En français le verbe « dire » s’est construit sur le latin dicere : exprimer par la parole et par extension, nommer, raconter, conter. Sur ce verbe, le substantif « dire » indique une preuve possible mais nécessaire à vérifier.
En anglais, un des sens de l’adjectif « dire » renvoie à la notion d’urgence, de désespérante abysse et s’est construit sur le grec deos, la frayeur.
À ce jeu associatif d’homogrammes on comprend l’urgence de la parole, comme preuve sans doute, mais qui peut aussi devenir conte, manière de narrer un récit.
Au début des années 1960, Jean Vodaine, « poète-éditeur-imprimeur » comme le surnommait Michel Ragon1, lance la revue de poésie Dire dont la première série, publiée de 1962 à 1964 est qualifiée de « revue littéraire saisonnière ». Sept numéros seront suivis, en 1965, de l’unique numéro de la deuxième série, cette fois intitulée « revue européenne de poésie ». Dire conservera ce sous-titre qualificatif pour la troisième série, toujours dirigée par Jean Vodaine et qui paraîtra de 1966 à 1982.
Vingt ans d’une revue aux parutions inégales et pour cause. Urgence de Dire mais moyens du bord qui inscrivent ces publications dans la tradition artisanale et humaniste des Cahiers du Peuple ou encore des associations Travail et Culture ou Peuple et Culture qui ont accompagnés la fin de la Seconde Guerre mondiale et son élan généreux d’éducation populaire.
Un artisanat de la transmission qui fera dire à Marie-Paule Doncque que Jean Vodaine est un « passeur de mots »2. Un sublimeur aussi car la notion physique de sublimation, ce passage du solide au gazeux, correspond bien à la manière dont Vodaine capture avec le plomb, sur les feuillets encore vierges, ces airs éthérés pour mieux les laisser souffler, intangibles et noires présences.
« Avec une petite presse à bras, six kilos de caractères, du papier et une tonne de volonté »3 écrit encore Ragon, Jean Vodaine réalisait des éditions de poésie aux compositions gardant les traces des gestes avant-gardistes (mélanges de caractères, gravures sur bois, etc.), mais qui savent aussi cette rigueur des tissus typographiques avec empattements où les blancs et les signes construisent la belle page, évocatrice de la tension équilibrée des inscriptions lapidaires que l’on retrouvera notamment dans la revue Caractères, typographiquement plus exigeante et mise en forme par Bruno Durocher4, mais aussi dans d’autres éditions de Vodaine.
Acquise à la fin des années 1940, la presse à bras de Vodaine le suivra de Montpellier (où il lance Dire) jusqu’à Yutz en Moselle où il s’installera finalement imprimeur-éditeur. L’ancien ouvrier électricien, émigré slovène en France dans les années 1920, devient le transformateur des paroles des poètes qu’illustrent souvent les sentences imagées des tenants de l’art brut. Chaissac, Dubuffet, Vodaine lui-même linogravent pour Bancquart, Walser, Foucher ou encore Ginsberg.
Les numéros de Dire témoignent de cette riche variété et je remercie le bibliophile languedocien d’avoir généreusement partagé quelques doubles des premiers cahiers de la revue qu’animaient initialement Dune, Printz, Temple et Vodaine. Au format 13,5x21cm, souvent tirés à un maximum de 500 exemplaires, la soixantaine et plus de pages de ces opus claquent de mots et de lettres tantôt composés en grands caractères bois, tantôt en plomb, lignes magnifiques que réalise l’autodidacte Vodaine.
C’est un peu d’une époque qui transpire à travers ces compositions dont certaines paraissent maintenant un tantinet surannées. Mais c’est sans doute aussi leur force. Avoir su, au-delà des paroles auxquelles elles donnaient forme, garder la trace de cet esprit d’une typographie joueuse, libre mais éminemment au service de : « Je ne fais pas de l’art. Je fais des choses. Je fais des choses pour mieux servir la poésie… »5
Demeurent des trouvailles sublimes, comme ce « Supermarket in California » de Ginsberg ou encore ce « Faust Irlandais » de Lawrence Durrell qui font partie du numéro 6 de novembre 1963 consacré, entre autres, aux poètes et écrivains de langue anglaise.
Oui, sans doute, Vodaine est-il comme ce Faust dépaysé, un alchimiste sensible aux arcanes du monde qui libère les signes. Mais les mots sur la page ne sont plus seulement signes, ils deviennent « nœuds » comme le suggérait Lacan6 et résonneront encore longtemps puisqu’il faut dire…
- Michel Ragon, D’une berge l’autre, Paris, Albin-Michel, p.69 [↩]
- Marie-Paule Doncque, Philippe Hoch, Nicole Bigot, Jean Vodaine, le passeur de mots. Typographie et poĂ©sie, Metz, MĂ©diathèque du Ponfiffroy; Luxembourg, Bibliothèque Nationale de Luxembourg, 1997 [↩]
- Michel Ragon, Op.cit. [↩]
- « [en comparaison des poètes-Ă©diteurs-imprimeurs] les poètes-imprimeurs faisaient mieux, comme Bruno Durocher dont la revue de “poĂ©sie contemporaine” s’intitulait justement, fièrement : Caractères ». Voir, Michel Ragon, Op.cit., p.70 [↩]
- Jean Vodaine citĂ© par Robert Sabatier dans Histoire de la poĂ©sie française du XXe siècle, vol.3, MĂ©tamorphoses et modernitĂ©, Paris, Albin Michel, 1988, p.324 [↩]
- « Le mot n’est pas signe mais nĹ“ud de significations en fonction des connotations diverses issues de ses appartenances variĂ©es ». Voir Monique Charles, Ey/Lacan. Du dialogue au dĂ©bat ou l’homme en question, Paris, Éditions l’Harmattan, 2004, p.73 [↩]