
Jules Chéret (1836-1932), Vin Mariani, 1894

Hansje Van Halem, Vin Mariani, 2013

Na Kim, Vin Mariani, 2013
À tout prendre, il y a peu d’endroits où la différence de regard entre le profane et le professionnel soit fondamentale ou du moins inconciliable. L’un de ces nœuds tient à une situation contextuelle : le fonds Dutailly et ses 5000 affiches anciennes sur lequel s’est bâti dès les années 1990 le projet de constituer Chaumont en ville de l’affiche puis, le temps aidant, celle du graphisme.
Oublié pendant près de 80 ans, ce fonds a alors vu sa valeur affirmée dès sa redécouverte : il y avait à Chaumont un trésor longtemps endormi et, comble du bonheur, la conjonction rare entre des objets graphiques et des auteurs connus du grand public au premier rangs desquels le tout à la fois petit et grand Henri de Toulouse Lautrec. Cette valeur fondatrice a isolé le fonds ancien sur un piédestal inconfortable. Peu d’occasions sont données au public local d’établir des liens avec le restant de la production historique et patrimoniale ainsi qu’avec les états contemporains du design graphique. Peu d’occasion d’attester que cette valeur n’est ni exclusive ni applicable uniformément aux 5000 affiches de ce fonds. À Chaumont, le grand ancien Dutailly fait pratiquement barrage à toute forme de regard et de curiosité sur d’autres époques et d’autres supports du graphisme.
S’en suit une forme de malentendu sur lequel il est difficile de bâtir un projet artistique ou culturel. Plutôt que d’éviter d’exposer ces affiches, il s’agit d’inventer des modes d’expositions qui rompent avec la sortie en procession de la statue en bois piqué du saint patron local.

Théophile Steinlen (1859-1923), Lait Guillot, 1894

Na Kim, Lait Guillot, 2013
Droit de citation est né ainsi, une façon d’affronter les regards pré-informés sur ce que sont ces affiches, sur la domination de l’affiche culturelle, sur le dogme naissant de ce que devrait être un rapport au public. Prenons sept affiches de réclames publicitaires issues de ce fonds, représentatives des sujets qui y sont traités et des affichistes qui y sont représentés et, à fin de médiation, invitons à réagir d’une part sur ces sujets, d’autres part sur ces « images », sept graphistes contemporains français et internationaux, choisi parfois pour leur rapport anecdotique avec tel ou tel sujet (l’Atelier de création signait dans les années 1990 la communication de la gamme de papier Job Parilux, Mathias Schweizer n’a laissé personne indifférent en 2007 avec son affiche Chocomont) ou pour leur approche du design graphique et des formes. Chacun à reçu afin d’y réagir graphiquement et dans le même format que les originaux : l’information textuelle d’une première affiche, le fichier numérique d’une seconde. En ressortent 2 x 7 impressions, sérigraphiées chacune en tirage limité. En quelque sorte des documents de médiation produits avec suffisamment de soin pour posséder leur valeur propre et intégrer à leur tour les collections qu’ils commentent.

Maurice Réalier-Dumas (1860-1929), Madère Blandy, 1896

Jean Julien, Madère Blandy, 2013
Faut-il prendre les sept premières comme des modèles possibles d’affiches commerciales contemporains ? Des travaux de fictions ? Des objets graphiques revendiquant pour seul contexte le lieu-même de l’exposition et la proximité des affiches sources ? La réponse utile appartient à chaque graphiste. La nôtre est à dessein tapie dans cette confusion, s’y ajoute l’évidence qu’aujourd’hui plus qu’hier la pratique du design graphique ne va pas sans la constitution continue et réflexive d’une culture de design. Là ce sont les secondes créations, tout à la fois lectures d’images et affiches d’annonces qui entrent en scène, devant chacune trouver une balance entre ces deux usages. Quel est pour les graphistes contemporains un droit de citation ? Celui de se référencer, de se confronter ou de s’affranchir. La question est tout autant valable à l’endroit du graphisme qu’à celui de son sujet ou de son contexte. La réponse est ce que nous appelons le graphisme.
Étienne Hervy

Jules Chéret (1836-1932), Papier Job, 1889

Olivier Lebrun, Papier Job, 2013
A la fin du XIXe siècle, l’affiche illustrée devient un moyen d’information et de communication primordial pour relayer les messages culturels ou commerciaux dans l’espace public. La liberté d’afficher garantit la diffusion parfois à des dizaines de milliers d’exemplaires des créations réalisées pour une profusion de commanditaires : des théâtres aux marques de consommation courante. Lesquels cherchent à offrir aux passants une image rutilante de leurs spectacles ou de leurs produits, n’hésitant pas à faire appel à d’excellents peintres pour les compositions et aux meilleurs imprimeurs lithographes pour les tirages. La fantasmagorie des affiches dans les rues vient soutenir une vision de progrès, d’une société conquise par l’effort industriel et ses ouvertures au monde : aliment et boisson hygiéniques (ou soi-disant), marchandise jusque-là rare et désormais à portée de tous (ou vouée à le devenir), divertissements, loisirs, voyages. L’essor des techniques de la lithographie, permettant d’imprimer de grand formats et surtout de reproduire la couleur, conduit à un usage généralisé de l’illustration polychrome. Par la qualité de ses compositions et son éclat, l’affiche participe du décor urbain et en modifie la perception.
Les peintres-affichistes s’attachent à explorer les qualités singulières du support et de ses techniques de fabrication. D’autant que beaucoup d’entre eux, à l’instar d’Eugène Grasset (1845-1917), revendiquent le fait de pouvoir créer et s’exprimer dans tous les domaines des arts appliqués, sans distinction de hiérarchie, dans l’espoir de donner un style à une époque confuse. Par leur intermédiaire, l’affiche s’enrichit de références multiples, comme celles liées à la découverte de l’estampe japonaise ou bien aux recherches sur la couleur menées par les impressionnistes. L’affiche devient support d’expérimentations : aplats vigoureux, cernes épais et/ou contrastes puissants par la juxtaposition de teintes complémentaires contribuent à optimiser sa visibilité et lui confèrent un rôle de manifeste plastique quelle que soit la réclame qu’elle comporte. Celle-ci d’ailleurs est également magnifiée et en quelque sorte subvertie par le dessin de la lettre : les affichistes, épaulés par les typographes au sein des ateliers de lithographie, confèrent une dynamique nouvelle au rapport entre le texte et l’image. Grasset là encore est exemplaire, ses lettrages soigneusement calculés en font un des maîtres du dessin de caractères au tournant du siècle, et la fonderie Peignot publie en 1900, à l’occasion de l’exposition universelle, une création qui porte son nom, le « Grasset », emblématique de l’Art nouveau.

Hugo d’Alési (1849-1906), Tunisie, 1910

Olivier Lebrun, Tunisie, 2013
Très tôt, les affichistes sont reconnus et encensés. Jules Chéret (1836-1932), le premier qui se consacre presque essentiellement à cette discipline, connaît une gloire durable et son atelier est une véritable pépinière de talents. On parle de l’« affiche artistique » dans les gazettes et les revues, et elle apparaît aux yeux de nombreux commentateurs comme un véritable pied de nez à l’art académique – qu’on qualifiera de « pompier » – qui trône dans les salons officiels. L’engouement est tel dans les années 1890 que des expositions lui sont consacrées, des galeries sont ouvertes, des ventes organisées, des périodiques sont fondés comme L’Estampe et l’affiche, L’Image ou Les Maîtres de l’Affiche. L’art de l’affiche trouve alors sa place dans les expositions universelles comme dans les collections privées. Une nouvelle génération, dont le grand dessinateur Steinlen (1859-1923) fait partie, aux côtés de Bonnard, Lautrec ou Valloton, lui donne alors toutes ses lettres de noblesse par un engagement encore plus marqué au plan esthétique mais aussi politiquement, avec les débuts d’une critique sociale, soutenue par les ruptures plastiques qu’ils opèrent. C’est l’époque ou Georges Braque, à la fenêtre de son atelier, lorgne le passage du colleur d’affiches, pour aller récupérer quelques pièces d’anthologie. L’affiche devient « reine de la rue », comme on la désigne durant l’entre-deux-guerres, pour quelques décennies. Depuis les années 1970, des graphistes de tous les pays et de toutes les tendances ont cherché, et parfois réussi, à lui redonner un statut à la hauteur de l’âge d’or qu’elle a connu et des émotions qu’elle a suscitées.
Michel Wlassikoff

Eugène Grasset (1845-1917), Chocolat Masson, 1897

Mathias Schweizer, Chocolat Masson, 2013