« Préparez une tarte aux pommes en partant de zéro, il vous faudra d’abord créer l’univers ». Ce fut le titre de l’exposition monographique de Julien Jassaud chez Super, à l’automne 2008, rue de Maubeuge à Paris. L’exposition présentait notamment pour la première fois les esquisses d’un vaste projet, celui d’un jeu de construction tout autant capable d’assembler des organes que de construire un paysage, un pays, le monde. Un projet qui renaît ou se prolonge aujourd’hui dans « Le Livre Rouge ». Les pages du livre développent le conte d’une histoire naturelle, à travers une longue série de dessins composés à l’aide de normographes créés pour l’occasion ; des normographes consituants eux-mêmes une pièce, toujours inachevée, et dont les dessins ne sont qu’une première trace. À défaut d’abriter un alphabet (un ensemble de signes typographiques), les normographes de Julien Jassaud contiennent des viscères, des organes, les morceaux de corps et de choses à ré-assembler ; et en ce sens, ils évoquent les normographes de circuits électroniques, de plan de voies ferroviaires, de montages de chimie. Ils rappellent également l’ambition de la Plaque Découpée Universelle, inventée par Joseph A. David en 1876 (Elle est ensuite présentée à l’Exposition Universelle de 1878), une matrice, un pochoir métallique dont les formes de découpes entremêlées autorise l’écriture assistée des chiffres, de l’alphabet et de la ponctuation : elle pouvait tout aussi bien servir aux peintres en lettres qu’aux enfants (comme jouet pédagogique).
Le « livre rouge » témoigne de l’ambition de ce qu’entreprend tout le travail de Julien Jassaud : un désir de fabriquer des mondes selon certaines règles du jeu. Comme l’écrivait Élodie Henrion, Julien Jassaud « choisit un élement premier, la syllabe ou l’atome par exemple, puis organise et régule cette matière. Il additionne, écrit, développe, décompose par un va-et-vient constant entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, parfois automatise les règles fondatrices par le jeu ». Les règles du jeu, ce sont souvent celles de la langue, qui finalement pourrait ordonner la matière ou la représentation que l’on s’en donne. Cette quête d’un point équidistant entre matière et langage s’entend bien sûr lorsque Julien Jassaud évoque un « vocabulaire d’objets agençables » pour les normographes. C’est parfois plus explicite encore, comme avec son livre de « Shoot’em up » textuel, ou bien le projet « Axes of Evil » : au départ de quelques axes fondamentaux (Bien/Mal, Masculin/Féminin, Homme/Animal…), Julien Jassaud tente de produire un chemin synonymique possible, un tracé qui conduirait, de mot en mot, de façon sobre et rigoureuse, d’un extrême à l’autre (Du Bien au Mal, du mot Masculin à Féminin,…).
L’œuvre de Julien Jassaud regarde aussi souvent le monde en spectateur. Peut-être comme un écho à Katamari Damacy (un jeu vidéo dans lequel il s’agit de collecter les objets du monde à l’aide d’une balle collante, jusqu’à ce que la sphère composée s’effondre sur elle-même, sous son propre poids, et se transforme en étoile), l’univers s’effeuille au fur et à mesure des pages dans « Atoms », un livre de Pop-up destiné aux enfants.
Un autre livre en cours, les « Coloriages », met en regard deux catégories d’une histoire et d’une géographie du Cosmos, à rebours : événements et productions humaines (1ère catégorie) s’intercalent avec une Histoire de l’univers dont l’humain est absent (2nde catégorie), le tout transposé au papier carbone (puis colorié), avec la lenteur laborieuse des outils de reproduction anciens. Ici et là l’épistémologie devient un projet esthétique, comme avec « Le jeu du Monde », un mobile de papier qui classe les connaissances et les forces d’action, le schéma classificateur « [des] grandes puissance qui relient l’homme au monde – mythes et religions, poésie et art, politique, philosophie, sciences et techniques — elles-mêmes mises en mouvement par les forces élémentaires : le langage et la pensée, le travail et la lutte, l’amour et la mort » (Kostas Axelos).