Solène Langlais1
Votre ouvrage Boy2, paru l’an dernier, compile des images publicitaires parues dans le magazine Playboy étatsunien entre 1960 et 2003 et dresse l’histoire d’une masculinité normée, en un certain sens « idéale », à travers l’iconographie publicitaire de Playboy. J’aimerais vous demandez dans un premier temps comment vous avez rencontré ces images, ce magazine, cette thématique de la masculinité alliée à celle du capital. Est-ce que vous aviez déjà un intérêt pour ces questions ? Est-ce que vous les avez découvertes avec les images ?
Sarah Vadé
L’imagerie et la représentation de la femme font partie de mes problématiques de recherche depuis un certain temps. Et c’est via un travail de recherche sur Madame Bovary que Playboy est devenu un de mes objets d’étude. Le numéro de septembre 2010 de Playboy US avait publié une nouvelle traduction d’un chapitre de Madame Bovary et j’étais très intriguée du contexte visuel dans lequel ce texte allait apparaître. Je n’ai pas été déçue car le texte était encadré d’une série de photos de la playmate du mois, ainsi que d’autre articles. Geste très étrange, mais qui a attisé ma curiosité. Donc j’ai prolongé cette recherche en téléchargeant des pdf de Playboy afin de décortiquer l’environnement visuel et l’histoire de ce magazine.La publicité dans le magazine était fort présente : entre 1953 et 1960, elle apparaît essentiellement dans des formats quart, demi ou page entière, et c’est à partir de 1961 que les annonces commencent à apparaître en double-page. En faisant une petite analyse quantitative, on constate qu’en 1953 un Playboy faisait environ 96 pages et 450 en 1973. Alors bien sûr qu’une partie du contenu éditorial s’est déployé en 10 ans, mais la publicité a aussi progressivement gagné une place déterminante. Les visuels publicitaires de l’époque m’ont vraiment interpellée par la manière dont ils représentaient les sujets, mais aussi par l’espace qu’ils avaient pris dans le magazine.
SL
La masculinité dépeinte par ces annonces publicitaires est une virilité caricaturale, bien sûr centrée sur la consommation — avec les stéréotypes de la voiture, de la moto, de la cigarette, de l’alcool –, mais aussi avec des figures plus passéistes, comme celle du cowboy que l’on retrouve plusieurs fois tout au long de l’ouvrage. Quel regard portez-vous sur ces images ?
SV
Je pense que ces figures que vous dites « passéistes » étaient très contemporaines d’une certaine manière, à l’époque de la diffusion de ces publicités. Il ne faut pas oublier que Boy retrace 40 ans de publicité entre les années 1960 et 2000. Pour développer l’exemple du cowboy héraut-héros de la marque Marlboro, il fait ses premières apparitions de représentant de la marque vers 1955. Les campagnes qui ont précédé celles du cowboy étaient en grande partie destinées aux femmes, les cigarettes étaient perçues comme un accessoire de mode complémentaire au maquillage.Publicités Marlboro, année 1935
C’est en changeant de direction artistique et de cible que l’agence publicitaire Léo Burnett se met à utiliser stratégiquement une imagerie plus masculine et plus virile. Ce qui est fascinant avec cette figure du cowboy qui nous évoque aujourd’hui quasi instinctivement la marque Marlboro, c’est qu’au-delà du personnage, c’est tout un accoutrement et un environnement qui font l’identité de la marque. Une selle, des bottes, un ranch, un paysage sauvage avec un train qui passe : la marque s’est emparée de toute la symbolique de l’Ouest américain des conquérants armés, et même si le cowboy n’apparaît pas en propre sur les visuels, on sait que c’est Marlboro qui parle.
Publicités Marlboro, par ordre d’apparition
Première ligne : 1961, 1987, 1999, 1999, 2001
Deuxième ligne : 1991, 1998, 1984, 1985, 1988Photogramme du film American Psycho, Mary Harron, 2000 : Untitled (cowboy), 1989 de Richard Prince dans American Psycho.
Voir ces annonceurs développer leur imagerie sur 40 ans, c’est aussi voir les mécanismes de fabrication d’images mythologiques.Il y a à la fois très peu d’évolution dans le fonds symbolique, dans la nature des attributs, mais les modes de représentation et les points de vue changent. On observe aussi qu’à partir des années 1985-1990, il y a une présence des corps beaucoup plus importante que dans les années 1970.
Publicité Cocktails for Two, 1980
Stan VanDerBeek, Billboard Collage, 1983
Publicité Firestone, 1967
Vidéogramme issu de Mad Men, The Quality of Mercy, épisode 6, saison 12
Hugh Hefner, le fondateur de Playboy accordait une place très importante au choix des publicités qui apparaissaient dans son magazine afin qu’elles contribuent à renforcer des aspects essentiels de l’image que le magazine entendait donner de lui-même et de son lectorat. Ces publicités mettent l’accent sur un certaine norme genrée du bon goût et de l’élégance susceptibles de conforter le statut du lecteur de l’époque.

Publicité The Command, 1959, d’après un visuel de Josef Albers pour les pochettes du label

Visuels publicitaires pour la marque Technics c. 1980
SL
Dans L’Image peut-elle tuer ?3, Marie-José Mondzain pose la question de la performativité de l’image – non pas de ce qu’elle fait, mais de ce qu’elle fait faire – au regard de la passivité qu’elle induit chez l·e·a spectat·eur·rice. Pensez-vous que ces images sont performatives ? Si oui, qu’incitent-elles à faire ?
SV
Je ne suis pas experte en la matière car je suis graphiste et non historienne ou philosophe de l’image. Mais mes recherches accordent une place importante à la dimension sociologique et anthropologique que peut comprendre et véhiculer une ou des image(s). Lors d’une conférence de Paul B. Preciado à laquelle j’ai assisté (Conférence donnée dans le cadre de l’Observatoire Des Passions, à Beaubourg, le 17 juin 20184 ), il évoquait la notion de mémoire des gestes, le fait de piocher dans un catalogue donné de mouvements du genre de ceux qui viendront construire notre corps socialement et politiquement. Cette attitude, il la rapporte à un régime « platonicien de l’anatomie politique », en opposition à une logique « nietzschéenne du geste ». Sans rentrer dans le développement de ces deux notions qu’il pointe, qui me semble passionnantes, et qui constituent son territoire de recherche, le fait de regarder le corpus d’images de Boy avec ces catégories en tête enrichit leurs perspectives de lecture. Dans le catalogue An Ideal for Living de l’artiste Alexandra Bachzetsis, Paul .B Preciado décrit « des gestes véritablement féminins et masculins, en dehors desquels tout n’est que pathologie, imposture ou parodie ». Pour lui « les corps sont des objets en mouvement qui apprennent à incarner le canon du genre et aspirent à la perfection performative. Le but d’un platonicien est de se construire une identité, d’être un homme, une femme, un enfant, un père, un Américain… » Je pense que ces publicités font partie du catalogue en question.
SL : En consultant votre livre, j’ai été assez frappée par la faible occurrence de la représentation des femmes. On en rencontre, bien sûr, parfois découpées – on n’en voit qu’une jambe, que les yeux ou le ventre – mais elles sont largement minoritaires par rapport aux hommes. Est-ce vous qui avez choisi de les écarter, ou la proportion masculin / féminin dans Boy est-elle représentative des annonces presse parues dans Playboy ?
SV
Les images qui apparaissent dans le livre ont été sélectionnées de manière très protocolaire. Pour préciser, n’apparaissent dans Boy que des publicités publiées sur double-page, dont n’a été prélevée que la page dénuée d’information textuelle. L’ouvrage présente donc l’imagerie non signée des plus grands annonceurs de la deuxième partie du XXe siècle. Je n’ai pas choisi d’écarter un quelconque sujet. Ce protocole me permettait au contraire d’adopter une observation plutôt objective.Il faut aussi rappeler que Playboy était un magazine destiné à proposer un nouveau mode de vie au jeune célibataire urbain mâle, en tentant de s’accaparer un format éditorial qui était à l’époque destiné seulement aux femmes. Playboy ciblait le nouveau consommateur qui souhaitait décorer lui-même son intérieur, écouter sa musique, lire des articles d’auteurs choisis… Il y a un peu l’idée d’un entre soi, d’un club d’hommes. D’ailleurs Playboy proposait aussi des clubs dans lesquels les adhérents pouvaient se retrouver. Il n’est donc pas si étonnant de ne voir que très peu de femmes dans ces publicités. Les annonceurs sont essentiellement des marques de liqueurs, d’alcools, des fabricants d’automobiles et de toutes sortes de produits destinés aux hommes : cigarettes, briquets, parfums, chemises, magnétophones, caméras, appareils de stéréophonies… Il n’y a pas d’annonce de nature érotique sans doute pour ne pas accuser la large place déjà réservée à la sexualité dans le magazine. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en évinçant les articles et les 20% de contenu érotique hétérosexuel, lorsqu’on ne conserve strictement que la publicité, élément paratextuel nécessaire aux finances du magazine, surgit une dimension homo-érotique flagrante et peu attendue à première vue. C’est tout le contre point que propose Boy.
SL
Vous travaillez également aux Ateliers Médicis sur le projet Faire Atlas5 avec des élèves de primaire, qui consiste en la conception d’un corpus iconographique à partir de manuels d’histoire. Vous êtes aussi intervenue à l’ESADHaR avec officeabc pour un workshop autour du livre fictif au cinéma, dans lequel on retrouve la notion de collection. Est-ce que vous pouvez me parler de cette pratique et de celle de l’atlas ? Pourquoi collecter / collectionner / compiler des images ? Quelles qualités trouvez-vous à l’image trouvée ?
SV
Ce ne sont pas des images trouvées, mais des images recherchées. Il est en fait question de geste éditorial.Au-delà du travail de mise en forme, ce qui m’intéresse ce sont les différentes étapes que peut comprendre le travail d’édition, de la matière informe à sa forme publiable. Pour reprendre les mots employés dans votre question, collecter / collectionner / compiler, ce sont des gestes que comprend la notion d’editing en anglais, sauf que vous n’en évoquez qu’une partie. Des verbes tels que sélectionner, agencer, articuler, adapter, monter, arranger font aussi partie de cette même définition, et ce sont des gestes qui peuvent aussi qualifier le design graphique.
Ma pratique du design graphique consiste dans ce travail d’agencement, d’articulation, de hiérarchisation, de structuration et de mise en forme du contenu. Un travail de lecture. Un travail pour le lecteur qui a à voir avec la manière dont on perçoit un contenu et dont on informe sur la manière dont lui-même peut être perçu6 .Le projet Faire Atlas a pour intention de faire regarder des images qui font partie du quotidien de l’écolier autrement que comme de simples illustrations passives du chapitre historique abordé. Qu’est-ce que ces images représentent ? Qu’est-ce qu’elles véhiculent ? Quelles sont leurs conditions techniques, leur dimensions esthétiques, idéologiques ? etc. L’objectif est aussi de simplement manipuler les images, de s’en emparer et de les éprouver afin d’en saisir d’autres lectures peut-être plus intimes, en tous cas approfondies. L’idée est aussi de confronter plusieurs éditions, peut-être de différentes périodes afin d’observer différentes façons de donner à voir, d’associer, de produire du sens par les intervalles, les rythmes, les contextes. C’est dans ces variations que je trouve aussi un intérêt à collecter des choses. Mais le projet est encore en cours d’ajustement. Il démarrera en février prochain.

Manuel géographie 3e, Bordas, Collection Maurice le Lannou, 1973
- Cet entretien a été réalisé à l’occasion du mémoire de DNSEP Design Graphique à l’ESADHaR du Havre No Mirage, de la responsabilité des designers dans la relation image-norme. [↩]
- VADÉ Sarah, Boy, Tombolo Presses, Nevers, 2017 [↩]
- MONDZAIN Marie-José, L’Image peut-elle tuer ?, Éditions Bayard, Montrouge, 2015 [↩]
- MANGEOT Philippe, L’Observatoire des passions #5, conférence avec PRECIADO Paul B. et CORDEIRO Volmir, Centre Pompidou, Paris, 17 juin 2018 [↩]
- Faire Atlas est un projet en cours mené à l’école primaire de Notre-Dame de Cenilly par Sarah Vadé avec Charlotte Denamur dans le cadre des Ateliers Médicis. [↩]
- Notion formulée et développée par Catherine Guiral & Brice Domingues dans « J’ai beaucoup changé en une nuit tu sais… », Eigengrau, Chaumont Design Graphique éditions, 2014, p.585 [↩]