En écoutant Olivier Assouly1, on peut se demander si son approche de la théorie du goût selon Immanuel Kant ne peut pas dire quelque chose de nos petites affaires de graphisme et de typographie.
La comparaison paraît pourtant mal engagée. Notre discipline des graphes et des grammes prise entre textes et images à plusieurs titres2 relève d’une perception visuelle distante. Celle du théâtre, le lieu où, conformément à une étymologie grecque, on regarde, on représente, activités toujours plus ou moins théoriques ; celle de l’expérience connaissante des lumières et de leurs révélations ; celle du templum de l’augure étrusque qui permet la contemplation des phénomènes dans un espace sacré circonscrit. L’activité optique ressort d’une forme d’intellection qui peut s’opposer à priori à cette expérience du goût – compris dans son sens gustatif – qui oblige aux expériences peut-être confusionnantes du toucher, de l’adhésion, de l’introspection, s’accompagnant de la destruction et de l’assimilation de l’objet-même de la perception.
Mais revenons au goût selon Kant selon Assouly. Dans la Critique de la faculté de juger3, Immanuel Kant distingue le jugement de goût du jugement de connaissance. Le jugement de connaissance est dit déterminant : c’est-à -dire qu’il suppose la primauté de l’existence d’un concept déjà constitué qui va constituer le critère du jugement. Un jugement qui ne peut naître qu’avec – ou plutôt grâce à – l’idée préalable, dans une sorte de participe passé, d’antériorité du savoir. Le jugement de goût, à l’inverse, est dit réfléchissant : il part de l’expérience pour tenter la constitution d’un concept dit esthétique qui se réalise cette fois avec la sensation dans une forme de participe présent, de « temps réel » de la rationalité.
Le goût est selon Kant une expérience privée, incommunicable. Quelque chose qui nous affecte, que l’on subit. Dans L’anthropologie d’un point de vue pragmatique4, Kant insiste sur la dimension personnelle, intérieure, du goût qui l’exclut précisément de la possibilité de l’expérience partagée, de sens et de lieu commun. La dimension gustative du goût est alors, selon le terme d’Olivier Assouly, sacrifiée au profit d’une dimension esthétique du goût pris dans son sens de civilité, d’art de la table, d’ordonnancement, de conversation, peut être de décorum, de publicité dans son acception sociologique et politique étendue.
C’est-à -dire, si je ne déforme pas trop la pensée d’Assouly pensant Kant, que selon ce premier, ce dernier manque le « vertige » d’une esthétique de la pré-rationnalité, du moins d’un régime de rationalité différent, des sensualités immanentes de la table, pour lui préférer la grammaire intelligible des goûts de l’étiquette et des conventions du savoir vivre en société.
Cette approche me paraît intéressante à transposer à une possible esthétique du graphisme d’abord parce que cette distinction entre deux valeurs opposées du goût tenant tour à tour de l’informulable sensation immanente privée, puis de la négociation des symboles partagés, me paraît proche des oppositions qui structurent notre discipline, construite entre les visions transitionnelles, subjectivées et analogiques du graphisme en tant qu’image, et les lectures construites et distanciées de la place publique du graphisme de la lettre, du texte et de la bien nommée typographie.
Le parallèle, même s’il mériterait toute une galaxie de contradictions, de développements et de nuances, me paraît aussi tentable pour saisir la façon dont le graphisme est pensé comme l’accompagnement, la préparation, l’acclimatation, bref, la médiation, du plat de résistance du texte de commande, un peu comme les rites de table et de relations publiques préparent, valorisent et sans doute, civilisent le moment presque dramatique de la nécessité alimentaire.
- Adèle Van Reeth, « Actualité philosophique (3/5) : le goût avec Olivier Assouly », Les nouveaux Chemins de la connaissance, France Culture, 31.12.2014 http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-actualite-philosophique-35-le-gout-avec-olivier-ass
Olivier Assouly, Les Nourritures divines. Essai sur les interdits alimentaires, Actes Sud, 2002, Les Nourritures nostalgiques. Essai sur le mythe du terroir, Actes Sud, 2004, (direction) Goûts à vendre. Essais sur la captation esthétique, Institut Français de la Mode-Regard, 2007 [↩] - au moins dans la perspective d’une expression intermédia ou médiate miroitant entre régime du texte et pratique de l’image ; dans l’approche plus fusionnelle et peut-être confusionnelle d’un texte reçu comme image ; d’une image pensée comme texte. [↩]
- Immanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790 [↩]
- Immanuel Kant, L’anthropologie d’un point de vue pragmatique, 1798 [↩]