Pour Denise Schmandt-Besserat, l’invention de l’écriture proviendrait, de ce qu’on nomme proprement et improprement des calculi, en latin « pierres ». Improprement parce que ces petits objets étaient modelés en argile dans des formes variées. Proprement parce que ces fausses pierres de Mésopotamie constitueraient vraisemblablement l’un des premiers systèmes de notation des nombres et des objets comptés remontant au néolithique.
« De toute évidence, un système comptable fondé sur des jetons était couramment utilisé non seulement à Nouzi et à Suse, mais dans toute l’Asie occidentale dès le neuvième millénaire et jusqu’au deuxième millénaire avant notre ère. »1
Ces jetons fonctionnant peut-être de manière autonome auraient été un temps enveloppés par des bulles-cachets d’argile accompagnant et scellant une transaction. Puis ces calculi seraient venus, peut-être par économie logistique, pour s’épargner la destruction des bulles pour ouverture et vérification en fin de tractaction, imprimer la surface des bulles-enveloppes. Enfin ces empreintes devenues signes autonomes seraient venus inscrire des supports divers sous des formes devenues griffées, graphiques, écrites.
« […] contrairement Ă ce que beaucoup ont supposĂ©, il est fort possible que les plus anciens exemples d’écriture trouvĂ©s en MĂ©sopotamie n’aient pas Ă©tĂ© inventĂ©s de toutes piĂ©ces. Au contraire, ils semblent rĂ©sulter d’une application nouvelle, Ă la fin du quatrième millĂ©naire avant notre ère, d’un système de notation propre Ă l’Asie occidentale depuis le dĂ©but de l’époque nĂ©olithique. Dans cette perspective, l’apparition de l’écriture en MĂ©sopotamie reprĂ©sente une Ă©tape logique dans l’évolution d’un système d’enregistrement nĂ© il y a quelque 11000 ans. »2
Sans souscrire à cette filiation directe de la forme des calculi à celle des marques de l’écriture, c’est avec cette occultation des symboles, d’abord, puis leur reprise, ensuite, qui rend finalement caduque la présence matérielle des calculi, que, de son côté, Clarisse Herrenschmidt reconnaît l’apparition définitive de l’écriture3.
Jean-Jacques Glassner remet pour sa part en cause – comme d’une forme de récit mythologique – la linéarité de cette belle progression du signe numérique modelé, dissimulé, puis repris graphiquement par impression. S’appuyant sur différents résultats archéologiques, il affirme que l’écriture apparaît plutôt brutalement « au niveau Suse-Acropole 18 » immédiatement en rapport avec son support privilégié de la tablette d’argile et qu’il va se répandre sur différents supports dont la bulle-enveloppe4
Pierre Déléage refuse de son côté, l’origine purement commerciale et comptable de l’écriture. L’origine qu’il repère « sélective » de l’écriture ne concerne pas l’échange intéressé de marchandises ou de biens cadastraux mais s’applique aux discours tout aussi fonctionnels et fondateurs du rituel et / ou de l’institution. Si toute lettre est un chiffre, plutôt que de l’exigence du nombre, l’écriture aurait pu surgir des besoins du sacré, de la magie et des proférations performatives orales qui exigent la même précision formulaire que l’expression du calcul ou de la géométrie5
Courant 2016, Mathias Schweizer a été appelé à mener avec des étudiants de design graphique de l’Institut Supérieur des arts de Toulouse, un atelier autour des collections du Musée Calbet, un musée d’arts et de traditions populaires du Lot-et-Garonne. Il a demandé aux étudiants de produire le contenu inventé du musée sur la base restreinte de son seul inventaire chiffré, de sa mutique qualification typologique quantifiée : 56 pièces de beaux arts, 759 objets d’arts décoratifs céramiques, 116 éléments de militaria, 1384 objets ethnologiques – alimentation, habillement, religion, loisirs… –, 981 pièces de sciences et techniques – médecine, mesures, audiovisuel, industrie du balais, éclairage, collection de papillons… –, 1819 éléments préhistoriques.
Et la manufacture estudiantine de cet Inventaire sur la base d’une promesse a produit, à l’aide de techniques a priori bien peu graphiques, une écriture numérique peut-être originelle en forme de calculi.
- Denise Schmandt-Besserat, « Le plus ancien prĂ©curseur de l’écriture », Pour la Science. AoĂ»t 1978. No. 10, p. 12-22, http://www.bardina.org/padefr01.htm consultĂ© le 23 juillet 2017 [↩]
- Denise Schmandt-Besserat, « Le plus ancien prĂ©curseur de l’écriture », Pour la Science. AoĂ»t 1978. No. 10, p. 12-22, http://www.bardina.org/padefr01.htm consultĂ© le 23 juillet 2017 [↩]
- Clarisse Herrenschmidt, « De l’écriture des langues en Iran Ă©lamite », Les trois Ă©critures, Gallimard, Paris, 2007, pp. 65-79 [↩]
- Jean-Jacques Glassner, « Le mot et le spĂ©cialiste, la tablette et le calame », Écrire Ă Sumer, L’invention du cunĂ©iforme, Seuil, Paris, 2000, pp. 150–157 [↩]
- Pierre DĂ©lĂ©age, « Ă©critures attachĂ©es », Inventer l’écriture, Les belles lettres, Paris, 2014, pp.159-187 [↩]