Conceptuel et minimaliste, City People, recueil de portraits photographiques, pointe la douleur de l’insignifiance. Traditionnellement, les albums photographiques (surtout s’ils sont en noir et blanc) nous consolent de l’anonymat, en élisant la distinction d’un visage, en nous rassurant, il serait possible de laisser une trace mémorable à d’autres, toujours eux, des contemporains. Au-delà du photographe, c’est le photographié qui s’impose au regardeur.
« Avec la photographie, cependant, on assiste à quelque chose de neuf et de singulier : dans cette pêcheuse de New Haven, qui baisse les yeux avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose de plus qu’une pièce témoignant de l’art du photographe Hill, quelque chose qu’il est impossible de réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de celle qui a vécu là , qui est encore réelle sur ce cliché et ne passera jamais entièrement dans l’“art” »1.
City people titre sur l’intemporel et l’universel. Le livre égrène des portraits d’habitants d’Amsterdam réalisés par Ringel Goslinga vers 2011. Le nom du photographe apparaît discrètement, en haut de la première double page, dans la même police de caractères et dans le même corps que l’ensemble des informateurs de pages (légendes, folios, titres courants…) ou que les informations de publication : « Edition :600», « imprimeur :Drukkerij Wilco», « graphiste : Hans Gremmen»2 : « Editeur : Roma Publications », ou encore que le prénom des photographiés, relativisant ainsi toute marque d’autorité.
Hans Gremmen cimente cet ouvrage par une logique implacable, une mécanique d’aéroport international. Je peux lire et comprendre à Séoul, tout en étant Tchèque, même si mon anglais se réduit à celui du savoir survivre et me permet simplement de me repérer dans une ville étrangère (ici, Amsterdam), dont je ne verrai rien3. La structure du livre se comprend par la découverte d’un plan basé à la fin de l’ouvrage sur une double page (logique du suspense).
Si lors de premières lectures, le livre peut paraître austère, très vite, sa logique signalétique devient une opération fascinante. Chaque portrait a pour légende un point et cette surface, infime et précise, rattache le photographié à sa position géographique au sein d’Amsterdam. La plupart des individus de City People habitent à gauche par rapport au pli du plan, ainsi leur portrait est-il placé sur la page de droite (et vice versa). Ce face-à -face rythme les pages. D’un côté, un portrait (qui fige, par l’indice photographique, un instant d’humanité, un visage qui n’existe plus déjà , à l’identique). De l’autre, un pointeur noir, marqueur de déterminations géo-socio-économiques.
Les portraits sont rangés en chapitres, non pas par zone, mais par lien de parentés (Friend, Son, Neighbours…). Dans le système d’archivage mis en place par Hans Gremmen, les pages sommaires s’avèrent des commentaires essentiels. Sans ces pages liminaires, qui s’étalent ostensiblement, j’aurai regardé distraitement ces individu(e)s.
Chacun de ces inconnus se présente dans une certaine forme de nudité, il se laisse prendre, sans apprêt, par le photographe. Chacun livre son prénom. Le photographe a utilisé un appareil à grande focale à la recherche d’une captation de l’être intime, démaquillé de tout jeu de séduction, dans un souci d’objectivation sincère. Mais, que faire de la photographie souvent qualifiée d’« humaniste », à l’heure où Facebook réactualise complètement la notion de galerie de portraits ? A l’heure où chaque jour, j’ai à portée de mains plus d’appareils à même de figer mes faits et gestes, que de capacités dans mes disques durs ou ma mémoire à les conserver, à les regarder ?
À l’entrée des châteaux, des galeries de portraits4 venaient signifier de quelles familles, quels grands hommes, le propriétaire se recommandait. Je pouvais me situer et situer l’autre dans une histoire, dans des terrains d’affinités et des relations de pouvoir.
Facebook fonctionne, dans certains aspects de son mode d’apparition, sur un principe comparable Ă ces anciennes galeries patrimoniales : je mets en effigie — dans un cadre imposĂ© â€“ les personnes Ă mĂŞme de consolider mes murs. Certes aujourd’hui, sur ces murs visibles, les illustres cĂ´toient nos proches, nos Ă©lus de cĹ“ur ou de raison. Ces galeries de portraits situĂ©es dans un endroit stratĂ©gique par lequel le visiteur devait passer, laissaient, parfois, une ou deux toiles vides. L’espace vide… du grand homme Ă venir. En temps rĂ©el, la galerie Facebook varie constamment, le vide n’y a pas sa place, justement parce que l’espace y est infini. L’Illustre (on parlait au 17e siècle de galerie des Illustres) et l’homme ordinaire ne rencontrent plus de limites de stockage. Je ne me souviens plus de celui qui a eu son quart d’heure de cĂ©lĂ©britĂ© il y a trois mois, mais je tapisse mes murs numĂ©riques de trombinoscopes pour saisir l’éventail de l’infini (d’amis, de rĂ©fĂ©rences, d’envies…).
Je regarde Connie (p.150). Je regarde Esther (p.136). J’apprendrai davantage de ces personnes, si j’étais leur amie Facebook, même si je n’avais accès qu’à leur « profil ». Je saurai comment elles se positionnent, se révèlent, avec portraits (faits par des proches plus ou moins doués pour la photographie ou des captures métaphoriques d’autres images dans lesquelles je devrai lire tel ou tel état d’âme du moment) et « selfies ». Chacun se sait menacé/repéré/multiplié par les portraits qu’il laisse (ou non), répliques choisies ou volées, constamment accessibles ou renouvelables, bien au-delà de Facebook. Le jeu de la mascarade et de l’empreinte faciale s’est amplifié. Les journaux de la Presse Quotidienne Régionale et une grand partie de la presse5 se sont transformés en de vastes galeries de portraits. Les nouvelles galeries du 21e siècles (galeries de portraits, galerie marchande, de musées, de télévisions, galerie synthèse de google image…) sont des passages obligés de la distinction6.
Comment ce petit livre peut-il remonter le flux de la visibilité ?
Peut-être que c’est une déviance de ma profession, mais je ne me souviendrai sûrement du noir et blanc de Ringel Goslinga qu’au travers de l’ordonnancement de Hans Gremmen. Sans doute, est-ce parce que ma famille internationale me fait établir certaines connexions de lectures. Sans doute, parce que ce titre, si pauvre, City People (et non les Amstellodamiens), relève d’une forme d’humilité7 . Tout paraît si humble, là où chacun (les protagonistes du livre8 ou les photographiés) n’a d’autre choix, et au quotidien, que de se démarquer. Il est loin le temps (en 1958), où un livre (Des Américains de Robert Frank) pouvait traduire les états d’une génération9 et faire date.
Cinquante ans plus tard, le singulier mène une bataille viscérale contre le générique, il ne se laisse plus fondre dans la masse, elle a trop tué10. City People évoque cette bataille : une confrontation de photographies à résonance intimiste et documentaire à une logique graphique mathématique. Mais au fil des relectures, ce sont les portraits qui deviennent génériques11 et les points, singuliers.
À la « douleur de la mort »12, traumatisme du 20e siècle, le 21e siècle enrichit par la douleur de l’insignifiance13. Quand j’ai commencé mes notes sur ce livre de 302 pages, comprenant plus de pages blanches (les deux tiers) que de portraits (122 exactement), j’ai regardé le nombre de participants à l’échiquier mondial, 7 240 365 582 personnes14. A l’heure où le texte se termine, il s’est écoulé 4 147 374 secondes, hommes. Chacun (du moins pour les chanceux, nés sur un point complaisant) est conscient de cette nécessité d’une création, d’un sentiment de soi.
Les portraits de Ringel Goslinga isolent, affirment une personnalitĂ©, bientĂ´t poussières grises. Sa galerie de portraits – elle en est une, puisqu’elle tĂ©moigne de « ces diffĂ©rents cercles de son environnement » et qu’elle poursuit cet art de la frontalitĂ© – apparaĂ®t si dĂ©calĂ©e. A diffĂ©rentes reprises, dans cette galerie que Hans Gremmen cloisonne, quadrille, le graphiste nous ouvre l’espace. La couverture est Ă rabats, elle se dĂ©plie, telle une carte astronomique (cette carte est le plan d’Amsterdam doublĂ© en surface). Je ne vois plus un plan, mais des constellations d’étoiles, constellations simples, celles que j’ai choisies pour m’orienter dans ce fourmillement d’humanitĂ© et dont je peux recomposer les liens ? La couverture achève le livre, c’est Ă la fin que la possibilitĂ© du dĂ©pli apparaĂ®t, la couverture fait oublier le plan.
L’espace (du livre) apparaît. Plus le compteur (humain) tourne15, plus la distance entre le zéro et l’infini se réduit. Avec tous ces signes noirs, j’approche de la fin de l’infini. Le livre offre l’espace vide propice à l’interrogation. Que dire de la singularité d’un visage, d’un objet graphique quand je suis assaillie par tant d’intime(s), par tant d’objets signés ? Comment durcir sa focale sur la singularité en la sachant engloutie dans l’immensité, dans le mouvement passager et déferlant des photos, des livres sur la photo, des textes. Comment se mesurer à l’insignifiance ? City People comptabilise plus de points inexpliqués que ces derniers ne consignent le genre du 21e siècle : le genre (du) portrait(s).
- Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, in Ĺ’uvres II, Folio Essais, 2000, p.299. [↩]
- Graphiste hollandais basĂ© Ă Amsterdam, formĂ© Ă l’acadĂ©mie St Joost, puis au Werkplaats Typografie. Hans Gremmen a designĂ© un grand nombre d’ouvrages dont Cette Montagne, c’est moi, Paperback, Fw:, 2012. [↩]
- Il n’y a pas de textes dĂ©veloppĂ©s, juste le guide minimum d’un système de lĂ©gendes. [↩]
- PrĂ©sente dès l’AntiquitĂ©, mais prĂ©pondĂ©rante en France au 16 et 17e siècles. [↩]
- Les portraits d’écrivains, d’artistes n’ont jamais Ă©tĂ© aussi prĂ©sents dans les identitĂ©s graphiques de collections de livres. [↩]
- Ne pas avoir de C.V., de biographies, de sites ou d’écrits, deviendra bientĂ´t (peut-ĂŞtre) un aveu d’inexistence. [↩]
- « L’humilitĂ© n’est souvent qu’une feinte soumission dont on se sert pour soumettre les autres : c’est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever ; et, bien qu’il se transforme en mille manières, il n’est jamais mieux dĂ©guisĂ© et plus capable de tromper que lorsqu’il se cache sous la figure de l’humilitĂ© », Maxime 254 de La Rochefoucauld. Les portraits des galeries au 17e siècle Ă©taient souvent accompagnĂ©s de maximes. [↩]
- Éditeur, graphiste, imprimeur, etc. [↩]
- Aujourd’hui, le bĂ©bĂ© dans les bras de sa nurse noire devenu adulte signe des papiers en inscrivant ses enfants Ă l’école pour autoriser qu’on puisse prendre une photo de ses enfants. MĂŞme si le fait gĂ©nĂ©rique n’a pas changĂ© – le soin que donnent les femmes noires Ă des bĂ©bĂ©s blancs – , chacun des deux protagonistes chercherait, de bon droit, que sa vĂ©ritable identitĂ© soit connue et inscrite quelque part. [↩]
- Cf, Arthur Koestler, Le ZĂ©ro et l’infini (945), Le livre de poche, 1977 pp.194-195 et p.304 et suivantes « car dans toute lutte il faut avoir les deux pieds fermement plantĂ©s au sol. Le Parti vous enseignait comment. L’infini Ă©tait une quantitĂ© politiquement “suspecte”, le “Je”, une qualitĂ© suspecte. Le Parti n’en reconnaissait pas l’existence. La dĂ©finition de l’individu Ă©tait : une multitude d’un million divisĂ©e par un million ». [↩]
- Tout ce que je pourrai dĂ©duire de ces traits ne sera que projections Ă la fois dĂ©terminĂ©es et subjectives. [↩]
- Selon l’expression de Marguerite Duras, CF, La Maladie de la mort, Editions de Minuit, 1982 et Julia Kristeva, Soleils noirs, Folio Essais, 1989 p229 : « nous autres civilisations, nous savons maintenant que non seulement, nous sommes mortelles, comme le proclamait ValĂ©ry après 1914, mais que nous pouvons nous donner la mort. Auschwitz et H. » [↩]
- Étant donnĂ©, qu’il se dĂ©nombre, tant de projets remarquables, d’œuvres Ă multiples sens, d’engagements responsables, de fortes personnalitĂ©s,…. que nos repères de distinction, de mĂ©morisation, d’analyse, d’élection se trouvent profondĂ©ment bousculĂ©s. D’une certaine manière, les mĂ©andres des blogs en rendent comptent. Il faut porter du sens, lĂ , oĂą se mĂ©langent les broutilles, les bagatelles et les splendeurs. Il faut porter cette insignifiance au cĹ“ur de chaque projet. [↩]
- samedi 30 aoĂ»t 2014 Ă 8 h 24 min et 38 s, source http://www.populationmondiale.com/#sthash.lhutGef4.dpuf [↩]
- http://www.worldometers.info/fr/population-mondiale/ [↩]