Dans un entretien de 19921, Jean-françois Lyotard, dont on sait quâil est un des rares philosophes Ă avoir explicitement Ă©crit sur le graphisme2, se demande pour qui un artiste, un Ă©crivain, un cinĂ©aste, un scientifique, et lâon a le sentiment quâon est en droit de rajouter, un graphiste, Ă©crit, travaille, produit quelque chose.
La « rĂ©ponse vulgaire », nous explique-t-il est de voir dans cet acte la dĂ©livrance dâun « plaisir », dâun « objet Ă investir » relatifs Ă lâidĂ©e dâun « autre », dâun « public ».
Mais pour Lyotard, il y a plus : « on se met Ă travailler dans ce sens parce quâon a le sentiment dâune dette. Câest-Ă -dire quâon doit porter tĂ©moignage de quelque chose quâon ne comprend pas. On doit porter tĂ©moignage par Ă©crit de quelque chose que lâon ne sait pas dĂ©crire. On doit porter tĂ©moignage par la couleur de quelque chose quâon ne sait pas voir, quâon voudrait faire voir, mais quâon ne sait pas comment faire voir. Il y a toujours une dette Ă lâĂ©gard de quelque chose quâon imagine possible, mais qui paraĂźt impossible. ».
Lyotard parle pour lâĂ©criture, pour la peinture dâun « pari » : « on se met Ă Ă©crire ou Ă peindre pour faire arriver dans les matiĂšres des peintres, des Ă©crivains, des mots, des couleurs, mĂȘme pas une forme, ce serait trop simple, mais plutĂŽt un geste tel que les matiĂšres se mettent Ă dire quelque chose quâils nâavaient jamais Ă©tĂ© dit, Ă faire voir quelque chose qui nâavait pas Ă©tĂ© vu. »
On a souvent approchĂ© le graphisme par ses antĂ©rioritĂ©s, par les dettes aux matiĂšres quâil est en charge de transmettre, aux problĂšmes quâil est en capacitĂ© de rĂ©soudre, par ses engagements vis-Ă -vis dâun hypothĂ©tique lecteur, dâun consommateur prospectĂ©. On lâa moins envisagĂ© dans ses potentialitĂ©s de transformation de lâactualitĂ© et de la postĂ©ritĂ© des perceptions et dans la maniĂšre quâil peut avoir de faire sentir sa dette Ă la cĂ©citĂ©, Ă sa part agissante de mutisme.
- https://vimeo.com/112680362 Ă©mission de la sĂ©rie de tĂ©lĂ©vision grecque rĂ©alisĂ©e par Konstantinos Tsoukalas et Ioannis Kaspiris « Paths Of Thoughts » consacrĂ©e Ă Jean-François Lyotard, 1992 [↩]
- Jean-François Lyotard, « Intriguer, ou le paradoxe du graphiste », Catalogue de lâexposition « Vive les graphistes », Paris : Syndicat National des Graphistes, 1990. http://www.theoriedesigngraphique.org/wp-content/DOCUMENTS/Lyotard_Intriguer.pdf [↩]