« Va donc, faux artiste, faux peintre, faux-tographe » aurait dit Edgar Degas, mais peut-être aussi Pierre-Auguste Renoir, peut-être lors d’une conversation avec Émile Zola, mais toujours à propos de Félix ou de son demi-frère Adrien Tournachon dits Nadar.
On le sait, la fin du XIXe siècle connut, avec le débat sur la place de la photographie dans le panthéon des arts, une mutation radicale de la perception des missions de la peinture, soit, à cette époque, le lieu même de l’artisticité. Artisticité, un mot compliqué qui veut parler d’un genre de label artistique, de ce qui est reconnu comme relevant du domaine de l’art et des valeurs qui lui sont attribuées. Un partage et une hiérarchisation du sensible pour reprendre le vocabulaire de Jacques Rancière. Une répartition culturelle convenue, c’est à dire relevant d’une certaine distribution plus ou moins contractuelle des autorités, d’une représentation du pouvoir donc qui fixe un lieu pour l’exercice plus ou moins sacré, en tous les cas reconnu, du divin, de la vérité, de la liberté, bref… des valeurs cardinales d’une société à un moment donné.
Bref, avec l’avènement de la photographie, le rôle de la peinture n’était désormais plus, comme s’y attelaient les vieux grecs : Zeuxis ou Parrhasios — qui, du reste n’étaient pas encore considérés comme des artistes mais plutôt comme des artisans — de rendre, rendre à la perception de tous et de chacun, les apparences du réel, d’épouser un certain fonctionnement oculaire, de restituer les vraisemblances d’un certain champ de vision naturel.
En quelque sorte, si les impressionnistes avaient tué le paysage — du moins les repères de son appréciation, on ne tue pas un paysage — la photographie tuait la peinture. Ou plutôt elle dé-fonctionnalisait la peinture, lui offrant un nouveau champ peut être plus autonome de jeu. Par exemple cette vie des formes et des couleurs en elles-même dont parla Vassily Kandinsky.
Pour paraphraser à la fois Roland Barthes (1) et Sherrie Levine (2) : déjà , la naissance du regardeur se payait de la mort du peintre… du moins d’une certaine acception de la peinture, de ses enjeux, de ses visées consenties.
Pascal Trutin aime à comparer la situation de la photographie à l’époque avec celle que connaissent aujourd’hui les arts appliqués. Statut comparable, à la limite de la technologie et de l’expression plastique. Semblable articulation à la question industrieuse de la reproductibilité technique parce que même terreau d’apparition lié à la révolution de la machine et de la diffusion / circulation des informations. Même résistance inquiète de la part d’un certain milieu de l’art. Même diffusion manifeste, à divers titres et sous différentes modalités, des pratiques et des réflexions artistiques. Même pression intéressée des milieux de l’industrie et de la marchandise…
À quelle dé-fonctionnalisation, pour autant, assisterait-on avec cette perméabilité du champ de l’art et de ses applications plus ou moins utiles ? Quelles seraient, les nouvelles orientations ou les nouvelles libertés conférées au milieu de l’art ou, symétriquement, au milieu des arts appliqués qu’on aime aujourd’hui appeler design ?
À moins que cette savante distinction des arts beaux ou purs et des arts appliqués ou industriels, pour reprendre le vocabulaire d’Étienne Souriau (3) ou de Bruno Munari (4) ; ne débouche sur de belles apories. Qu’il vaille mieux observer la sagesse d’un Gaetano Pesce préférant simplement parler de « travail, bon ou mauvais » et rappelant que le design — peut être, et c’est moi qui l’ajoute, comme l’art — demeure « une chose très rare » (5)…
Notes :
- 1_ « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur »
Roland Barthes, 1968 - 2_ « La naissance du regardeur est au prix de la mort du peintre »
Sherrie Levine, 1981 - 3_ Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Puf, 1990
- 4_ Bruno Munari, L’art du design, Pyramid, 2012
- 5_ Gaetano Pesce, « intervention » in AC-DC, Head, pp. 48 et 49, 2008
Illustrations :
- Mathias Schweizer
Wood’s Bad Vs RoBoClop,
Paysages polymorphes en kit
espace m190, 12 mai au 30 juin 2012