C’est un article publiĂ© dans L’Impubliable en 2008 (nÂşIX) qui m’a rappelĂ© cet art proto-ascii qui se dĂ©veloppa au milieu des annĂ©es 80, ère bĂ©nie du minitel. Avec ses 1200 bits par seconde, le minitel est, mĂŞme Ă l’Ă©poque, d’une lenteur sĂ©natoriale prodigieuse. Et pourtant, de ces 120 caractères seconde et d’un Ă©cran de 960 cases vont naĂ®tre d’Ă©tranges petits films. Ces mini-mĂ©trages sont aux animations flash ce qu’Ă©taient les films d’Émile Cohl Ă la 3D actuelle: des antiques merveilles, dinosaures d’Ă©cran qui racontent les prouesses techniques françaises et l’humour de quelques uns dont Jet7 est la figure de proue.
Élisabeth Chamontin a largement dĂ©crit l’histoire de Jet7 je reviendrai donc uniquement sur les grandes lignes que je lui emprunte. L’histoire commence en 1984, une histoire vierge d’internet et de web mais habitĂ©e par un objet entre laideur fonctionnelle et fascination technologico-Ă©rotique. Le minitel permet de surfer l’annuaire et son double (malĂ©fique pour certains) est le minitel rose. Le fameux 3615 code xxx a fait fureur dans les salons et bureaux et ce nouveau mĂ©dia attira vite les figures Ă©minentes de la presse de Filippachi Ă LibĂ© en passant par le Parisien LibĂ©rĂ©.
«Au sein de l’Ă©quipe tĂ©lĂ©matique du Parisien LibĂ©rĂ©, dit familièrement le PL, une bande de copains crĂ©atifs, parmi lesquels Stephen Belfond (fils de l’Ă©diteur Pierre Belfond) et Bertrand Dietz, se passionnent pour les technologies de l’information et ce qu’on peut en faire d’un point de vue littĂ©raire ou ludique malgrĂ© — ou Ă cause — de terribles contraintes techniques, liĂ©es Ă la norme vidĂ©otex. Bref ils font des exercices de style pas toujours compatibles avec les nĂ©cessitĂ©s Ă©conomiques, mais le 3615 PL marche bien, portĂ© par les jeux, la voyance, les tests de QI et surtout les messageries roses. En mars 1986, le marchĂ© se dĂ©veloppant Ă grande vitesse, les copains quittent le PL pour fonder la sociĂ©tĂ© Jet7, fièrement autoproclamĂ©e conseil et grand couturier vidĂ©otex, qui connut son heure de gloire artistique et financière, quoique jamais mĂ©diatique.»
Je passe rapidement sur les contraintes techniques imposĂ©es par le vidĂ©otex (vous en avez un aperçu ci-dessus), technique mise au point par des ingĂ©nieurs de France TĂ©lĂ©com et qui fera dire Ă Stephen Belfond qu’il s’agissait sans doute d’une certaine perfidie… pour gĂ©nĂ©rer des pages tĂ©lĂ©matiques il faut effectivement un matĂ©riel dĂ©diĂ©, sorte de laboratoire du geek version un-point-zĂ©ro.
En 1986 Stephen Belfond rencontre Philippe de Pardailhan qui, comme le chevalier du mĂŞme nom, rĂ©volutionne le monde du minitel en inventant le graphitex. Tous les deux fondent donc Jet7 avec Bertrand Dietz. La sociĂ©tĂ© va faire de l’animation sur minitel son fond de commerce tout en inventant une Ă©criture graphique qui se nourrit, coĂŻncidence, de la littĂ©rature Ă©rotique.
« Après quelques premiers tests oĂą ils parviennent Ă mettre en scène des escrimeurs qui « bougent » vraiment, Bertrand passe Ă la vitesse supĂ©rieure et crĂ©e un dessin animĂ© d’environ soixante secondes, L’Amour sur une table basse. L’Ĺ“uvre est prĂ©sentĂ©e Ă Philippe Jannet, autre ancien du PL passĂ© chez Hachette Filipacchi, qui s’enthousiasme pour l’innovation et en pressent les applications futures comme leurs implications Ă©conomiques. L’Amour sur une table basse est publiĂ© sur le site de Lui oĂą il cartonne au point que l’investissement est amorti en un après-midi. Philippe Jannet fait alors travailler un graphiste d’Hachette sur trois Ă©pisodes tirĂ©s des Onze mille verges, le roman d’Apollinaire, que Roger Lajus, patron de la tĂ©lĂ©matique d’Hachette Filipacchi et […] membre du Collège de Pataphysique, dĂ©cide de placer sur l’ensemble des services du groupe — 3615 LUI, 3615 SAVA, 3615 PENTHOUSE, 3615 NEWLOOK –, alors leader du marchĂ©. Devant le succès, neuf Ă©pisodes supplĂ©mentaires du roman sont commandĂ©s Ă prix plaquĂ© or (un forfait de 10 000 F par Ă©pisode!), cette fois directement Ă Jet7 oĂą travaillent les deux meilleurs graphistes de l’Ă©poque, Thierry Keller et Sylvain Roume. Stephen et Thierry Ă©crivent ensemble les scĂ©narios, très fidèles Ă l’Ĺ“uvre, se permettant simplement l’ajout de quelques bulles, comme dans une bande dessinĂ©e.»
Devant le succès grandissant de ces Ă©ros-animĂ©s, Belfond et son Ă©quipe embauche Sophie Marin qui va, elle, se pencher sur les vices sadiens et adapter le sulfureux roman Justine (1791). Les malheurs de la vertu se transforment en signes hĂ©xadĂ©cimaux, parenthèses et zĂ©ros, tirets et astĂ©risques qui viennent habiter (sans jeu de mots!) l’Ă©cran du minitel. Bien sĂ»r, les provocateurs jetseptiens ne feront pas uniquement les belles heures d’un revival techno-porno-chic. Ils crĂ©eront aussi des minitoons, courtes animations ironiques et radicales. Ce cinĂ©ma du signe va devenir tellement populaire que fatalement la censure va s’en mĂŞler. Le ComitĂ© de la TĂ©lĂ©matique Anonyme (CTA), Ă la fin des annĂ©es 80, dĂ©cide de censurer par la bande les quelques Ă©pisodes tĂ©lĂ©maticoporno produits par Jet7. L’aventure se termine, elle aura fait les riches heures de cet outil transgĂ©nĂ©rationnel qui n’aura pas su faire sa propre rĂ©volution. Fort dommage!