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L’adresse

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Photogramme, Jacques Tati, Jour de fĂŞte, 1949, 75 mn

Émile Benveniste a, en son temps, mis en relief tous ces signes de la langue qui forment comme des genres de hors-champs internes obligĂ©s par la formalisation de la pensĂ©e. Ces signes, je, tu, il, plus tard, ici, lĂ -bas – qu’il nomma dĂ©ictiques du grec deiktikos, dĂ©monstratif â€“ qui viennent installer un Ă©cart entre ce que les mĂ©diologues appelleront l’énonciation, le cadre, la situation, la relation, les marges du discours1 et l’énoncĂ© informationnel strict.

Plus tard, les psychothĂ©rapeutes de l’École de Palo Alto, Paul Watzlawick en tĂŞte2, souligneront que « toute communication prĂ©sente deux aspects : le contenu et la relation, tels que le second enveloppe le premier […] Â». Comme l’a Ă©crit Charles Sanders Peirce3, le signe existe « sous quelque rapport ou a quelque titre Â», il est pris dans un rĂ©seau de signification, il est enchâssĂ© dans une pragmatique de la relation et du contexte culturel. Et Daniel Bougnoux de traduire que : « communiquer suppose toujours deux niveaux d’émission et de rĂ©ception des messages : premièrement des messages-cadres, et sur la base de ceux-ci des messages de contenu ou d’information proprement dite Â»4.

Paul Watzlawick ajoutera qu’« on ne peut pas ne pas communiquer Â», que cette problĂ©matique de l’énonciation est consubstantielle de notre condition d’animal linguistique et de l’exigence de la manifestation Ă©vĂ©nementielle du message, de ce mystère qui taraude depuis longtemps les philosophes, les thĂ©ologiens, les mĂ©taphysiciens et les phĂ©nomĂ©nologues : comment le verbe peut s’incarner, comment on peut donner figure, image Ă  des idĂ©es, des abstractions, Ă  des nombres, pris entre manifestation et reprĂ©sentation, direct et diffĂ©rĂ©.

Tomate, crieur public

C’est un peu une formulation Ă  nouveaux frais de cette question de l’énonciation que propose Jean-Claude Monod dans son essai Écrire : Ă  l’heure du tout-message5. La question de l’énonciation qui intĂ©resse Ă©videmment la rĂ©flexion de notre petit champ disciplinaire du graphisme – comment, pour dĂ©crire, il faut dĂ©jĂ  inscrire et Ă©crire, projeter ce script vers une extĂ©rioritĂ© â€“ vient y ĂŞtre repensĂ©e sous l’Ă©gide de la notion d’adresse.

Ce qu’Antoine Perraud appelle joliment une « phĂ©nomĂ©nologie du message Â»6, c’est-Ă -dire, un peu du message en tant qu’il est supportĂ©, qu’il est propulsĂ©, qu’il est accompagnĂ©, acheminĂ©, qu’il se manifeste, qu’il trouve une incarnation, vient ĂŞtre repensĂ©e au travers de la question des Ă©changes Ă©pistolaires, des missives et de leurs agents : mails, facteurs, relais de poste et autres Hermès aux pieds et au casque ailĂ©s.
 

Chez Jean-Claude Monod, l’adresse ne relève nullement de cet imaginaire du contrĂ´le liĂ© Ă  l’effort d’emprise de l’organe du pouvoir sur ses administrĂ©s, de ce vieil ad rex Ă©tymologique, gĂ©ographique, cadastral, Ă©tatique : de cette soumission au roi.

L’adresse n’est pas non plus tout Ă  fait la dĂ©dicace qui consiste « Ă  faire l’hommage d’une Ĺ“uvre Ă  une personne, Ă  un groupe rĂ©el ou idĂ©al, ou Ă  quelque entitĂ© d’un autre ordre Â»7, mais elle tient de cet effort rĂ©alisĂ© par l’émissaire qui veut, sinon dĂ©dier ou dĂ©dicacer le texte, du moins l’accompagner positivement.

On peut alors penser aux accents nĂ©o-modernistes de la modestie scrupuleuse du paperback façon Hyphen Press. Une rĂ©habilitation du « trait d’union Â» liant Ă©missaire et destinataire gĂ©nĂ©rique, gĂ©nĂ©ral, impersonnel, passant par toutes les subtiles complexitĂ©s typographiques d’un travail de la mise en visibilitĂ© Ă  la fois transparente et bienveillante des textes de commande. Une façon de mĂ©nager pour le lecteur, contre la politique peut ĂŞtre autoritaire des auteurs, une place privilĂ©giĂ©e, une place publique, rationnelle, impersonnelle et toutefois accueillante. To the reader. Al lector.

Pour Monod, « s’adresser Ă  Â» relève de la problĂ©matique de l’envoi. Un envoi qui intègre, contre la brutalitĂ© des rapports sociaux strictement nĂ©cessaires, l’exigence de la forme. Une forme qui peut comprendre — de manière critique â€“ les cadres protocolaires de civilitĂ© plus ou moins ornementaux et surannĂ©s des formules de politesse d’ouverture et de fermeture du message, mais une forme qui, parce qu’elle est adresse Ă  l’autre, est avant tout excès de l’écriture sur la visĂ©e de communication strictement vĂ©hiculaire, dĂ©bordement du code, « emportement du message Â» : comme peuvent en attester la correspondance d’AndrĂ© Gide, le genre mĂŞme du roman Ă©pistolaire avec les exemples fameux de Pierre Choderlos de Laclos ou de Jean-Jacques Rousseau. Il rappelle avec Hans Blumenberg que « la culture est toujours liĂ©e Ă  des procĂ©dures de retard Â», qu’il est un peu long de sĂ©duire, de rĂ©flĂ©chir, que la « diffĂ©rance Â» chère Ă  Jacques Derrida garantit Ă  l’écriture et aux rapports sociaux leur profondeur, leur Ă©paisseur.

Yves Dermèze, Jacques Arbeau, Brik, Messager du Roi

Monod s’intĂ©resse Ă  la figure du messager, Ă  tout ce moment de l’histoire oĂą le message est portĂ© par un corps et un temps manifestes, oĂą le messager s’oppose encore Ă  la messagerie, oĂą la mĂ©diation, le mĂ©dia, s’imposent en tant que tels, avec leur pesanteur, leur gravitĂ©, leur secret. Monod rappelle cette Ă©tymologie latine qui fait du secret le lieu de la sĂ©paration, du retrait, de l’intime, de l’affirmation du protocole complexe du message – portĂ© par un messager avec sa signalĂ©tique d’autoritĂ©, ses sceaux et ses effets de cryptographie â€“ que les linguistes caractĂ©risent justement par la notion d’écart proprement langagier, de rupture sĂ©miotique.

Et l’on se rappellera que, si les Dieux de l’écriture sont des messagers des Dieux – ou leurs interprètes ce qui crĂ©e sans doute une diffĂ©rence Ă  explorer â€“, l’écriture elle-mĂŞme, chez les MĂ©sopotamiens, inventeurs de l’écriture, naĂ®t d’une histoire d’émissaires. Enmerkar, roi d’Uruk, envoie un messager au seigneur d’Aratta, ville mythique ou inconnue situĂ©e en Iran actuel. Il Ă©nonce un dernier message oral avec une Ă©nigme, des menaces et une prĂ©diction.

« Son discours fut très long, ses contenus variĂ©s. Comme le messager, la bouche lourde, ne pouvait pas les rĂ©pĂ©ter, Enmerkar pĂ©trit de l’argile et Ă©crivit le message comme sur une tablette. Jusqu’alors, on n’écrivait pas de message sur l’argile. Â»8

  1. Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, Collection Repères, Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1998, 2001, p.18 à 27, puis 42 à 56 []
  2. Paul Watzlawick, Janet Helmick-Beavin et Don De Avila Jackson, Une logique de la communication, Seuil, Paris, 1972, p.238 Ă  252 []
  3. Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978 []
  4. Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, ibid., p.19 []
  5. Jean-Claude Monod, Écrire : Ă  l’heure du tout-message, Flammarion, Paris, 2013 []
  6. Antoine Perraud, À l’heure du tout-message, Tire ta langue, France Culture, 5 mai 2013 []
  7. GĂ©rard Genette, Seuils, Paris, 1987, p. 120 []
  8. Sol Comen, Analysys of « Enmerkar and the Lord of Aratta Â», UniversitĂ© de Pensylvanie, 1973, p.136 in Clarisse Herrenschmidt, Les trois Ă©critures, Langue, nombre, code, Nrf, Gallimard, Paris, 2007, p.78 []

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