Paris 15 septembre 1969
Mon cher Arnold Glimcher,
Je m’apprête à composer une affiche pour votre exposition comme vous me l’avez demandé mais encore me faut-il d’abord donner pour cela un nom générique à ces constructions porteuses de graphies qui vont s’y trouver présentées, et le choix de ce nom m’a donné de l’embarras. Il serait souhaitable en effet qu’il oriente l’esprit vers ce que visent ces constructions, vers les positions mentales dont elles procèdent.
J’ai tout d’abord songĂ© aux deux termes de mont-joies et de cairns qui l’un et l’autre dĂ©signent les monticules de pierres Ă©levĂ©s en quelque lieu —une croisĂ©e de chemins— pour servir de repère aux voyageurs ou comme monuments commĂ©moratifs. C’est lĂ en effet un des aspects que peuvent prĂ©senter ces constructions et sous lequel il m’est arrivĂ© de les regarder. Mais outre que ces deux termes sont peu connus et risquent de demeurer Ă la plupart inintelligibles, ils ne rendent pas compte du caractère (ou disons peut-ĂŞtre plutĂ´t allusif) de ces dispositifs ou amoncellements, qui sont en effet Ă©troitement liĂ©s Ă des Ă©vocations d’objets usuels, de meubles, de figures, sites ou paysages. Ces divers thèmes s’y trouvent dĂ©libĂ©rĂ©ment traitĂ©s dans la forme adoptĂ©e antĂ©rieurement pour toutes mes peintures de L’Hourloupe: celle d’une Ă©criture mĂ©andreuse ininterrompue et rĂ©solument uniforme (ramenant tous plans au frontal, ne tenant nul compte du registre propre de l’objet dĂ©crit, de sa dimension, de son Ă©loignement ou sa proximitĂ©) Ă la faveur de quoi s’abolissent toutes les particularisations, toutes les catĂ©gories (je veux dire tous les classements usuellement adoptĂ©s par notre pensĂ©e et introduisant distinction entre une notion et une autre: entre la notion de chaise, par exemple, et celle d’arbre, celle de personnage, de nuage, de sol, de paysage, ou n’importe quelle que soit) de manière que cette Ă©criture bien constamment uniforme indiffĂ©remment appliquĂ©e Ă toutes les choses (et, il faut le souligner fortement pas seulement les choses qui s’offrent Ă nos yeux mais aussi bien celles qui, dĂ©nuĂ©es de tout fondement physique, sont seulement les productions de notre pensĂ©e, de notre imagination ou de notre caprice; les unes et les autres mĂŞlĂ©es sans distinction) tend Ă tout rĂ©duire au mĂŞme dĂ©nominateur et Ă nous restituer un univers continu, indiffĂ©renciĂ©: tend Ă opĂ©rer une espèce de liquĂ©faction des catĂ©gories dont notre pensĂ©e fait habituellement usage dans le dĂ©chiffrement (mieux vaudrait. dire le chiffrement) des faits et spectacles du monde. Ă€ la faveur de quoi la circulation de l’esprit d’un objet Ă un autre, d’une catĂ©gorie a une autre, soit libĂ©rĂ©e, et grandement accrue sa mobilitĂ©.
C’est cette Ă©criture uniforme, dĂ©particularisante, appliquĂ©e indiffĂ©remment Ă tous les objets, et Ă©tendue mĂŞme, sans aucune rupture, aux phĂ©nomènes mentaux aussi bien qu’aux physiques, que j’ai associĂ©e I’idĂ©e d’un nouveau logos. C’est d’oĂą procèdent les titres que j’ai maintes fois attribuĂ©s Ă des ouvrages appartenant au cycle de L’Hourloupe, comme ceux de «Borne au logos», «Epanchement du Logos», «ElĂ©ment de Logos», «Site logologique» etc. Peut-ĂŞtre objectera-t-on que le terme de logos est employĂ© ici Ă l’inverse de son sens puisqu’il dĂ©signe communĂ©ment l’opĂ©ration de l’esprit qui nomme et classifie, alors que ma propre opĂ©ration est plutĂ´t au contraire d’effacer les catĂ©gories et rĂ©gresser vers un continuum indiffĂ©renciĂ©. Mais la visĂ©e de ces ouvrage est, en dĂ©tĂ©riorant le logos instituĂ©, d’en proposer un autre ou pour dire mieux d’en suggĂ©rer un autre, de manifester le caractère arbitraire et spĂ©cieux du logos qui nous est familier, et la possibilitĂ© qui demeure offerte de rechiffrer le monde et fonder la pensĂ©e sur des logos tout autres.
En considĂ©ration de ce qui prĂ©cède j’ai envisagĂ© de donner aux ouvrages prĂ©sentĂ©s dans votre exposition le nom de Logogriphes qui est formĂ© du mot logos associĂ© au mot grec dĂ©signant un filet ou par extension, une Ă©nigme. Mais ce terme pourrait s’appliquer indiffĂ©remment Ă toutes les figures de L’Hourloupe —à celles du jeu de cartes notamment— et il ne rend pas assez compte des particularitĂ©s que prĂ©sentent les sujets qui sont cette fois montrĂ©s: celle d’ĂŞtre exĂ©cutĂ©s non sur une toile plane mais sur des solides tridimensionnels; celle aussi de ne comporter que de simples tracĂ©s noirs sur des fonds blancs; celle d’ĂŞtre constituĂ©s de pièces amoncelĂ©es les unes sur les autres; celle surtout, d’ĂŞtre dotĂ©s d’un statut Ă©quivoque, dont rĂ©sulte une indĂ©cision entre la fonction d’objets matĂ©riels et celle d’immatĂ©rielles figurations d’objets. Je veux m’expliquer sur ce point important dont je crains qu’il apparaisse d’abord obscur. Quand un peintre figure une chaise, interprĂ©tant et dĂ©naturant l’aspect de celle-ci Ă son caprice, aucune confusion n’en rĂ©sulte pour le regardeur du tableau entre la figuration proposĂ©e et la chaise rĂ©elle Ă partir de laquelle a opĂ©rĂ© le peintre. Si maintenant cette figuration n’est plus seulement peinte sur une toile, mais Ă©rigĂ©e en un objet tridimensionnel, l’esprit du regardeur est alors enclin Ă ne plus y voir un ouvrage mental —l’interprĂ©tation mentale d’une chaise— mais bel et bien un objet physique: une nouvelle chaise qui lui est offerte pour s’y asseoir. Dans le cas des ouvrages qui donnent lieu Ă notre exposition il s’agit, bien sĂ»r, d’Ă©vocations strictement mentales. La matĂ©rialitĂ© dont ils sont dotĂ©s est spĂ©cieuse; elle ne saurait ĂŞtre un instant prise Ă la lettre. Ils sont des Ă©rections matĂ©rialisĂ©es de productions mentales. Leur objectivation est fallacieuse. Ils sont des matĂ©rialisations d’opĂ©rations mentales tout Ă fait Ă©trangères au monde des corps, au mĂŞme titre —et plus encore sans doute— que l’est, au regard du spirite, l’ectoplasme. C’est par lĂ qu’ils n’appartiennent pas, me semble-t-il, au registre de la statuaire, mais plutĂ´t Ă celui de la peinture: peinture Ă laquelle a Ă©tĂ© cette fois insolitement donnĂ© corps, peinture corporalisĂ©e, objectivĂ©e. C’est pour marquer cet aspect particulier —très particulier— de ces travaux que j’ai pensĂ© un moment Ă leur donner le nom de Figures-corps, ou celui de «Semblances-substances». ou encore, pour expliciter la mise en Ĺ“uvre qui y est faite de seuls graphismes noirs Ă l’exclusion d’aucun coloriage, celui de Graphies-corps-prenant. J’avais aussi retenu le nom —evidemment trop long— de DĂ©rives mentales dotĂ©es de corps physique.
Ces diverses appellations m’ont ensuite paru quelque peu lourdes et malvenues. Je leur ai pour finir, prĂ©fĂ©rĂ© le nom, assurĂ©ment plus imprĂ©cis, prĂŞtant aussi probablement davantage Ă des malentendus pour des personnes d’esprit futile (mais n’importe, ces ouvrages ne s’adressant de toute façon pas a des personnes futiles) de Simulacres, par lequel le cĂ´tĂ© de fantasme qu’ils comportent me parait suffisamment (et pas trop) explicitĂ©. Le sens de simulacre, après tout, selon le dictionnaire, est celui d’une apparence sensible qui se donne pour une rĂ©alitĂ©.
On appelle ainsi les fantĂ´mes.
A vous amicalement.
Jean Dubuffet
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