Au cœur des augustes lettres, ces outils abstraits de l’incarnation manifeste de la langue et de la pensée, ces signes symboliques distingués, distingués des apparences du monde, de ses petites affaires avec les choses, les corps et leur finitude, se cachent pourtant des images, des présences.
Les lettres doivent incarner par substitution les inflexions de la langue. Elles permettent à la pensée de se réfléchir : de se mettre à distance d’elle-même. Elles permettent le dépassement du muthos, de la performance du récit, du mythe, de la présence nécessaire de la voix. Elles amènent l’avènement du logos, la permanence désincarnée et ouverte de la raison et de l’autonomie scripturale de l’information.
Non seulement les mots, ces achèvements sociaux d’une perception, mis à part les onomatopées, sont arbitraires, ne ressemblent pas à ce qu’ils décrivent. Un dessin de chat (pourquoi prend-on toujours l’exemple du chat ?) ressemblera toujours plus à n’importe quel chat que le vocable chat dans n’importe quelle langue. On nous apprend qu’on dit les signes linguistiques arbitraires, détachés de la soumission aux apparences. On nous dit que cette abstraction du monde est un signe de maturité, un âge adulte et digital des langages.
Mais les lettres elles-même relèvent de cette écart symbolique. Si dans une scène primitive mésopotamienne, elles se confondent avec les objets et les images qu’on peut en donner, dans notre héritage grec et phonétique, elles ne correspondent pas toujours aux sons qu’elles transcrivent. Le son /s/ peut être écrit s, sc, ç, ce, ss… En dehors des expériences d’alphabets sonores d’un Kurt schwitters, d’un Ernst Bayer ou d’un Pierre di Sciullo, elles ne ressemblent même pas aux sons qu’elles décrivent.
Pourtant, malgré ce double écart avec les objets qu’elles sont sensées relayer, les lettres restent habitées d’étranges récits, d’anciennes présences, d’une enfance du signe et du monde. Le calcul est aussi rénal parce que, derrière cette marque mémo-technique des registres de compte sumériens ou akkadiens qui amèneront la lettre, se cache un vulgaire caillou. Parce que les anciens phéniciens durent utiliser la ruse de l’acrophonie pour faire sonner leur abjad dépourvu de chant, A est d’abord un bœuf, B une maison, C un chameau, D une porte de tente, E une échelle, H une barrière, K une main, N un serpent, Z un olivier…