, mais un potentiel, une virtualitĂ©, une puissance de formation, un peut-ĂȘtre dâagentivitĂ©, une possible morphogenĂšse : un peut ĂȘtre.
« Quand un objet apparaĂźt sur [upon câest nous qui soulignons] un champ homogĂšne, il doit y avoir une diffĂ©rentiation (inhomogĂ©nĂ©itĂ©) du stimulus pour que lâobjet puisse ĂȘtre perçu. Un champ parfaitement homogĂšne apparaĂźt comme un champ total [Ganzfeld] opposĂ© Ă la subdivision, la dĂ©sintĂ©gration, etc. Effectuer une sĂ©grĂ©gation dans ce champ requiert une certaine puissance de diffĂ©renciation entre cet objet et son arriĂšre fond. [âŠ] Le cas le plus probant de lâapparition dâune figure dans un tel champ se rĂ©alise quand, dans la totalitĂ© du champ, une surface close de forme simple se distingue de son champ relatif par sa couleur. Une telle figure-surface ne constitue pas un duo dont le champ total ou « support » [ground] serait lâautre Ă©lĂ©ment ; son contour sert de ligne de frontiĂšre seulement Ă cette figure. LâarriĂšre-fond [background] nâest pas limitĂ© par cette figure mais semble continuer sans interruption dessous [beneath câest nous qui soulignons]. »
Maw Wertheimer3
Mais comment cette surface parvient-elle Ă cette valorisation visuelle ? Selon la Gestalt Psychology, certaines surfaces quâon prĂ©fĂšrera dĂšs lors appeler formes voire figures, sâimposent parce quâelle sont capables de dĂ©montrer certaines qualitĂ©s : certaines GestaltqualitĂ€ten. Christian von Ehrenfels explique que cette qualitĂ© rĂ©side dans le « plus », la positivitĂ© rĂ©alisĂ©e par certaines formes vis-Ă -vis de la somme de leurs parties. Ce quâon pourrait appeler structure, articulation, tectonique, sens⊠vient habiter et donner une valeur dâensemble, de cohĂ©rence Ă la forme. On pourrait mĂȘme soutenir quâelle vient lâhabiter, comme lâhabitus bourdieusien, de lâintĂ©rieur. En bref, cette forme est in-formĂ©e et cette qualitĂ©, cette valeur quâelle peut acquĂ©rir et qui lui donne cette puissance dâapparaĂźtre, cette qualitĂ© de phĂ©nomĂšne, est liĂ©e Ă cette valeur dâinformation. On retrouve lâĂ©tymologie de la forma latine, du moule, de la matrice avec toute la tension de la poussĂ©e intĂ©rieure, et de la fermetĂ© de la contenance des limites. Esprit es-tu lĂ ?
« Supposons dâabord que la sĂ©rie de tons t1, t2, t3âŠt10, quand elle est jouĂ©e, soit apprĂ©hendĂ©e par la conscience dâun sujet S comme une Gestalt tonale (de sorte que les images-mĂ©moire de tous les tons soit simultanĂ©ment prĂ©sents en elle) ; et supposons ensuite que la somme de ces n tons, chacun avec ses dĂ©terminations temporelles particuliĂšres, soit amenĂ© Ă la reprĂ©sentation par n unitĂ©s de conscience de sorte que chacun de ces n items ait dans la conscience une seule et unique reprĂ©sentation tonale. Alors la question se pose de savoir si la conscience S, en apprĂ©hendant la mĂ©lodie, amĂšne Ă sa reprĂ©sentation plus que les n tons individuels considĂ©rĂ©s ensemble.
Une question analogue peut clairement se poser Ă lâĂ©gard des formes spatiales. [âŠ] comme prĂ©cĂ©demment au sujet de la mĂ©lodie, nous pouvons ainsi nous demander si la figure spatiale peut ĂȘtre plus que la seule somme de ses dĂ©terminations locales individuĂ©es, si la conscience qui apprĂ©hende la figure en question amĂšne Ă se reprĂ©senter quelque chose de plus que les n parties considĂ©rĂ©es ensemble. »
Christian von Ehrenfels4
« Il se peut que la spatialitĂ© soit la projection de lâextension de lâappareil psychique. »
Sigmund Freud5
Et cette « intĂ©rioritĂ© » de la structuration de la forme par lâinformation est peut-ĂȘtre tout aussi dĂ©terminante dans le corrĂ©lĂąt de la notion de qualitĂ© de la Gestalt quâest la « prĂ©gnance ». La prĂ©gnance (PrĂ€gnanz) qualifie prĂ©cisĂ©ment la bonne Gestalt, la bonne forme qui sâimpose Ă notre perception, ou pour le dire en termes peut-ĂȘtre plus graphiques, qui sâimprime dans notre esprit. La forme qui a de la puissance, de la force. Lâexemple que prend Max Wertheimer de lâangle droit a dâailleurs dans la traduction anglaise de W. D. Ellis une saveur particuliĂšre. La bonne forme â ou pour aller vite Gestalt â du bon angle qui domine ses agencements proches Ă plus ou moins de 90° se dit en anglais « right angle ». Justement, lâanglais est aussi rĂ©vĂ©lateur des valeurs de puissance et dâintĂ©rioritĂ© de la bonne forme-Gestalt et de lâin-formation. Pregnance signifie Ă©videmment en anglais lâĂ©tat de grossesse fĂ©conde, soit originellement lâeffet du « prĂ©- » gĂ©nĂ©tique dâune information, pour ne pas dire lâeffet dâune information gĂ©nĂ©tique ou dâune morphogenĂšse de lâinformation.
« Supposons quâun cĂŽtĂ© dâun angle soit maintenu Ă lâhorizontale et que lâautre Ă©volue dâun arc de 30 Ă 150°. Ici [âŠ] chaque degrĂ© ne possĂšde pas la mĂȘme valeur en termes psychologiques. Il existe plutĂŽt trois angles principaux : lâaigu, le droit et lâobtus. Lâangle droit par exemple a une certaine tolĂ©rance [region] telle qâun angle de 93° apparaĂźt comme un angle droit (plus ou moins adĂ©quat). Les Ă©tats intermĂ©diaires entre les « stades principaux » ont un caractĂšre peu dĂ©fini et sont facilement perçus dans le sens de lâun ou lâautre des « stades de la prĂ©gnance » [PrĂ€gnanzstufen] adjacents. »
plus loin
« Dans tous ces cas, se font jour les mĂȘmes questions que suggĂ©rait prĂ©cĂ©demment notre discussion sur les « stades de la prĂ©gnance » [PrĂ€gnanzstufen]. Certains arrangements sont plus forts que dâautres et semblent « triompher » ; les configurations intermĂ©diaires sont moins distinctes, plus Ă©quivoques. »
Maw Wertheimer,6
Parler de lâinformation qui fait la forme perçue condamne-t-elle la forme Ă la fermeture, lâinformation Ă la fermetĂ© ? Câest un peu ce que lâon peut peut-ĂȘtre facilement comprendre aux lois de la Gestalt dĂ©finies par Wertheimer. La bonne forme est facilement la forme Ă©vidente, la forme-truisme, la forme familiĂšre quâon reconnaĂźt mieux parce quâon la connaĂźt dĂ©jĂ ou quâelle offre des repĂšres plus fermes, plus tranchĂ©s, plus cohĂ©rents, plus prĂ©visibles Ă lâintellection. Pourtant, quelque chose qui apparaĂźt, qui se lĂšve, qui se dĂ©couvre comme on lâa dit, procĂšde aussi dâun mouvement, dâune transformation, dâun dĂ©placement : dâune morphogenĂšse. Il faut sans doute rappeler la façon dont on attire le regard dâun trĂšs jeune enfant, dâune attention visiblement assez confuse. Par le mouvement. Par quelque chose qui accroche semble-t-il son regard et qui est occasionnĂ© par une plastique visuelle, par un Ă©vĂ©nement, par une mutation, par une animation â et lâon pourrait Ă nouveau peut-ĂȘtre trop facilement relever ce que ce mot dit de son rapport Ă la fluence du vivant et de lâintĂ©rioritĂ© de la psychĂ©. Si lâon regarde tant, dans un corps, les yeux dâun visage au point que ce soit ce que lâon cherche dâabord dans toute prĂ©sence naturaliste â qui imite certaines donnĂ©es de nos relations visuelles naturelles. Ce nâest pas, peut-ĂȘtre, seulement parce que, par lĂ , on accĂšderait Ă une intĂ©rioritĂ©, mais que, trĂšs simplement les yeux sont sans doute parmi les plus mobiles, ou intenses, ce qui en appelle Ă une concentration, une densification des mouvements.
Il y a donc, peut-ĂȘtre un premier distinguo, du moins une nuance Ă Ă©tablir entre la puissance dâĂȘtre de la forme, son agentivitĂ©, et sa formalisation dans le sens dâune fermetĂ©, dâune fermeture, dâun achĂšvement, dâun dĂ©jĂ -lĂ du prĂ©visible qui est aussi synonyme de mort, de fin, et peut-ĂȘtre dĂ©jĂ de finalitĂ©. Il y a donc, en lâoccurrence, un genre de direction partagĂ©e entre le prĂ©fixe in- qui qualifie lâintĂ©rioritĂ© et le in- privatif. Lâinformation qui anime de lâintĂ©rieur, dans lâantĂ©rioritĂ© gĂ©nĂ©tique, la forme, peut aussi peut-ĂȘtre assez paradoxalement la priver de trop de dĂ©finition. On pourrait peut-ĂȘtre aussi dans ce sens assez vitaliste associer trĂšs simplement la capacitĂ© de la forme Ă sâimposer Ă une puissance dâagir assez fondamentale qui caractĂ©rise prĂ©cisĂ©ment le mouvement du vivant, sa capacitĂ© « actancielle » pour le dire comme Jakob von UexkĂŒll7, son animation.
On pourrait amener ici les extensions aux sciences humaines de la thĂ©orie de lâinformation formulĂ©es dĂ©jĂ par Warren Weaver en 1949 et dĂ©veloppĂ©es dans les annĂ©es 1970 par Abraham Moles, malgrĂ© les prĂ©cautions de son crĂ©ateur, Claude Elwood Shannon qui rĂ©clamait une retenue plus exclusivement scientifique et technique excluant la dimension sĂ©mantique et esthĂ©tique des messages. Cette thĂ©orie fonctionne sur des donnĂ©es probabilistes et dĂ©finit deux genres de lâinformation. Une information prĂ©visible qui se rĂ©pĂšte et facilite le repĂ©rage des structures ainsi accusĂ©es de la forme est appelĂ©e rĂ©currence. Une seconde, imprĂ©visible et par cela plus difficilement perceptible ou proche du bruit, du parasite, du brouillage, est appelĂ©e « entropie ». Presque le contraire de la bonne et bien forme « cosmologique », harmonique, cohĂ©rente, rĂ©glĂ©e au prĂ©alable par un ordre. Le chaos vous dis-je, lâĂ©vĂ©nement, lâinconnu, lâinopinĂ©, le singulier et par lĂ le subreptice, le difficilement repĂ©rable, le discret, lâinfime. Le dia-bole qui casse « au travers » la convention « unie » du sym-bole. Ce qui doit demander un effort, peut ĂȘtre des soutiens, des cadres â des redondances â Ă lâattention, notamment relativement aux intentions de lâĂ©metteur de la forme. Un genre de fond indĂ©terminĂ© et imperceptible donc, qui pourtant, se distingue, et en particulier, du spectaculaire, de lâĂ©vidence, de la rĂ©currence. Ce qui peut poser plutĂŽt quâimposer sa diffĂ©rence qui peut faire la diffĂ©rence pour paraphraser Gregory Bateson. On est alors toujours dans une idĂ©e de prĂ©gnance, de puissance de formation, de transformation, mais moins dans une notion de domination, de pouvoir, de violence faite Ă lâattention. On est peut-ĂȘtre plus dans une notion de tension, dâintensitĂ©, de charge de la forme. Une puissance est lĂ qui sollicite mais nâoblige pas notre attention. Peut-on encore parler de Gestalt ? On peut quand mĂȘme constater un soulĂšvement de la forme Ă laquelle on prĂȘtera quelque attention. On peut Ă©prouver un relief, un mouvement, une Ă©nergie.
« [âŠ] une diffĂ©rence qui crĂ©e une diffĂ©rence est une idĂ©e. Câest un Ă©lĂ©ment [bit] une unitĂ© dâinformation. »
Gregory Bateson8
« Sâil est admissible que lâinformation sĂ©mantique de lâĆuvre se laisse Ă©puiser et Ă©ventuellement mĂ©moriser, il apparaĂźt que le propre de lâĆuvre dâart est de transcender par sa richesse la capacitĂ© de perception de lâindividu. »
Abraham Moles9
Se pose peut-ĂȘtre aussi une nouvelle question. Si cette forme qui sâaffirme peut le faire sans trop de fermetĂ©, de logique de firme. Cette structure gĂ©nĂ©tique de la forme affecte-t-elle sa signification ? Autrement dit, une forme qui sâimpose impose-t-elle du mĂȘme coup un message, un contenu qui comme on lâa vu, en quelque sorte, la conditionnerait ? Une forme prĂ©gnante, si, visiblement, elle pense, dĂ©livre-elle une pensĂ©e aussi forte, en quelque sorte de mĂȘme qualitĂ© et, dâautre part, semblable, de mĂȘme nature ?
Je veux dire tout dâabord peut-ĂȘtre trop facilement que, de maniĂšre intuitive et peut-ĂȘtre subjective, jâai lâimpression que, lorsque jâaime les formes produites par quelquâun, jâaime la personne. Quâil y a un genre dâethos câest-Ă -dire aussi une maison, un lieu commun10 â mais peut-ĂȘtre trop commun, peut-ĂȘtre un truisme â que je partage avec cette forme et ses informations. Je pressens donc quelque chose comme une communautĂ© dâintĂ©rĂȘt Ă la forme et Ă son contenu. Je ressens pourtant souvent des difficultĂ©s Ă ĂȘtre trop prĂ©cis dans la dĂ©finition des significations dâune forme qui motive pourtant mon intĂ©rĂȘt, qui accroche mon regard et mon esprit, qui rĂ©siste justement Ă mon investigation. Il faut donc distinguer deux niveaux, deux modes de la relation de la forme Ă son contenu.
Ămile Benveniste, dans le fil de son maĂźtre Ferdinand de Saussure, a pu dĂ©velopper le distinguo du signifiant et du signifiĂ© dans un mode moins intriquĂ© que son mentor. Si pour Saussure, la forme matĂ©rielle du signe et sa, ses signification(s) sont « comme le recto et le verso dâune feuille »11, pour Benveniste, se dĂ©veloppe du cĂŽtĂ© du signifiant une « signifiance » « sĂ©miotique » manifeste, une information propre Ă chaque langage, qui ne garantit pour autant aucune signification partageable ou « sĂ©mantique » trop prĂ©cise, qui ouvre Ă lâinterprĂ©tation malgrĂ©, Ă©videmment un sens, un « intentĂ© », un vouloir-dire plus ou moins maĂźtrisĂ© initial12. On aurait envie de ramener ici le fameux triangle sĂ©miotique de Charles Sanders Peirce et la façon dont il peut interposer Ă la base trĂšs terrienne â les linguistes diront plutĂŽt syntagmatique â du triangle constituĂ©e par la partie matĂ©rielle perceptible du signe, ce qui est signifiant, le signe en tant quâobjet, et par lâobjet plus ou moins expĂ©rimentale que veut relayer ce signe, son rĂ©fĂ©rent pour parler Ă nouveau comme Benveniste, un Ă©lĂ©ment qui sâĂ©lĂšve Ă la pointe supĂ©rieure â et paradigmatique â du polygone : lâinterprĂ©tant. Un interprĂ©tant nâest pas, bien sĂ»r, un interprĂšte. Il y a dans ce participe prĂ©sent lâidĂ©e dâune action, dâune autonomie. Un interprĂ©tant est aussi un signe : le signe dâune interprĂ©tation, une phrase, une sentence, un Ă©noncĂ©, un ensemble de locution, un schĂ©ma⊠Quelque chose comme un signifiĂ© mais avec toute la charge de doute, de plurivocitĂ© liĂ©e Ă la question de la traduction, de la mise en avant de lâimpossible et pourtant de la mise en acte de cette interprĂ©tation, de cet entre, de cet Ă©cart, de cette dialectique, de cette polaritĂ©, de cette façon de prĂȘter avec toute lâambiguĂŻtĂ© vis-Ă -vis de la plĂ©nitude dâun don â qui lui-mĂȘme comme lâa montrĂ© Marcel Mauss13, nâest jamais dĂ©liĂ© dâun contre-don.
« De fait, les manifestations du sens semblent aussi libres, fuyantes, imprévisibles, que sont concrets, définis, descriptibles, les aspects de la forme. »
Ămile Benveniste14
plus loin et presque symétriquement
« On peut transposer le sĂ©mantisme dâune langue dans celui dâune autre, « salva veritate » ; câest la possibilitĂ© de la traduction ; mais on ne peut pas transposer le sĂ©miotisme dâune langue dans celui dâune autre, câest lâimpossibilitĂ© de la traduction. »
Ămile Benveniste15
Reprenons pour finir, en nous excusant au prĂ©alable de nâavoir quâesquissĂ© sans doute naĂŻvement questions et Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse, de nâavoir pas plus rĂ©flĂ©chi du point de vue spĂ©cifique du graphisme, de la typographie, du graphic design, et en tentant de nous rattraper par lâĂ©vocation de cette double intĂ©rieure fameuse de Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. Laurence Sterne nous y offre explicitement un « emblĂšme de son Ă©criture » en mĂȘme temps quâun vis-Ă -vis du texte et de lâimage ; du texte imagĂ© et de lâimage ici clairement revendiquĂ©e comme texte ; de lâapplication plutĂŽt stricte mais trĂšs spĂ©cifique de lâorthographe, de la syntaxe, de la grammaire, de lâorthotypographie anglaise du XVIIIe siĂšcle et de la variation labile de lâapplication dâune technique elle-mĂȘme assez rĂ©glĂ©e, de lâimpression assez Ă lâidentique en sĂ©rie, et du papier Ă la cuve Ă la rĂ©alisation unique ; des mouvements du sens et de la forme assez inĂ©puisables avec la cinĂ©tique des pages, des regards et des sensibilitĂ©s.
Quelque chose est lĂ , visiblement lĂ pour attirer, solliciter avec plus ou moins de force, dâĂ©vidence, de malice, de maĂźtrise, dâĂ©quivocitĂ©, dâeffort, notre attention, notre dĂ©sir, notre pulsion de forme, dâĂȘtre, de voir. Cette chose fait relief vis-Ă -vis dâun fond(s) de possible de formes, de virtualitĂ©s dâĂȘtre, de sensations, dâĂ©motions. Quelque chose bouge, sâagite plus ou moins sourdement et peut nous agiter, nous animer, nous mettre en mouvement. Cette chose est prĂ©cieuse. Elle a une valeur. Cette chose a Ă©tĂ© chargĂ©e. Elle a reçu une tension, une in-tension. Cette chose nous oblige sans nous faire violence. Elle nous met au contraire dans la marche du monde, dans la vie de la forme. Elle fait saillie. Elle saute. Elle bondit. Elle nous pousse en avant.
- Armando Petrucci,â«âLa scrittura fra ideologia e rappresentazioneâ»,â Storia dellâarte italiana, vol. Grafica e immagine, t. 1 : Scrittura, miniatura, disegno,âvol. IXâ,âGiulio Einaudi Editore, Turin,â1980 [↩]
- Wassily Kandinsky, Philippe Sers (Ă©d., trad.), Du Spirituel dans lâart, et dans la peinture en particulier, DenoĂ«l, Paris, 1989, (1911), p. 168 [↩]
- Maw Wertheimer, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt II », in Psycologische Forschung, 4, p. 301-350, 1923, traduit dâaprĂšs lâanglais W. D. Ellis (ed.), « Laws of Organization in Perceptual Forms », A source book of Gestalt psychology, 1938, Routledge & Kegan Paul, Londres, p. 71-88, https://psychclassics.yorku.ca/Wertheimer/Forms/forms.htm [↩]
- Traduit dâaprĂšs Barry Smith (Ă©d.), Christian von Ehrenfels, « §2 The Presentation of a Melody. The Thesis of Gestalt Qualities », On âGestalt Qualitiesâ », Foundations of Gestalt Theory, Philosophia, 1989 (1890), p. 85, https://www.studocu.com/hu/document/eotvos-lorand-tudomanyegyetem/filozofiatortenet/ehrenfels-gestalt-roviden/19001406 [↩]
- Sigmund Freud, RĂ©sultats, idĂ©es, problĂšmes, Tome II, PUF, Paris, 1985 (1938), p. 288 [↩]
- Maw Wertheimer, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt II », in Psycologische Forschung, 4, p. 301-350, 1923, op. cit. [↩]
- Jakob von UexkĂŒll & Georges Kriszat, StreifzĂŒge durch die Umwelten von Tieren und Menschen : Ein Bilderhuch unsichtharer Welten, Springer, Berlin, 1934. Traduction française par Charles-Martin Freville : Milieu animal et milieu humain, Payot & Rivage, Paris, 2010 [↩]
- Gregory Bateson, « Double contrainte, 1969 », Vers une Ă©cologie de lâesprit, volume 2, Chandler Publishing Company, New York, 1977, p. 9-50 [↩]
- Abraham Moles, ThĂ©orie de lâinformation et perception esthĂ©tique, DenoĂ«l, Paris, 1972, p. 246 [↩]
- Jacques Derrida, HospitalitĂ©, I, Seuil, Paris, 2021 (1996), p. 128 [↩]
- Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique gĂ©nĂ©rale, Payot & Rivages, Paris, 2005 (1916) p. 157 [↩]
- Du moins est-ce lĂ la façon dont Georges Didi-Huberman en parle merveilleusement aprĂšs Julia Kristeva sur un mode, selon moi assez Peircien assez Ă©tranger Ă la ligne souvent un brin rigoriste de Saussure tenue longuement par Benveniste. Cf. Georges Didi-Huberman, « Faits dâaffects 1 », CRAL, HESS, 15 novembre 2021, https://www.youtube.com/watch?v=d9aGx2zHnGU et Ămile Benveniste, « La forme et le sens dans le langage », ProblĂšmes de linguistique gĂ©nĂ©rale, 2, Gallimard, Paris, 1974, p. 215-229 [↩]
- Marcel Mauss, Forme et raison de l’Ă©change dans les sociĂ©tĂ©s archaĂŻques, Presses Universitaires de France, Paris, 2012 (1902-1903 [↩]
- Ămile Benveniste, « La forme et le sens dans le langage », op. cit., p. 216 [↩]
- Ămile Benveniste, « La forme et le sens dans le langage », op. cit., p. 228 [↩]