En 1960, John Whitney1, un musicien, cinĂ©aste expĂ©rimental et pionnier de lâinfographie aux Ătats Unis, fonde la Motion Graphics Inc., sociĂ©tĂ© productrice de sĂ©quences animĂ©es. Le principal outil de Whitney est alors une machine analogique qu’il a conçu avec son frĂšre James2 au dĂ©but des annĂ©es 1940.
Cet « analog computer »3 est un dispositif de 12 pieds de haut, capable de produire des formes graphiques complexes, par un systĂšme de manipulation de nĂ©gatifs.
Artwork consisting usually of film negatives of typography or rudimentary abstract patterns (clear images on an overall black field) could be orbited, rotated or moved in a great variety of compound sine function excursions within the twelve-inch light field. The camera was motorized to advance one frame automatically at the instant of the completion of one cycle of the artwork motion. [âŠ] The pattern that is produced, moving as it does, smoothly, and expanding outwardly, will continue to hold visual interest if only as a simple attractive abstract pattern.
Grùce à cette impressionnante machine, les frÚres Whitney réalisent des vidéos expérimentales, proches du cinéma abstrait.
En 1961, pour démontrer le potentiel technique de cette machine, John Whitney crée Catalog.
Ce film sâouvre sur des lettres flottantes, qui se joignent ensuite pour former le titre et la date. Commencent alors huit minutes de dĂ©monstration visuelle. Les animations sont assemblĂ©es les unes Ă la suite des autres. AprĂšs la danse des arabesques, des vagues viennent envahir lâĂ©cran ; des cercles sâagitent pour former des rosaces hypnotiques et des motifs presque floraux. Entre formes gĂ©omĂ©triques et organiques, apparition et disparition, saccades et fluiditĂ©, les couleurs qui se dĂ©ploient en aplat ou en texture laissent apparaĂźtre le grain particulier des nĂ©gatifs. Ce film prĂ©sente finalement un ensemble dâeffets sans contextes, qui forment une grammaire libre.
La visĂ©e de Catalog est essentiellement commerciale : lâidĂ©e est de crĂ©er une liste dâeffets visuels parmi lesquels les clients, le plus souvent des rĂ©alisateurs ou des publicitaires, peuvent sĂ©lectionner ceux qu’ils souhaitent utiliser.
En 1970, Gene Youngblood, thĂ©oricien du cinĂ©ma, Ă©voque Catalog dans son livre Expanded Cinema5. Il le dĂ©finit comme le tĂ©moin dâune pĂ©riode charniĂšre dans lâhistoire des nouveaux mĂ©dias. En effet, grĂące Ă ce film, Whitney conquit la tĂ©lĂ©vision6mais aussi le cinĂ©ma. Il collabore par exemple avec Saul Bass et utilise ses animations circulaires hypnotiques pour lâaffiche et lâinquiĂ©tant gĂ©nĂ©rique de Vertigo dâAlfred Hitchcock.
Mais, loin de nâĂȘtre que le simple reflet des possibilitĂ©s techniques dâune Ă©poque, Catalog est aussi une rĂ©elle source dâinspiration visuelle pour les gĂ©nĂ©rations suivantes. Les propositions graphiques des frĂšres Whitney influencent par exemple Stanley Kubrick pour HAL 9000, ou le dĂ©sormais cĂ©lĂšbre « Slit Scan Effect »7, qui illustre le Vortex dans 2001: A Space Odyssey8.
On comprend donc pourquoi la grammaire visuelle dĂ©veloppĂ©e par Whitney ne nous est pas Ă©trangĂšre. Mais au delĂ des contextes tĂ©lĂ©visuels ou cinĂ©matographiques, il me semble que son vocabulaire animĂ© si singulier renvoie Ă des modĂšles visuels aujourdâhui disponibles sur des interfaces numĂ©riques.
En effet, la structure mĂȘme ces vidĂ©os de dĂ©monstration, telles que Catalog ou Arabesque (1975)9, renvoie Ă celle des listes ordonnĂ©es d’effets prĂ©dĂ©finis disponibles dans les logiciels contemporains. De la mĂȘme maniĂšre, lâutilisateur se voit prĂ©senter un certain nombre d’opĂ©rations graphiques et peut choisir celle quâil souhaite utiliser.
De plus, quelques animations disponibles dans des logiciels comme After Effect, ou encore Powerpoint et Keynote semblent directement faire Ă©cho Ă certaines propositions visuelles des frĂšres Whitney.
On peut alors presque les identifier dans des travaux d’artistes contemporains se jouant des codes de la vidĂ©o, comme Seth Price10.
Mais ces animations analogiques, au dĂ©part expĂ©rimentales, semblent Ă©galement avoir influencĂ© un vocabulaire infographique plus commun, celui que nous cĂŽtoyons aujourd’hui au quotidien. On peut par exemple les retrouver dans nos Ă©conomiseurs d’Ă©crans Mac ou PC, ou encore dans certains de nos fonds d’Ă©cran.
Les travaux de John Whitney, et notamment ceux prĂ©sentĂ©s dans le film Catalog, ont donc largement influencĂ© le paysage visuel contemporain. Un joli clin d’Ćil quand on sait que le rĂȘve ultime de l’artiste Ă©tait de « redĂ©finir le champ de composition audiovisuel en cherchant lâharmonie visuelle » grĂące Ă sa machine qu’il appelait aussi « synthĂ©tiseur pour le futur »11.
- John Whitney (1917-1995) est nĂ© en Californie. AprĂšs des Ă©tudes de musique, il rejoint son frĂšre James Ă Los Angeles et commence Ă travailler pour le cinĂ©ma. Il est Ă tour de rĂŽle scĂ©nariste, producteur, directeur de films pour la tĂ©lĂ©vision ou dans le secteur de l’animation. Il est aujourd’hui considĂ©rĂ© comme le pĂšre de l’art infographique. [↩]
- James Whitney (1921-1982), le frĂšre cadet de John, Ă©tait un des grands maĂźtres du cinĂ©ma abstrait. [↩]
- Pour dĂ©signer sa machine, John Whitney utilisait le terme « Analog computer » Cf. « John Whitney demonstrates his analog computer », Youtube, mis en ligne le 11 juillet 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=5eMSPtm6u5Y (consultĂ© le 25 octobre 2015) [↩] - American Cinematographer, Jan 1971, âAnimation Mechanismsâ p26 [↩]
- Gene Youngblood, Expanded Cinema, New York, P. Dutton & Co., Inc., 1970. [↩]
- Il rĂ©alise entre autres les gĂ©nĂ©riques des Ă©mission de Dinah Shore et Bob Hope âEarly yearsâ Blog The John Whitney biography page. Cf. https://www.siggraph.org/artdesign/profile/whitney/biography_III.html (consultĂ© le 25 octobre 2015) [↩]
- La vidĂ©o Matrix III (montĂ©e et diffusĂ©e en 1972), nous montre Ă 08:24 l’animation visuelle qui a Ă©tĂ© source d’inspiration pour le film de Stanley Kubrick sorti en 1968 [↩]
- Le « Slit Scan Effect » a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© Ă partir des recherches de John Whitney par Dan Slater et Douglas Trumbull, deux techniciens crĂ©ateurs dâeffets spĂ©ciaux dans les annĂ©es 1960. Lâ« effet Slit Scan » est aussi Ă©voquĂ© dans « The History and Science of the Slit Scan Effect used in Stanley Kubrickâs 2001: A space Odyssey », documentaire, Youtube, mise en ligne le 4 AoĂ»t 2013. https://www.youtube.com/watch?v=KhRo2WbWnKU (consultĂ© le 10 juillet 2014). [↩]
- Arabesque est une vidĂ©o rĂ©alisĂ©e en 1975 par les frĂšres Whitney. Sur le mĂȘme modĂšle que Catalog elle prĂ©sente une suite de possibilitĂ©s visuelles, axĂ©e autour de la figure de l’Arabesque. Elle est la derniĂšre vidĂ©o rĂ©alisĂ©e avec la machine analogique et est encore aujourd’hui considĂ©rĂ© comme une prouesse technique. [↩]
- Seth Price est un artiste Palestinien, nĂ© en 1973, qui vit et travaille Ă New York. Il sâintĂ©resse aux modes de production, de communication et dâĂ©valuation de lâart Ă lâĂšre des mass-media. Musique, vidĂ©o, image, performance, installation, sculpture : ses mĂ©diums dâexpression sont nombreux et cohĂ©rents avec les multiples formats de la culture numĂ©rique. [↩]
- « Whitney was striving to invent a âsynthesizer for the futureâ » Tom Sito, Moving Innovation: A History of Computer Animation, MIT Press, 2013, p.28 [↩]