Il est plusieurs façon d’aborder cette passion de l’archive qui anime depuis déjà quelque temps, en écho plus ou moins explicite avec l’art de l’information des années 60, 70, les milieux de l’art et du graphisme.
Aborder la question de l’archive, c’est d’abord penser la question d’une façon de réunir les savoirs, de constituer un corpus des représentations qui s’inscrit dans le temps long des pratiques lettrées, scientifiques et intellectuelles. Et l’on devrait d’abord établir de subtiles différences entre toutes ces façons de rassembler les données pour qu’une connaissance puisse advenir, pour qu’adviennent de possibles rendus… recueil et collecte, conjonction et disjonction, juxtaposition et composition, monstration et démonstration, énumération et dénomination, classification et ordre, collection et documentation, anthologie, somme, catalogue, atlas, encyclopédie, dictionnaire, cabinet de curiosité, musée de papier, espace visionnaire, cabinet d’amateur, chambre des merveilles, bric à brac, fatras, tohu-bohu, bibliothèque…
Un premier imaginaire de l’archive la verrait tenter de dĂ©crire le tout du monde : d’Ă©pouser en toute transparence le vertige de l’infinie pluralitĂ© du rĂ©el dans une sorte d’empreinte tragique, un recensement impossible de toute chose, un recueil aussi transparent et objectif que pluriel et contradictoire de l’ordre toujours fuyant des choses.
L’archive incarnerait ce fantasme d’un contact direct, im-médiat avec l’inquiétante étrangeté du réel. Quelque chose qui pourrait relever d’un accès à la brutalité frontale, non médiatisée, de la donnée, ou plutôt de la compilation sans fin des données : de l’énergie potentielle de l’information même.
Avec l’archive nous serions face à un fonds qui prétendrait, dans son exhaustivité, à l’énergie des potentiels, à ces forces virtuelles dont parle Gilbert Simondon, qui cheminent dans les arrière-fonds.
Un fonds qui deviendrait fond : le fond des en-puissance sur lesquels se réalise la figure des choses manipulables, apréhensibles, compréhensibles du monde.
L’archive serait ce matĂ©riau sans spĂ©cialitĂ©, sans hiĂ©rarchie, ce stock : la forme la plus discrète des possibilitĂ©s de structuration pour paraphraser la description mathĂ©matique de l’économie rationnelle de la ligne. Un genre de terreau donc, qui pourrait servir Ă un travail, nourrir celui de l’enquĂŞteur, comme celui du scientifique ou de l’administrateur, de l’historien ou encore du spectateur…
Une deuxième fiction de l’archive la verra assumer le fait que tout recueil, toute liste, toute accumulation, ressort d’un geste, d’un projet, d’une focalisation, d’une forme obligée d’écriture, de conversation, de proposition.
On l’a dit, l’archive est un fond avec ou sans s. Mais, comme nous l’apprend la Gestalt Theorie, le fond ne se dĂ©finit que par rapport Ă une figure. Constituer une archive c’est choisir, c’est figurer, c’est Ă©crire…
Les cabinets de curiositĂ©s prĂ©figurent le musĂ©e et l’encyclopĂ©die. L’archive fonde la collection institutionnelle, la trace musĂ©ale exemplaire… La monstration amène Ă la dĂ©monstration, la juxtaposition en appelle Ă l’ordre et Ă la classification.
L’œuvre de connaissance qu’est l’archive, cet effort de recueil exhaustif, cette richesse des potentiels du fond, ne peut se rĂ©aliser que par la dĂ©finition d’une dĂ©monstration. L’archive est une Ă©criture. une Ă©criture autorisĂ©e de la mĂ©moire. Ce qu’on peut garder ou pas. une Ă©criture d’autoritĂ©. ArkhĂ© veut dire Ă la fois origine et chef…
C’est dans cette deuxième acception figurative de l’archive que s’inscrit OFFICEABC. Dans une forme d’opposition, en tous cas de divergence, face à l’écriture à froid de la liste, cette façon iconoclaste à vocation souvent libertaire, de se tenir à distance du geste autoritaire comme de l’image et de ses envoûtements spectaculaires…
Pour leur participation à la très intéressante, bien et anglaisement nommée exposition Kunstkammer, representation of an amateur wonder-room (soit la mise en relation de la chambre des merveilles et du cabinet de collectionneur) proposée par Charlotte Cheetham dans la galerie 12mail, nos deux graphistes astronomes iconographes vont exemplairement faire advenir la forme en tissant leur toile à partir des données qu’ils vont recueillir autour de la commande : les fantômes du lieu, ancien fossé de Paris, ancienne demeure du tragédien néo-classique François-Joseph Talma, la question de la chambre, de la merveille, de la collection…
Entre d’explicitement nommés, affiche Signe (459) est un astéroïde découvert en 1900 par Max Wolf (illustration 1), affichette (illustration 2) et journal de bord Reader La chambre de seccotine (illustrations 4 et 5), vont s’agencer de complexes et contextuels écheveaux de relations obliques et gourmandes.
Un genre de tumulte, pas un chaos de la matière primordiale, en fusion, confuse, du généralisant et opaque « tout est dans tout est dans tout et inversement ». Plutôt la complexité des choses faites de plusieurs matières, le tissage du texte et de ses intertextualités. La complication de ces choses drapées, emmaillotées, voilées : de ces textiles pliés auxquels Mathias Schweizer dédie une pièce édifiante au sein de cette même exposition (illustration 6)…
Une table ou plutĂ´t une installation de montage, un effort de mise en relation, de mise en forme, mais qui s’arrĂŞterait, dans la tradition conceptuelle, avant que la forme ne se referme trop. Qui s’en arrĂŞterait Ă un en deçà de la rĂ©solution, dans un tohu-bohu formel Ă la fois mystĂ©rieusement opaque et Ă©nergĂ©tique. L’énergĂ©tique obscure d’une nĂ©buleuse qui s’allumerait en mettant en tension certains points au sein de l’épaisseur des strates archĂ©ologiques de l’archive mais avec la rĂ©ticence de celui qui veut prĂ©server ou susciter le dĂ©sir, c’est Ă dire, Ă©tymologiquement, la perte de l’étoile… Une connexion presque Ă©lectrique donc, qui allumerait le moteur retors de cette constellation, autre Ă©tymon du signe. Un amas qui se dĂ©roberait ou du moins rĂ©sisterait, en mĂŞme temps que s’engagerait l’arborescence de la pensĂ©e : la dynamique tous azimuts du bien nommĂ© sens.
Un mystère à élucider, une merveille, un miracle, un prodige, quelque chose à mirer, un monstre, quelque chose à montrer, qui dépasserait les oppositions entre ordre et chaos, hermétique et herméneutique, science et poésie, culture savante et populaire, futur, passé et présent, une interpolation jubilatoire de l’érudition gloutonne, de la pensée magique et surrationnelle…
Une énigme dont je me permets de livrer quelque clés savoureuses de la plume même de Brice Domingues et Catherine Guiral :
« Le singe est une lointaine merveille, c’est aussi l’anagramme du mot signe. Le singe imite, le signe dĂ©signe.
[…]
Le singe est Ă cĂ´tĂ© d’un enfant. Pas n’importe quel enfant. Un enfant-acteur. Parce qu’il s’agit du photogramme d’un film : Dunston Checks In (1996). Cet enfant-acteur s’appelle Eric Lloyd. Il pourrait souffrir de deux complexes : son nom de famille renvoie Ă l’acteur Christopher Lloyd, le professeur Emmett Brown de Retour Vers Le Futur. Il ressemble aussi Ă©trangement Ă Barret Oliver, le petit garçon qui dix ans avant jouait Daryl dans le flm Ă©ponyme sur cet androĂŻde mi-enfant, mi-machine.
En parlant de science-fiction et d’espace-temps : On suppose que les astéroïdes sont des restes du disque protoplanétaire qui ne se sont pas regroupés en planètes pendant sa formation. Signe (459) est un astéroïde découvert en 1900 par Max Wolf. Il existe aussi un astéroïde appelé Mnemosyne (57) découvert en 1859 à Dusseldörf part Martin Hoek.…
[…]
L’affiche est hypothĂ©tiquement cet ancrage spatial dĂ©crit par Michelle Perrot et Ă©galement par Michel Foucault. C’est le lieu oĂą se passe une compilation-montage (Talma, son tombeau, NapolĂ©on, la danse macabre, Artaud, les found footage, etc.).
[…]
L’affiche devient une recomposition palimpseste et magique de dĂ©bris trouvĂ©s et ayant des liens de plus en plus obliques avec l’histoire que nous essayons de raconter par ce jeu idiot de la kyrielle : Talma tragĂ©dien joua les pièces de Corneille et Racine, pièces revivifiant les thèmes classiques et les histoires des hĂ©ros Grecs et Romains comme Achille, Horace, Ajax. Ce nom Ajax, renvoie Ă ce produit nettoyant et dĂ©tachant… ce qui se dĂ©tache, c’est ce qui fait dĂ©bris. Ce qui va manquer. C’est pour ainsi dire l’imago. L’illusion de l’objet dans la chambre…
[…]
Les graphistes sont ainsi ces sorciers-monteurs ; bâtir une affiche revient sans doute à en faire un lieu soit de souvenirs, soit au contraire de non-souvenirs, c’est à dire de présent(s). Une affiche qui ici révèlerait son cheminement dans cet objet détaché qu’est le journal à colonnes : la construction de morceaux plutôt que d’un tout. »
Photos : Pierre Vanni