À tout prendre, il y a peu d’endroits où la différence de regard entre le profane et le professionnel soit fondamentale ou du moins inconciliable. L’un de ces nœuds tient à une situation contextuelle : le fonds Dutailly et ses 5000 affiches anciennes sur lequel s’est bâti dès les années 1990 le projet de constituer Chaumont en ville de l’affiche puis, le temps aidant, celle du graphisme.
Oublié pendant près de 80 ans, ce fonds a alors vu sa valeur affirmée dès sa redécouverte : il y avait à Chaumont un trésor longtemps endormi et, comble du bonheur, la conjonction rare entre des objets graphiques et des auteurs connus du grand public au premier rangs desquels le tout à la fois petit et grand Henri de Toulouse Lautrec. Cette valeur fondatrice a isolé le fonds ancien sur un piédestal inconfortable. Peu d’occasions sont données au public local d’établir des liens avec le restant de la production historique et patrimoniale ainsi qu’avec les états contemporains du design graphique. Peu d’occasion d’attester que cette valeur n’est ni exclusive ni applicable uniformément aux 5000 affiches de ce fonds. À Chaumont, le grand ancien Dutailly fait pratiquement barrage à toute forme de regard et de curiosité sur d’autres époques et d’autres supports du graphisme.
S’en suit une forme de malentendu sur lequel il est difficile de bâtir un projet artistique ou culturel. Plutôt que d’éviter d’exposer ces affiches, il s’agit d’inventer des modes d’expositions qui rompent avec la sortie en procession de la statue en bois piqué du saint patron local.
Droit de citation est nĂ© ainsi, une façon d’affronter les regards prĂ©-informĂ©s sur ce que sont ces affiches, sur la domination de l’affiche culturelle, sur le dogme naissant de ce que devrait ĂŞtre un rapport au public. Prenons sept affiches de rĂ©clames publicitaires issues de ce fonds, reprĂ©sentatives des sujets qui y sont traitĂ©s et des affichistes qui y sont reprĂ©sentĂ©s et, Ă fin de mĂ©diation, invitons Ă rĂ©agir d’une part sur ces sujets, d’autres part sur ces « images », sept graphistes contemporains français et internationaux, choisi parfois pour leur rapport anecdotique avec tel ou tel sujet (l’Atelier de crĂ©ation signait dans les annĂ©es 1990 la communication de la gamme de papier Job Parilux, Mathias Schweizer n’a laissĂ© personne indiffĂ©rent en 2007 avec son affiche Chocomont) ou pour leur approche du design graphique et des formes. Chacun Ă reçu afin d’y rĂ©agir graphiquement et dans le mĂŞme format que les originaux : l’information textuelle d’une première affiche, le fichier numĂ©rique d’une seconde. En ressortent 2 x 7 impressions, sĂ©rigraphiĂ©es chacune en tirage limitĂ©. En quelque sorte des documents de mĂ©diation produits avec suffisamment de soin pour possĂ©der leur valeur propre et intĂ©grer Ă leur tour les collections qu’ils commentent.
Faut-il prendre les sept premières comme des modèles possibles d’affiches commerciales contemporains ? Des travaux de fictions ? Des objets graphiques revendiquant pour seul contexte le lieu-même de l’exposition et la proximité des affiches sources ? La réponse utile appartient à chaque graphiste. La nôtre est à dessein tapie dans cette confusion, s’y ajoute l’évidence qu’aujourd’hui plus qu’hier la pratique du design graphique ne va pas sans la constitution continue et réflexive d’une culture de design. Là ce sont les secondes créations, tout à la fois lectures d’images et affiches d’annonces qui entrent en scène, devant chacune trouver une balance entre ces deux usages. Quel est pour les graphistes contemporains un droit de citation ? Celui de se référencer, de se confronter ou de s’affranchir. La question est tout autant valable à l’endroit du graphisme qu’à celui de son sujet ou de son contexte. La réponse est ce que nous appelons le graphisme.
Étienne Hervy
A la fin du XIXe siècle, l’affiche illustrĂ©e devient un moyen d’information et de communication primordial pour relayer les messages culturels ou commerciaux dans l’espace public. La libertĂ© d’afficher garantit la diffusion parfois Ă des dizaines de milliers d’exemplaires des crĂ©ations rĂ©alisĂ©es pour une profusion de commanditaires : des théâtres aux marques de consommation courante. Lesquels cherchent Ă offrir aux passants une image rutilante de leurs spectacles ou de leurs produits, n’hĂ©sitant pas Ă faire appel Ă d’excellents peintres pour les compositions et aux meilleurs imprimeurs lithographes pour les tirages. La fantasmagorie des affiches dans les rues vient soutenir une vision de progrès, d’une sociĂ©tĂ© conquise par l’effort industriel et ses ouvertures au monde : aliment et boisson hygiĂ©niques (ou soi-disant), marchandise jusque-lĂ rare et dĂ©sormais Ă portĂ©e de tous (ou vouĂ©e Ă le devenir), divertissements, loisirs, voyages. L’essor des techniques de la lithographie, permettant d’imprimer de grand formats et surtout de reproduire la couleur, conduit Ă un usage gĂ©nĂ©ralisĂ© de l’illustration polychrome. Par la qualitĂ© de ses compositions et son Ă©clat, l’affiche participe du dĂ©cor urbain et en modifie la perception.
Les peintres-affichistes s’attachent Ă explorer les qualitĂ©s singulières du support et de ses techniques de fabrication. D’autant que beaucoup d’entre eux, Ă l’instar d’Eugène Grasset (1845-1917), revendiquent le fait de pouvoir crĂ©er et s’exprimer dans tous les domaines des arts appliquĂ©s, sans distinction de hiĂ©rarchie, dans l’espoir de donner un style Ă une Ă©poque confuse. Par leur intermĂ©diaire, l’affiche s’enrichit de rĂ©fĂ©rences multiples, comme celles liĂ©es Ă la dĂ©couverte de l’estampe japonaise ou bien aux recherches sur la couleur menĂ©es par les impressionnistes. L’affiche devient support d’expĂ©rimentations : aplats vigoureux, cernes Ă©pais et/ou contrastes puissants par la juxtaposition de teintes complĂ©mentaires contribuent Ă optimiser sa visibilitĂ© et lui confèrent un rĂ´le de manifeste plastique quelle que soit la rĂ©clame qu’elle comporte. Celle-ci d’ailleurs est Ă©galement magnifiĂ©e et en quelque sorte subvertie par le dessin de la lettre : les affichistes, Ă©paulĂ©s par les typographes au sein des ateliers de lithographie, confèrent une dynamique nouvelle au rapport entre le texte et l’image. Grasset lĂ encore est exemplaire, ses lettrages soigneusement calculĂ©s en font un des maĂ®tres du dessin de caractères au tournant du siècle, et la fonderie Peignot publie en 1900, Ă l’occasion de l’exposition universelle, une crĂ©ation qui porte son nom, le « Grasset », emblĂ©matique de l’Art nouveau.
Très tĂ´t, les affichistes sont reconnus et encensĂ©s. Jules ChĂ©ret (1836-1932), le premier qui se consacre presque essentiellement Ă cette discipline, connaĂ®t une gloire durable et son atelier est une vĂ©ritable pĂ©pinière de talents. On parle de l’« affiche artistique » dans les gazettes et les revues, et elle apparaĂ®t aux yeux de nombreux commentateurs comme un vĂ©ritable pied de nez Ă l’art acadĂ©mique – qu’on qualifiera de « pompier » – qui trĂ´ne dans les salons officiels. L’engouement est tel dans les annĂ©es 1890 que des expositions lui sont consacrĂ©es, des galeries sont ouvertes, des ventes organisĂ©es, des pĂ©riodiques sont fondĂ©s comme L’Estampe et l’affiche, L’Image ou Les MaĂ®tres de l’Affiche. L’art de l’affiche trouve alors sa place dans les expositions universelles comme dans les collections privĂ©es. Une nouvelle gĂ©nĂ©ration, dont le grand dessinateur Steinlen (1859-1923) fait partie, aux cĂ´tĂ©s de Bonnard, Lautrec ou Valloton, lui donne alors toutes ses lettres de noblesse par un engagement encore plus marquĂ© au plan esthĂ©tique mais aussi politiquement, avec les dĂ©buts d’une critique sociale, soutenue par les ruptures plastiques qu’ils opèrent. C’est l’époque ou Georges Braque, Ă la fenĂŞtre de son atelier, lorgne le passage du colleur d’affiches, pour aller rĂ©cupĂ©rer quelques pièces d’anthologie. L’affiche devient « reine de la rue », comme on la dĂ©signe durant l’entre-deux-guerres, pour quelques dĂ©cennies. Depuis les annĂ©es 1970, des graphistes de tous les pays et de toutes les tendances ont cherchĂ©, et parfois rĂ©ussi, Ă lui redonner un statut Ă la hauteur de l’âge d’or qu’elle a connu et des Ă©motions qu’elle a suscitĂ©es.
Michel Wlassikoff