Le 25 août 2009 à 21:48, vivien philizot a écrit :
On peut considérer le fonctionnalisme dans la perspective des arts appliqués, opposé en tout point au champ de production de l’art légitime, mais il me semble cependant qu’un grand nombre de propositions plastiques tombant sous cette catégorie « fonctionnaliste », procèdent paradoxalement d’une fascination pour la forme pure, la « bonne » forme (Die gute Form), déconnectée des conditions de production qui sont pourtant censées la déterminer.
Je vais revenir sur cette question, et en particulier sur la notion de transparence, qui semble effectivement agiter une bonne part du fonctionnalisme historique et des avant-gardes.
Du point de vue de la production, il s’agit de coller Ă la fonction de l’objet, Ă laquelle la forme serait conditionnĂ©e, purgeant dans le mĂŞme temps le processus crĂ©atif de toute forme de subjectivitĂ©. Cette dĂ©marche procède d’un dĂ©terminisme formel extrĂŞme qui se propose de dissoudre dans la fonction de l’objet, l’arbitraire des choix qui prĂ©sident Ă sa conception. Il s’agit de motiver les partis pris, d’en dĂ©lĂ©guer la nĂ©cessitĂ©. La rigueur fonctionnaliste se nourrit de la crainte de l’arbitraire. C’est dans le contexte du Bauhaus de Dessau, autour de 1925, que commence ainsi Ă se dĂ©ployer l’idĂ©e d’une disparition de l’objet, moins motivĂ©e par des questions esthĂ©tiques que par des impĂ©ratifs Ă©thiques intrinsèquement associĂ©s Ă la fonction de l’objet. Un tournant « biologique », comme le fait remarquer Éric Michaud (1), marquĂ© par la recherche de « formes-types » rĂ©pondant Ă des « besoins-types ». C’est ainsi que Herbert Bayer, abreuvĂ© des Ă©crits de Porstmann (2) dessine en quelque sorte une lettre-type, qui, dĂ©possĂ©dĂ©e de ses attributs stylistiques, est envisagĂ©e par son auteur comme une forme de structure idĂ©ale. On peut tenter le rapprochement avec le « squelette » que Frutiger entend de la mĂŞme manière dĂ©couvrir une quarantaine d’annĂ©es plus tard avec son expĂ©rience de superposition de huit caractères romains d’époques diffĂ©rentes parmi les plus utilisĂ©s : « Ă€ l’intĂ©rieur, il y a le corps dur, la charpente ou la partie nette de la matrice, autour, il y a le tissu drapĂ© selon le style ou la mode » (3) Bayer quant Ă lui, propose dans un article de 1926, un schĂ©ma montrant l’évolution historique de la forme des lettres en prenant le a comme exemple, dont la dernière Ă©tape – le a de son alphabet universel – reprĂ©senterait la « forme exacte » (4). La mĂŞme annĂ©e, Breuer fait de mĂŞme avec l’évolution du fauteuil… en allant plus loin cependant : la dernière Ă©tape est celle du vide « Ă la fin, on s’assoit sur une colonne d’air Ă©lastique. » nous dit-il. Il semble que le proto fonctionnalisme, celui des avant-gardes se proposait d’aller jusqu’à faire disparaĂ®tre la forme elle-mĂŞme. On rejoint ici la fameuse mĂ©taphore de BĂ©atrice Warde (5), qui, en comparant la typographie Ă un verre en cristal « fait pour rĂ©vĂ©ler plutĂ´t que pour cacher la belle chose qu’il est censĂ© contenir », subordonne strictement le caractère au signe linguistique auquel il doit son existence.
Pourtant, mettre en page, en typographie, c’est ajouter plutĂ´t que soustraire. C’est aussi crĂ©er un Ă©cart. Des fragments textuels futuristes Ă David Carson, qui, dans le documentaire de Gary Huswit (6) se demande, alors qu’on lui montre une sĂ©rie de mots Ă©crits en Helvetica, pourquoi le mot « explosion » n’évoque pas une explosion, l’histoire rĂ©cente de la typographie offre de nombreux exemples de tautologies, ou autres procĂ©dĂ©s rhĂ©toriques fondĂ©s sur l’écart – ou la proximitĂ© – entre le mot et sa mise en forme. Il semble que le fonctionnalisme zurichois n’a pas ignorĂ© la question, mais a tout simplement considĂ©rĂ© qu’elle ne se posait pas. Pourquoi concurrencer le signe linguistique ? Pourquoi ne pas se contenter d’un caractère ou d’une dizaine selon Massimo Vignelli (7) pour objectiver (c’est-Ă -dire rendre tangible) le message, de manière objective (c’est-Ă -dire sans le trahir), sans y ajouter quoi que ce soit, sans y projeter une part de sa subjectivitĂ© ? En retrait derrière une mise en forme a minima, le designer Ă©vite tout commentaire, tout Ă©cart rhĂ©torique susceptible d’orienter la lecture, et consĂ©cutivement, si l’on se rĂ©fère idĂ©alement au principe weberien de neutralitĂ© axiologique, tout jugement de valeur. AssociĂ©e Ă des formes « pures », « harmonieuses », la vĂ©ritĂ© du message, sa valeur morale est cependant pensĂ©e ici de manière très contradictoire, rejoignant les catĂ©gories produites par l’histoire de l’esthĂ©tique classique dominant la production artistique jusqu’au dĂ©but du XXe siècle. Pourtant, dès lors que l’on fait exister – typographiquement – le linguistique, on en dĂ©tourne le sens. On pourrait dire la mĂŞme chose des inflexions de la voix, qui modifient la perception du message, et pour aller plus loin, du locuteur et des pouvoirs qui fondent ou non sa parole en lĂ©gitimitĂ©, du caractère performatif du message. La question peut ainsi très largement dĂ©border le champ de la sĂ©miologie pour se retrouver en prise avec le social.
Par ailleurs, je rejoins Thierry sur la question du style ; dès lors que l’on peut identifier sur une durée un certain nombre d’invariants formels, on peut sans équivoque parler de « style », c’est-à -dire, d’un ensemble de propriétés plastiques récurrentes qui exposent les productions à l’usure du temps, à l’académisme et à la concurrence. Le design graphique tel qu’il était envisagé par le « quatuor strict » (Müller Brockmann, Lohse, Vivarelli et Neuburg, selon le terme de Roger Châtelain (8)), remplit tout en les déniant chacune de ces conditions.
On en revient à la seule réponse qui semble pertinente, l’horizon – conceptuel – de Breuer : supprimer l’objet… une perspective impossible dans laquelle il s’agirait de courir après le point de fuite. Quelle utilité ? En déployant un fonctionnalisme lucide et sensible en contrepoint à la tendance zurichoise, (mais qui du coup, re-polarise la Suisse autour de l’opposition Bâle / Zurich), le travail de Frutiger et des suisses expatriés en France après guerre comme Widmer a été très juste et pertinent sur cette question. S’ils rejoignent la définition que l’on se fait du fonctionnalisme, des studios comme Experimental Jetset restent cependant attachés à la citation, ce qui de manière structurale les rapproche plus de Martin Woodtli (exemple parmi d’autres) que de Müller-Brockmann ; la question s’est actuellement déplacée, alors même que l’on réintroduit la notion d’usage.
Une affiche annonçant un bal de village faite par un graphiste non professionnel remplit, d’une certaine manière sa fonction. Je prends là un exemple caricatural pour me faire comprendre : je fais allusion à une affiche ne répondant pas aux critères esthétiques dominants, et sacrifiant la lisibilité aux aléas des goûts de son auteur, n’ayant pas de culture graphique spécifique, et n’ayant pas été formé par une école. Si les informations factuelles ne sont pas lisibles, la mise en forme, elle, est très identifiable, en tant qu’elle se structure autour de codes visuels maîtrisés par le public qu’elle est censée toucher. Je rejoins Thierry sur ce point, la fonction d’un tel objet n’est pas réductible aux éléments factuels qu’il rapporte (date, lieu, etc.), et ne peut être envisagée en faisant l’économie de tout ce qui « parle » au public.
Dans ce sens, le fonctionnalisme n’est qu’un isme de plus.
Illustrations
- 1 – Marcel Breuer, Un film du Bauhaus qui s’étend sur cinq ans, 1926, dĂ©tail.
Ou comment faire disparaĂ®tre le designer. - 2 – David Carson en pleine exĂ©gèse, Helvetica, Gary Hustwit, 2007
- 3 – Maquettisme – quelque part entre le studio graphique et la boîte à copies.
Notes
- (1) É. Michaud, « Œuvre d’art totale et totalitarisme », dans l’Œuvre d’art totale, sous la direction de Jean Galard et Julian Zugazagoitia, Paris, Gallimard, 2003.
- (2) L’ingénieur allemand Walter Porstmann, cité par Bayer dans son article, est à l’origine de la création des formats internationaux de papier dans les années 1920, et l’auteur d’une théorie sur les langues et les alphabets.
- (3) A. Frutiger, « L’Histoire des Antiques », série d’articles parue dans la Revue suisse de l’imprimerie et reprise en tirage à part à l’enseigne de l’École romande des arts graphiques, Lausanne, et société Linotype France, 1989.
- (4) H. Bayer, « Versuch einer neuen Schrift », Offset 10/1926, dans Gerd Fleischmann (éd.), Bauhaus, Drucksachen, Typographie, Reklame, Stuttgart, Oktagon Verlag, 1995.
- (5) B. Warde, The Crystal Goblet or Printing Should Be Invisible, 1955. Cette métaphore du verre et du vin qu’il contient trahit un point de vue presque élitiste, réservant la compétence typographique aux initiés comme seuls juges de la justesse du choix typographique.
- (6) Helvetica, documentaire réalisé par Gary Hustwit et produit par Swiss Dots à l’occasion des 50 ans du caractère.
- (7) The Vignelli Canon, mis en ligne sur le site de Massimo Vignelli.
- (8) R. Chatelain, La typographie suisse : Du Bauhaus Ă Paris, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008.