Que peut la théorie du genre pour le graphisme ?1
On pourra d’abord se rappeler que le genre, dans toutes ses acceptions de gender studies, s’il est un ressenti en quelque sorte interne, ressortit à une expression visuelle. Le genre s’affirme par l’apparence, les attributs physiques, le maquillage, la parure. Le genre s’habite parce qu’il est un habit, une extériorité intériorisée, une intériorité extériorisée2.
Comme son nom l’indique, le genre génère. Il produit des familles de sens. Il est un signe capable de rallier, de relier sous sa petite bannière. Le genre est un signe, une norme, une écriture, une inscription, qui favorise des congruences sociales, des regroupements, des communautés de ressenti. Il est capable de proposer à ces constructions de l’esprit qu’on appelle intériorités, sensations, sentiments, significations, informations… des apparences, des masques, des identités dont on sait qu’elles se constituent dans la réalisation, l’écriture, d’un vouloir dire, d’un vouloir être, d’une pré-sence toujours déjà précédée, toujours déjà projetée.
Le genre est aussi un type, un caractère, et l’on entend qu’on emploie là des termes typographiques. C’est-à -dire que le genre institue, qu’il grave dans le marbre de la place publique, qu’il est un moyen construit par l’histoire plus ou moins longue des mouvements et de contradictions la communauté. Le genre crée des lieux communs, des repères sociaux, culturels, civilisationnels. Il permet d’ordonnancer les choses du monde, de proposer des distinctions, des oppositions.
Le genre, peut être comme tout signe d’usage, relève de l’identité plutôt dans son pluriel social d’identification et d’adhésion que dans son singulier peut-être impossible d’intime conviction. Le genre de l’identité visuelle identifie à une différence de partage. Il ne peut atteindre à cette identité qu’on dit personnelle, cette différence dans la différence3 capable de nous distinguer absolument comme veulent le faire notre carte d’identité, notre attraction amoureuse, notre attachement amical. Le personnage est d’abord ce masque de théâtre, cette persona, faite pour projeter la voix, pour réaliser cette pulsion d’extériorisation de l’intériorité, per sonare4. Sous le masque, c’est la tâche aveugle de l’identité. Sous le personnage – la personne forcément publique ressentie, réfléchie, con-sciente… : personne ou plutôt un mouvement, une différance5, une perspective, un abîme.
En français, les mots sont genrés. Ignorant la neutralité, ils obéissent au régime de l’opposition en partie naturelle, des attributs sexuels de la reproduction biologique de l’espèce, et de la génération d’un sens toujours de construction, toujours historicisé, toujours d’abord culturel.
Le mot graphisme provient d’une racine indo-européenne gerbh signifiant l’acte de la gravure6, l’idée d’une inscription assez définitive, monumentale dans son sens de technique mémorielle, faite pour durer et instituer. On pense aux capitales lapidaires inscrivant en 403 avant J.C. dans le marbre grec du mur de l’agora de Solon, le texte de la loi qui fonde et permet l’ordre de la démocratie grecque7. On pense au texte qui fonde la loi parce qu’il est, dans les religions plus ou moins méditerranéennes du livre, d’essence sacrée. On pense à l’étymologie du mot loi, en latin lex-legs, legis, déverbal de lego « lire », intimement lié à l’idée d’établir un contrat écrit8. Le code définissant l’espace réglé du texte se confond avec l’idée à la fois autorisante et autoritaire de la loi qui est avant tout la forme pliée en cahiers reliés du livre codex romain puis chrétien. On se souvient de la devise notariale inscrite au dessus de l’entrée de la nouvelle Chambre des notaires du Paris haussmannien : Lex est quodcumque notamus à la fois « ce que nous écrivons fait Loi » et « c’est avec la Loi que nous écrivons »9.
Ce mot graphisme, masculin et grec, fondé sur la distinction du bel ordonnancement de la cité contre l’extériorité (parfois interne) des esclaves, des métèques, des barbares (de ceux qui babillent, qui blablatent, qui ne parlent pas la langue, qui ne sont pas alphabétisés10 ) rappelle celui de type, de glyphe, avec lesquels il partage le sens étymologique propre de gravure11 et figuré de catégorème. Ce mot masculin en appelle au genre barbu de la technique, du texte de loi, du sacré et du patriarcat. Comme le père qu’on appelle alphabet « en cananéen/phénicien et dans toutes les langues sémitiques du Nord-Ouest » à l’origine de notre forme d’écriture12 , le graphisme est purement véhiculaire et transitif dans le sens où il garantit la pure transmission du nom et la stricte conservation, la stricte observation du texte, de son sens et de ses préceptes.
Comme aiment à le rappeler les typographes, le genre masculin du texte qui garantit chez Platon la métaphore textile du politique, des liens de la cité13, définit le régime du lisible, en anglais legibility, qui souligne peut-être mieux que le français l’intimité dans notre culture de l’illisible avec l’illégal, le profane et l’impur. Passant de la gravure lapidaire antique en creux au relief pas moins prescriptif du métal fondu, de la mécanisation industrielle de l’impression noir sur blanc des affiches de la commune de 1871, l’écrit est la matière-même de la possibilité de la place publique, du lieu commun, de la loi transcendante et immanente. L’écrit, le texte, le graphique relèvent de ce phallus qui retrouve chez Sigmund Freud la vieille symbolique antique androcentrée de la puissance souveraine en se parant des puretés toutes langagières et rationnelles du logos14 . Non seulement l’ordre paternel du consensus de la loi interdit l’inceste mais le substitut de ce pénis qui semble manquer à la mère, à la fille « devient pour ainsi dire le symbole du signifiant et de la capacité symbolique »15. Le genre très masculin du texte propose le récit désirant d’un discours capable de distance, de réflexion, d’une volonté de construction intellectuelle – c’est-à -dire, précisément, d’une construction qui se déploie dans l’entre des lectures. Il veut incarner le mythe de la transparence et de l’ordre, de l’autorité positive, officielle, de ce que peut instituer la puissance d’affirmation de la raison.
Mais la typographie est de genre féminin, comme l’image et son anagramme de magie, comme la littérature ou la poésie, autres noms du texte, comme l’hystérie, figure explicitement sexuée qui échappe, comme le souligne Jacques Lacan16, au symbole, au régime mâle et langagier de ce qu’on peut écrire de la réalité – nouveau mot de genre « hétérologique » et féminin. Un registre symbolique femelle de la conservation, de la conversation, de la contenance, des mystères de ce qui est caché à la vue pour être opéré, transformé, des puissances telluriques, des métamorphoses profondes et de la production féconde.
Dès son origine, le graphisme apparaît dans une confusion queer des genres. Le graphisme, la graphie, le graphique, la typographie. Ouvert de corps et d’esprit, le graphisme inscrit aussi bien l’image que l’écrit. Transgenre, il pense l’écrit comme image. Il propose l’image en tant qu’écrit. Les arts graphiques sont attestés dès 1872 pour qualifier un art du dessin, mais les graphiques désignent depuis les figures astronomiques du XVIIIe siècles, des images qui valent pour des textes17. Du reste, selon le Littré, le mot graphisme apparaît au XIXe pour qualifier les origines de la représentation du langage par l’écriture, entre oralité, inscription ornementale et image18.
« … où l’on devine un esprit sincèrement épris de la forme, et qui repousse les tentations de la couleur pour ne pas obscurcir les intentions de sa pensée et de son dessin. »
« Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence.
Les coloristes sont des poètes épiques. »19
On pourrait retrouver à l’œuvre dans les imaginaires du graphisme quelque chose de cette controverse qui agite encore Baudelaire ou Balzac20 après les académies royales françaises du XVIIe, en reprenant l’opposition de la Florence renaissante néoplatonicienne et sa défense de la rationalité toute discursive et métaphysique du dessin contre les sensualités licencieuses de la couleur immanente des peintres de sa rivale vénitienne. On sait que Roger de Piles tenta d’inventer pour réconcilier Michel ange et Titien la notion de coloris capable de garantir à la sensualité coupable et confusionnante de la couleur la maîtrise descriptive de ce dessin – encore écrit e-i-n – capable de rendre l’univers plus optiquement précis, compréhensible, perspectif21.
La qualification de graphic design – terme anglo-étasunien issu du français dessin-dessein et de l’italien disegno – souligne du reste cette pensée du graphisme en tant que dess(e)in graphique, trace linéaire assignée à une fin. Il y a dans la défense du travail assez artisanal du dessin de caractère, quelque chose de l’idée ferme, formelle, de la vocation (et on entend qu’on utilise là un terme religieux) de l’ancien dessin de description didactique et de sa maîtrise d’atelier. Le graphisme, le graphique sont des instruments de connaissance et de modélisation. Il répondent à des impératifs techniques. Le graphisme relève d’une mission, d’un service. Il adhère22, il s’applique à , il est impliqué par23. Le graphique doit relayer visuellement les contenus avec un minimum de déperdition. Le graphe veut assurer à la communauté un environnement de fonctionnement. Le graphisme veut rendre l’image capable de désigner avec l’efficacité économique du texte.
La graphie est aussi, au féminin, une puissance qui opère en secret, une présence mystérieuse qu’on regarde : une merveille, une trace, une promesse, une opération, une ouverture, une rythmique, une danse. La quête d’un sens, d’une altérité, d’une information qui, selon Bateson serait cette « différence qui fait la différence ». L’écriture est, selon Derrida, cette « différance », sans cesse en mouvement, sans cesse différée, une instabilité, une dynamique.
Alors, ce que peut la théorie du genre pour le graphisme, c’est peut-être de fournir quelques jalons dans le paysage de ses pratiques et dans les logiciels de ses praticiens. À la fois œuvre et agent, instrument et utilité, visée et viseur, trace et trait, le graphique est dès son origine cet outil technique capable de décrire le ciel des constellations, de faire entrer dans le calcul perspectif du phallus le chiffre secret des merveilleux nuages24
C’est-à -dire que chaque graphiste peut se situer dans le paysage contrarié des imaginaires genrés du graphisme qui relèvent peut-être des ambiguïtés des catégories de distinction du langage lui-même. La féminine règle ou loi peut traduire terme à terme le masculin du code ou du contrat. L’anagramme contrarié conservation / conversation, les oppositions dynamiques de l’intention et de la tentation demeurent de genre féminin. L’œuvre et l’opération sont assurément de genre féminin, L’agent ou le vecteur relèvent du genre masculin, mais le virtuel, l’inconnu, l’avenir, aux potentiels à priori si féminins, s’affichent au masculin. Le réel se dit toujours par la réalité.
- Merci Ă Christophe Jacquet qui m’a donnĂ© lors d’une conversation, l’idĂ©e de ce texte. [↩]
- La notion notamment bourdieusienne d’habitus indique que notre sociabilitĂ© d’origine, d’environnement, de construction… est un habit qu’on habite assez volontairement et qui nous habite inconsciemment, jusque dans nos gestes, notre posture, notre imposture. Voir Marcel Mauss, « Les techniques du corps », (1934), Le journal de psychologie, 1936, et Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Minuit, 1979 [↩]
- Gregory Bateson caractĂ©rise ainsi l’information vĂ©ritable, imprĂ©visible, inconnue, vers laquelle on ne peut que tendre, Gregory Bateson, Vers une Ă©cologie de l’esprit. Ed du SEUIL, 1980 (1956) [↩]
- Selon le TrĂ©sor de la Langue Française et Albert BĂ©guin, Paul Claudel proposerait cette Ă©tymologie sur un mode plus mĂ©taphorique que littĂ©ral [↩]
- Jacques Derrida par exemple dans La voix et le phĂ©nomène, Quadrige-Puf, 1967, pp. 92-98, le participe prĂ©sent actif du signe, sans cesse dĂ©portĂ© vers d’autres signes, sans cesse rĂ©pĂ©tĂ©, dans cesse altĂ©rĂ©, sans cesse prĂ©cĂ©dĂ© [↩]
- Alain Rey (dir.), « Graphique » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, p. 1628 [↩]
- Clarisse Herenschmidt souligne en commentant Aristote et sa Constitution d’Athènes, dans Les trois Ă©critures, Gallimard, 2007, p. 171. Page 170, que graphè signifie « action en justice » en mĂŞme temps qu’on pourrait dire, « simple Ă©criture ». [↩]
- Alain Rey (dir.), « LĂ©gitime » et « Lire » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 1999 et 2034 [↩]
- Philippe Artières, La police de l’écriture, La DĂ©couverte, Paris, 2013, p. 32 [↩]
- Alain Rey (dir.), « Barbare » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p.325 [↩]
- Alain Rey (dir.), « Type » et « Glyphe » in Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 3956 et 1600 [↩]
- Marc-Alain Ouaknin, L’alphabet expliquĂ© aux enfants, Seuil, Paris, 2012, p.66 [↩]
- Platon, Le politique, trad. A. Petit, Classiques Hachette, 1996, p. 138 [↩]
- Jean Laplanche, Jean-Baptiste Pontalis, « Phallus » in Vocabulaire de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, 1967, pp. 311-312 [↩]
- Julia Kristeva, ConfĂ©rence aux journĂ©es de l’APF sur « Le roc du fĂ©minin », le 19 juin 2011 ; voir Ă©galement Jacques Lacan, La signification du phallus, Die Bedeutung des Phallus, confĂ©rence donnĂ©e le 9 mai 1958 Ă l’institut Max-Planck de Munich [↩]
- Elisabeth Roudinesco, « La jouissance sur le divan », in Les nouveaux chemins de la connaissance, France Culture, 25 mars 2014 [↩]
- Alain Rey dir. Le Robert, « graphique », op. cit. [↩]
- Alfred Maury, « De l’origine de l’écriture » in Journal des savants, aoĂ»t 1875, p. 473 [↩]
- Charles Baudelaire, « Salon de 1845 » et « Salon de 1846 », Critique d’art, Gallimard, 1992, pp. 35 et 86 [↩]
- Balzac, Le chef d’œuvre inconnu, 1831 [↩]
- Roger de Piles, Dialogue sur le coloris, 1673 [↩]
- Immanuel Kant dans la Critique de la facultĂ© de juger, 1790, distingue la beautĂ© libre de la nature et de toutes les expressions artistiques libĂ©rales « qui ne disent rien en elle-mĂŞmes » et qui englobent d’ailleurs peut-ĂŞtre paradoxalement les objets dĂ©coratifs, des beautĂ©s adhĂ©rentes de service. [↩]
- Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthĂ©tique, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 146 [↩]
- Hubert Damisch a montrĂ© dans sa ThĂ©orie du nuage, Seuil, Paris, 1972, combien la nĂ©bulositĂ© de ces ciels dans lesquels apparaĂ®t le qualificatif graphique en 1762 proposait un genre de contrepoint Ă la perspicacitĂ© optique du système formaliste et descriptif de la perspective renaissante. [↩]