Du 28 février au 28 mars 2015, l’atrium et les rayonnages du Pavillon Blanc, médiathèque et centre d’art de Colomiers, accueillent, notamment grâce aux Buch Arms de Manuel Raeder et Jesko Fezer, une présentation de travaux éditoriaux de François Havegeer et Sacha Léopold composant le duo de graphistes Syndicat.
L’occasion de réaliser un entretien qui s’affiche dans l’exposition sur une paradoxale 4*3 m à lire autant qu’à regarder.
– Thierry Chancogne
Un des récits du graphisme attache cette pratique de service publique des images et des textes à un impératif de fonction documentaire. Le graphisme doit transmettre avec modestie. Il doit rapporter, relayer un contenu premier. Il doit exercer dans la pure transitivité d’un dispositif transparent qui s’efface, qui se fait oublier. Il doit, comme l’objectif de l’appareil mécanique d’enregistrement positif de l’ordre du monde, être tout tendu du côté de l’intégrité des objets posés dans le cadre de son dispositif de captation et peut-être de rationalisation. Mais il arrive qu’un texte second de médiation, non seulement devienne le signe de sa propre fonction, mais parvienne à la considération d’un texte premier de proposition.
Dans son brillant essai historique sur Le Style documentaire photographique, Olivier Lugon rapporte le cas des gros plans descriptifs de végétaux que Karl Blossfeldt destinait à « fournir des modèles ornementaux aux élèves de l’école des arts appliqués de Berlin » où il enseignait le modelage. « Ces photos n’étaient […] pas des œuvres en elles-même mais des outils pour des œuvres à venir […] que Blossfelt ne pensait nullement s’attribuer en propre. Pourtant, à la fin des années vingt, les images commencent à intéresser le milieu de l’art […]. Dès lors […] on transfère aux photographies les qualités formelles qu’elles avaient simplement mission de documenter […] »1.
Il me semble sans vouloir enfermer votre pratique encore jeune dans un cadre trop rigide, que cette question des statuts en général et des fonctionnements de la documentation en particulier sont assez centraux dans votre travail. J’ai le sentiment que vous jouez avec cette exigence professionnelle convenue, avec cette évidence du « style documentaire », avec la ruse qui est celle-là même de l’étymologie de la machine2. Ainsi pourrait-on lire nombre de vos travaux comme une forme de retournement réflexif des méthodes de la documentation contre elle-même.
Prenons le choix de l’échelle 1 de la restitution des photographies ou des scannérisations des livres du catalogue La Fille, le fruit, le perroquet et la piqûre à cheval ((La Fille, le fruit, le perroquet et la piqûre à cheval, Tombolo Presses, Nevers, 2013)). Cette option peut relever d’une forme de respect de l’intégrité des originaux ramenés tels qu’en eux-mêmes dans l’espace de médiation du catalogue. Il crée pourtant des dépassements, des débordements au strict comme au figuré, des documents vis-à -vis du format de leur « page d’accueil ». Il interdit la pleine, la simple, l’entière restitution documentaire. Autre exemple, la prédilection que vous affichez pour le mode fragile de numérisation par scanner à main notamment dans la documentation du catalogue On ne se souvient que des photographies (Didier Schulmann, Rémi Parcollet, Marie Bechetoille [coordination], On ne se souvient que des photographies, Bétonsalon, Paris, 2013). D’un côté cette forme d’acquisition des informations par la translation du scanner à main sur la surface, la peau des documents, est une sorte d’appréhension par contact, presque une préhension, une compréhension. On ressent là la volonté presque archéologique et tactile de « coller » à l’objet de l’investigation documentaire. Mais cette technologie, du reste brutale, qui vient altérer les sources par d’inévitables bruits à l’acquisition, crée en même temps une sorte de trouble médiologique. On parle de la mémoire des photographies et on propose l’enchâssement médiatique de scannérisations d’imprimés et de photographies. Enfin, le principe retenu pour la mise en page, s’il est une forme d’hommage au procès documentaire bibliothécaire qui mime le geste de captation du scanner à main, vient installer, tisser, fractionner, la translation verticale de l’acquisition des sources dans la séquence horizontale des doubles pages. Les images coulent verticalement d’une page à l’autre en inquiétant aussi bien leur intégrité que celle de leurs supports compositionnels.
– Sacha Léopold & François Havegeer
Les deux projets Ă©ditoriaux que tu Ă©voques3 auxquels on pourrait ajouter la monographie de RĂ©mi Groussin ou le journal de restitution de l’UniversitĂ© d’étĂ© de la Bibliothèque Kandinsky sont des publications documentant, prolongeant des Ă©vĂ©nements s’intĂ©ressant Ă la question de l’expĂ©rience : celle de l’exposition, de la documentation historique, ou encore celle de la restitution d’un temps et de lieux donnĂ©s. La passion documentaire dont tu parles est aussi affaire de contingence et de rencontres. En quelque sorte nous avons simplement eu la chance de participer Ă des projets qui invitent Ă consacrer au dessin de l’ouvrage un discours sur sa temporalitĂ© et sa genèse.Â
Il est vrai que les questions de documentation agitent les discours autour de la pratique du graphisme. Vincent Perrottet critiquait la publication du festival de Chaumont réalisée en 2012 par Laurent Fétis en la qualifiant d’objet historique et non d’objet d’histoire. Il voulait dénoncer l’absence d’illustrations, de reproductions intégrales liées à la possibilité de rapporter, de relater. Il ressentait le choix de présenter les affiches dans le contexte de leur évaluation dans les salles de travail et de stockage du festival, comme un manque réel de souci documentaire au profit d’une écriture personnelle, d’un effet de décalage vis-à -vis des habitudes représentatives visant à marquer l’histoire de la discipline. Pour autant l’entreprise de ce catalogue nous paraissait relever d’une réelle énergie, d’une attention à la vocation de l’objet et à ses conditions de production, à sa réalité technique, à sa matérialité et à sa manipulation. Évidemment les dimensions d’archivage et de catalogage étaient questionnées, peut-être altérées. Mais dans la mesure ou la reproduction de l’objet est toujours lacunaire, toujours critiquable, pourquoi ne pas investir cette entreprise d’une forme de narration, de déplacement voire de fantasme à partager ?
– T
C’est drôle cette façon, chez les praticiens de l’engagement politique du graphisme, de développer un rapport au texte finalement assez proche des tenants du fonctionnalisme industriel ingénierial auxquels on pouvait avoir l’impression de pouvoir les opposer. On imagine effectivement aujourd’hui un graphisme qui pourrait s’étendre du texte à la littérature.
– S&F
Le livre I swear I Use not art at all du graphiste Joost Grootens4 fut aussi une influence importante qui conditionna l’intérêt que nous pouvons porter aux conditions à la fois subjectives et techniques de la documentation. À l’époque où nous préparions la publication liée aux expositions Monozukuri, formes d’impression et façons et surfaces d’impression, nous avions été éblouis par la critique de Grootens adressée à l’objectivité et à la fidélité convenues de la pratique instituée de l’impression quadrichromique. Grootens dénonce le mensonge relatif de cette méthode de reproduction technique et financièrement avantageuse. Il lui préfère souvent des systèmes colorimétriques singuliers. Il aime aussi, comme on sait, contourner l’évidence de la reproduction photographique pour lui préférer le mode de schématisation du monde de la cartographie. Un travail cartographique, aussi précis soit-il, est partiel, partial, dans sa reproduction des sujets du monde.
Ce qui nous intéresse beaucoup c’est que Grootens semble vouloir joindre à une évidente option fonctionnelle une dimension affective, personnelle voire fictionnelle, dans le choix de certains codes colorés ou bien d’un vocabulaire formel de l’organisation, du rangement presque intimes. La technique est un point central de ce rapport documentaire que nous interrogeons sans cesse dans nos rencontres avec les autres graphistes et les imprimeurs. Il nous parait important de mentionner, de réfléchir aux moyens techniques qui permettent la documentation, l’archivage, le travail de recherche graphique bref, la production de contenu. Le scanner à main – outil pratique pour travailler dans une bibliothèque – le scanner à plat A4, la diapositive, l’imprimante de bureau… peuvent alors être à la fois des outils et des sujets.
Il ne s’agit pas de retourner les méthodes de la documentation contre elles-même mais de choisir précisément ce que nous voulons donner à voir de particulier dans des conditions de production et de médiation. Il s’agit davantage de projeter quels types d’information nous choisissons de mettre en avant et par quel moyen nous pouvons le réaliser. On ne se souvient que des photographies est par exemple représentatif. C’est un ouvrage qui n’était diffusé qu’au centre d’art Bétonsalon durant le temps de l’exposition. Il nous a semblé plus intéressant, plutôt que de doubler le matériel visuel de l’exposition, d’adapter et d’enrichir le contenu en parlant des moyens de captation des documents typiques de la recherche iconographique en bibliothèque qui sont au centre du propos général de l’exposition.
Un autre exemple de cette façon à la fois de prolonger les contenus et de consigner les matières-ressources le plus frontalement possible peut être la série des catalogues des Plus beaux livres suisses, notamment cette façon de littéralement reproduire un cahier des livres sélectionnés dans le catalogue 20045.
– T
J’avoue moins percevoir cette dimension fictionnelle ou fantasmatique que vous mentionnez, à part, peut-être, dans ces pages immaculées qui viennent gonfler le bloc d’ouvrage de la monographie récente de Rémi Groussin. On peut comprendre cette apparente gratuité comme un geste d’écrivain. On peut penser aussi qu’à nouveau, vous questionnez des normes, des représentations de ce que peut être, de ce que doit être un catalogue monographique. En l’occurrence le premier d’un artiste émergent, sous couverture drolatique de démonstration imprimée cuir et doté de l’épaisseur de rigueur prête à recevoir tout un avenir de productions.
Même cet attachement à la question des technologies qui est effectivement si centrale dans votre travail, me semble pris dans ce jeu auto-réflexif avec les statuts en général, et en particulier avec le rôle consenti du graphiste, ce technicien des surfaces imprimées, ce spécialiste de l’intégrité des transmissions visuelles.Peut-être que ma réflexion date un peu ou qu’elle est influencée par ce nom que vous vous êtes choisis, mais je ressens souvent dans vos productions ce jeu de distanciation critique influencé par les théories marxistes, qui fait ressentir les conditions de production des objets, qui joue avec les moyens et les contextes du surgissement des formes.
Je me souviens que ton diplôme de Dsaa – Sacha – s’intéressait beaucoup à réévaluer la place des artisans de la chose graphique, le conducteur offset, le façonnier, à préciser ce travail de collaboration au delà du traditionnel échange avec le commanditaire, mais aussi à remettre en cause les hiérarchies de la production visuelle graphique qui pouvait concerner tous ses déclassés, et peut-être y compris le graphiste lui-même. Celui de François, plus marqué par l’humour, se concentrait plus sur les méthodes de production et la façon dont le hasard ou le jeu pouvait les ouvrir.
Vous avez tous deux assisté Pierre Bernard, tu viens de citer Vincent Perrottet, et si j’ai quelquefois plaisanté sur la dimension procédurale de votre travail de l’information à l’ère du tout informatique – j’avais parlé de « syndiquer les contenus » – votre nom aux consonances peut-être conceptuelles relève aussi d’une rhétorique politique qui a marqué l’histoire récente du graphisme français.
Justement, comment vous situez-vous par rapport à la filiation grapusienne et à ce que j’ai pu appeler, peut-être à tort, une nouvelle école (graphique) de Paris ?
– S&F
Ce n’est pas à nous de nous placer dans une école ni de nous regarder face à l’histoire, même si l’histoire de notre discipline nous intéresse évidemment et si nous espérons modestement résister au rouleau compresseur des années. Notre nom, syndicat, a été choisi d’une part pour sa simple définition de dictionnaire : celle d’un regroupement de personnes en vue de défendre et de gérer des intérêts communs. Mais c’est également, et c’est là où tu souhaites en venir à priori, un clin d’œil aux graphistes auxquels tu fais référence qui ont effectivement accompagné l’affirmation de notre travail professionnel récent.
Cette question politique nous est couramment posée pour ces raisons, mais notre engagement politique n’est pas de même nature que celui de nos prestigieux aînés. Les temps ont changé et nous estimons qu’essayer de travailler uniquement sur des projets critiques est déjà un engagement au moins de déontologie professionnelle sinon d’éthique voire de politique plus générale. Nous préférons aujourd’hui tenter comme un engagement d’œuvrer avec des commanditaires et des partenaires, qu’ils soient artistes, commissaires, écrivains, imprimeurs ou éditeurs, acceptant qu’un projet de communication imprimé permette par sa facture, le rythme et la présentation de son contenu, de poser lui-même des questions, l’objet imprimé n’étant pour nous pas une réponse ni une vérité face à un sujet ou un problème quelconques. Ici Thierry, tu me permettras de te redemander qui avait dit cela6.
– T
Vous voulez parler de la pensée du creative solving problem ? Elle est liée, si je me rapelle bien, à la théorie publicitaire américaine des années 50, qui a pu influencer les récits du good design à la Paul Rand. Quelque chose comme la vision bauhaussienne du designer ingénieur plus ou moins acclimatée aux charmes libidineux du culte de la marchandise, peut-être plus généralement aux exigences visuelles des fonctionnements de la place publique libérale dans plusieurs sens du mot.
– S&F
Si je dis que les temps ont visiblement changé, c’est qu’alors que « Grapus et sa filiation » bénéficiaient de la politique culturelle de la fin des trente glorieuses puis des années Mitterand et Lang, les projets qui nous concernent, aussi intéressants soient-ils, fonctionnent très souvent avec des modèles économiques extrêmement fragiles, ce qui nous amène à devoir trouver des solutions et des systèmes de production plus que modestes.
Au-delà de cela, nous sommes bien sûr très intéressés par la richesse de la production Grapus, par la liberté de ton dont elle témoigne qui lui permet de proposer des images à la fois critiques et drôles, parfois détestées par ses propres commanditaires. Nous menons d’ailleurs en ce moment un atelier en troisième année à l’Ésad d’Amiens à partir du travail de Grapus. Ce projet pédagogique est né du constat que Grapus est assez méconnu chez la plupart des étudiants actuels.
Lors d’un workshop où nous avions parlé, sans doute peu clairement du collectif, nous avions remarqué les notes d’une étudiante mentionnant des hypothèses de nom : « Drapus, Crapus, Grapus ». Il est vrai que tout le monde attend un peu la monographie qui saura rendre compte de l’importance historique de cette pratique. La seule documentation à disposition est constituée de petites images parfois non créditées qui traînent sur internet. Notre atelier s’intéresse encore, peut-être plus à la reproduction qu’à la documentation. Nous demandons aux étudiants un travail critique de relecture, de réappropriation et donc de reproduction du travail de Grapus à travers différents contextes, qu’ils soient politiques, techniques ou culturels. Notre idée est de faire comprendre aux étudiants comment ces images, qui sont aujourd’hui des vignettes essentiellement numériques ont été produites.
Ça part aussi d’une envie de faire une exposition monographique sans aucune image originale, uniquement à partir de reproductions. L’exposition, prévue pour la rentrée de septembre 2015, à Amiens, réalisée à partir du travail des étudiants, permettra, nous l’espérons, un retour critique et peut-être amusant sur un objet graphique historique.
– T
On en revient, il me semble, à vos obsessions documentaires dévoyées et je pense que tu as raison, peut-être faut-il plus précisément parler à propos de votre travail de la question de la reproduction qui intègre une dimension technique.
En tous cas, à nouveau, avec cet atelier « Trapus », on traitera du document, de ce qui devrait sourcer, revenir à l’intégrité rêvée de l’objet à la façon des récits de l’appareil objectif d’enregistrement et de restitution – le dispositif de la photographie, du scanner, du designer graphique. Mais on sent bien que ce qui vous motive aussi, c’est la vision un brin irrévérencieuse et pour tout dire, franchement comique, de l’entreprise impossible de jeunes étudiants peignant sur chevalet une affiche de Grapus à la main d’après une reproduction illisible en basse résolution…
- Olivier Lugon, Le Style documentaire, D’August Sander Ă Walker Evans, 1920-1945, Ă©ditions Macula, Paris, 2011, p. 89 [↩]
- Ulysse le rusĂ© et sa machination du cheval de Troie est dit polumèkanos [↩]
- On ne se souvient que des photographies et La Fille, le fruit, le perroquet et la piqĂ»re Ă cheval [↩]
- Joost Grootens, I swear I Use not art at all, 010 Publishers, Rotterdam, 2010 [↩]
- Laurent Benner et Jonathan Hares, The Most Beautiful Swiss Books 2004, Pierre Huyghebaert, 2005 [↩]
- C’est François qui s’exprime [↩]
- Entretien menĂ© par e-mail entre dĂ©cembre 2014 et fĂ©vrier 2015, corrigĂ© par CĂ©line Chazalviel. [↩]