L’excellente et exigeante maison d’édition hollandaise Roma Publications propose comme 210e édition un magazine hybride. Une belle «chose» épaisse des recherches de Paul Elliman, artiste, designer, théoricien, auteur, et enseignant à la Werkplaats.
Des recherches comme un Atlas d’images cadencé par le rythme des pages d’un livre, dessiné par Julie Peters, au format 22 x 29 cm, en quadrichromie où se rejouent les fragments empruntés à diverses sources, pas si contradictoires entre elles d’ailleurs. Magazines de mode, revues de pornographie, chic photographies; Elliman «dépayse» des morceaux de corps saisis ici ou là.
Réalisé en collaboration avec Vanity Press, autre projet éditorial de l’artiste Fiona Banner – notamment modelé sur le glissement sémantique existant entre l’auto-publication (vanity press en anglais) et la foire aux vanités – Untitled (September Magazine) est un album de tentations.
Le saisir c’est devenir partie prenante des scènes tronquées et recadrées qui s’y déroulent. On le devine, les mains du lecteur-présentateur (dont on connaît, par exemple, l’importance pour Thierry Chancogne!) deviennent actrices; les pouces, les indexs, les arcades palmaires épousent les détails d’un genou, d’une joue, définissant une chanson de gestes dont se réclame Paul Elliman:
In photographed fragments, the body seems both to correspond to the shapes of letters and to assume writing’s inanimate agency. Or maybe another spirit altogether is communicated by the perverse range of images, a secret map of the inner territory of language conducted by the body.1
On pense évidemment aux études des parties du corps, apprentissages des peintres d’un autre temps, mais aussi à un essai peu connu de Charles R.Forker publié en 1961.2
«The Language of Hands in Great Expectations» est, comme son titre l’indique, une étude sur le langage gestuel dans le roman de 1861 de Charles Dickens (1812-1870).
Forker y explore le rôle que tiennent les mains comme motifs révélateurs de l’intrigue. Des mains qui, autant que le visage ou la voix, sont les agents du discours et dévoilent la part cachée de chacun des personnages. Liées à des attitudes ou des comportements caractéristiques, les mains des protagonistes dessinent comme la trame parallèle des Grandes Espérances.
Le roman raconte l’ascension tragique, en pleine période victorienne, du héros Philip Pirrip dit «Pip». Orphelin dans le Kent, le jeune Pip apprend d’abord le métier de forgeron puis travaille pour une vieille aristocrate esseulée, en perpétuelle tenue de mariée, Miss Havisham, et sa fille adoptive, Estella dont on découvrira comment Havisham l’a «sculpté» pour devenir l’arme de sa vengeance. Pip sera secrètement soutenu par Abel Magwitch, évadé qui deviendra son bienfaiteur anonyme au travers d’un homme de loi, Monsieur Jaggers. Ce dernier annonçant à Pip qu’il est bénéficiaire d’une fortune, c’est à Londres que Pip découvrira le jeu des vanités et des faux-semblants avant un grand final édifiant et moral.
Charles Forker esquisse les thèmes principaux du roman au travers des gestes de ses acteurs: que ce soit le mépris qu’Estella a pour les mains abîmées de Pip ou la façon dont Monsieur Jaggers mord son index afin de mieux signifier sa nature carnassière, les mains accompagnent le théâtre des relations et des événements de l’histoire. Crime, éducation, matérialisme, amitié, culpabilité, rédemption; la geste des apprentissages et des sentiments semble se plier à cette mode, soit disant révélatrice, de la lecture des lignes de la main.3
Plus récemment, dans son texte, «Handling The Perceptual Politics of Identity in Great Expectations»,4 Peter Capuano revient sur le nom qu’Herbert Pocket, ami fidèle de Pip, lui donne à son entrée dans la société londonienne. Pip s’appellera désormais «Handel» en référence à la Suite No.5 du compositeur auquel Pocket emprunte le nom, et qui est aussi connue comme celle de «L’Harmonieux forgeron». Mais, explique Capuano:
Beyond this, the name “Handel” also participates in a surging popular discourse about hands at mid century — both inside and outside the text; a surge that makes this particular body part crucial to understanding the interconnectdness between “nature” and “culture” that this novel so adeptly probes.
En effet, la main, qui compose en partie le nouveau nom de Pip (Handel), est devenue la grande affaire de ce que Capuano nomme la «subjectivité bourgeoise du milieu de l’ère victorienne». S’appuyant entre autres sur les textes scientifiques de l’époque, il démontre d’abord comment les théories évolutionnistes sont ressaisies pour mieux définir la ligne invisible entre les classes.
La découverte des premiers gorilles en 1859 (au moment où est publié le texte fondateur de Darwin), la volonté de les observer comme le fameux «chaînon manquant» et ainsi de les rapprocher de l’homme, accentuent le fossé entre aristocratie, bourgeoisie montante et classe ouvrière tout en entraînant les plus extravagants concepts. Capuano montre par exemple comment les anglais vont notamment essayer de comparer la (soit-disant) sauvagerie des grands singes avec la caricaturale violence des irlandais en attribuant à ces derniers des caractéristiques physiques proches de celles des gorilles, en particulier dans la taille et la forme de leurs mains.
L’époque se teintera d’autres théories de la prédisposition (Cesare Lombroso publie en 1859 sa recherche sur le crétinisme en Lombardie5) et c’est dans ce contexte – où apparaît aussi un goût certain pour la phrénologie – que Capuano décrypte ensuite, et au travers du personnage de Monsieur Jaggers, les malaises victoriens dont les mains deviennent la marque visible.
Ainsi de l’épisode dans les Grandes Espérances où Jaggers, le tuteur de Pip, après avoir exhibé sa musculature à un dîner entre gentlemen, saisit les mains de sa servante Molly pour les montrer à ses invités, vantant la «puissance d’étreinte» de celles-ci. Pour Capuano s’y lit une forme d’attirance et de (dé)goût pervers6 pour la main ouvrière, la main qui «sert» et de citer en exemple la relation étrange entre Arthur Munby et Hannah Cullwick.
Munby (1828-1910), bourgeois éduqué et sa servante Hannah Cullwick (1833-1909) avaient entretenu pendant près de vingt ans une liaison upstairs-downstairs qui allait à contre-courant de la stricte morale victorienne tout autant qu’elle révélait un monde façonné par la répression des désirs.
Pauline Boudry/Renate Lorenz ont, dans leur pièce Normal Work (2007), montré comment Cullwick se faisait photographier, muscles bandés, habillée en homme ou déguisée en esclave. Elle et Munby avaient des jeux érotiques proches du sado-masochisme que décrit d’ailleurs Cullwick dans ses journaux intimes.
Sur certaines des photographies où elle se mettait en scène en bourgeois(e), Cullwick dissimulait ses mains, trop révélatrices avec leurs calosités et abîmées par les travaux. Ces extrémités-là avaient néanmoins un rôle précis pour Munby. Pour celui dont les mains délicates manifestaient son rang social, celles, sales et massives, de sa maîtresse-servante aiguillonnaient d’obscurs désirs et se muaient en un fétiche érotique évident.
De la même manière, dans les Grandes Espérances, les mains de Molly s’opposent à celles fines, blanches et élégantes d’Estella. En se haussant dans la société, Pip tend à se rapprocher des mains de la distante et froide Estella. Il les convoite comme le signe extérieur de sa propre élévation. Le roman révélera les liens qui unissent ces paires de mains, celles de Molly et celles d’Estella, exposant au lecteur la fine trame critique du livre, entre nature et culture, où l’éducation construit les masques de milieux trompeurs.
Le roman de Dickens est en effet chargé de ces dissimulations dont les mains deviennent les indices. Cette partie du corps permet de percer les secrets tout en devenant, pour Capuano, l’alphabet visible des ambitions et traumas du XIXe. S’appuyant sur les travaux d’Elaine Scarry7 qui étudient la question d’une résistance à la représentation du travail dans les romans victoriens, Capuano soulève combien les Grandes Espérances sont la mise en scène d’un capitalisme triomphant où le travail manuel des classes laborieuses est comme rendu invisible par le charme terrifiant ou excitant qu’il opère sur la classe bourgeoise.
Pip est effrayé par les mains affreuses de Molly ou celles de Magwitch. Ce qu’il ne veut pas voir nous est pourtant révélé par les descriptions de Dickens. Le romancier contourne paradoxalement la résistance descriptive du travail en insistant sur les mains devenues repères, au sens propre et figuré, des conséquences de ce même travail.
Un savant jeu de cryptage se met en place où l’invisible se représente par l’observation d’une partie émergée du corps. Dans Hidden Hands: Working-Class Women and Victorian Social-Problem Fiction (2001), Patricia Johnson a par exemple montré combien les ouvrières sont mal représentées dans les romans de l’époque victorienne. Pourtant elles semblent hanter ces mêmes fictions «industrielles»; leur fantômatique et fictive présence témoignant de ce que Barbara Foley décrit comme l’intersection du document et de la fiction dans ces ouvrages:
[The novel] locates itself near the border between factual discourse and fictive discourse, but it does not propose an eradication of that border. Rather, it purports to represent reality by means of agreed-upon conventions of fictionality, while grafting onto its fictive pact some kind of additional claim to empirical validation8
Une invisibilité tacite semble se fabriquer par une suite d’évitements dans la fiction, mais cette invisibilité est battue, du moins dans les Grandes Espérances, par des signes qui permettent de comprendre, comme le souligne Capuano en citant Engels, que «la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail»9
Véhicules visibles de représentations masquées, les mains auront été l’obsession d’une Angleterre embarquée dans une industrialisation au long cours. William Cohen, autre exégète des Grandes Espérances, insiste, lui, sur le rôle qu’elles jouent dans le dévoilement des plaisirs, onanistes souvent.
Dans son livre Sex Scandal: The Private Parts of Victorian Fiction, Cohen tente de démontrer que l’intérêt pour la main à l’époque victorienne tient à sa «visibilité» et à ce que celle-ci expose:
Nineteenth-century observers believed the hand to be fully saturated with information about its possessor’s character […] Whether through its physiology, the lines that mark it, or the writing with which it is synonymous, the hand is so freighted with significance as to reveal all the vital information about the body and mind behind it.
For the Victorian reader, the hand would immediately be available both as a site of sexual signification and as a dangerous sexual implement. Hands are particularly important to any rendering of masturbation, as the putative etymology of the word suggests: manus (hand) + stuprare (to defile). Preferring a Greek derivation, urologist William Acton suggests chiromania as a synonym for onanism […] In his account of the usual symptomatology of the onanist, Joseph W. Howe argues in Excessive Venery, Masturbation and Continence (1887) that hands deserve the special attention of “the experienced eye”10
Pour Cohen, une des principales réussites du roman victorien repose dans la fabrique d’un double langage et dans cette manière de générer une écriture où s’exprime un érotisme tangible quand bien même la sexualité soit le plus tabou des sujets:
Thanks to the Victorian novel’s renowned loquaciouness, the subjects it cannot utter generate particularly nagging silences. How can we make these silences speak? Precisely through attention to the rhetoric of unspeakability: such tropes as periphrasis, euphemism, and indirection give rise to signifying practices that fill in these enforced absences. The novel [Great Expectations], we will see, encrypts sexuality not in its plot or in its announced intentions, but in its margins, at the seemingly incidental moments of its figurative language, where paradoxically, it is so starkly obvious as to be invisible. The novel directs our attention to its visibly invisible surface with its manifest interest in the materiality of the sign; it offers a model for such reading in, for instance, younf Pip’s assumption that “the shape of the letters” on the tombstones conveys the physical appearance of his parents, or in the silenced Mrs. Joe’s ideogram for Orlick – the hammer – which everyone misreads as a letter.11
Règne de la litote et des connotations, le roman victorien s’appuie sur une écriture parallèle, celle des mains, pour mieux convoquer à la fois une critique sociale mais aussi l’évident manifeste des désirs dissimulés. Il en sera de même à la fin du siècle victorien, et de façon plus ouverte, notamment au travers des textes de la poétesse Hilda Doolittle (1886-1961).
Bien qu’au départ tenante d’une poésie imagiste où se devinent néanmoins les restes de l’écriture connotative victorienne, H.D. est, comme l’explique Cassandra Laity12, influencée par les éloquentes représentations du Décadentisme. Celui-ci inscrit, entre autres, dans les descriptions de mains, toujours diaphanes, fragiles et blanches, une «synecdoque Décadente» mettant à mal la représentation normative du genre masculin et transgressant la représentation de l’Éros:
Decadent disfigurement of the hands, those socially constituted agents of writing, work, and love, are also powerful indicators of alternatively dissenting discourse, practice, and erotics13
Prenant comme exemple la description des mains de Lord Henry Wotton dans le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (1854-1900), Laity montre combien celles-ci «blanches, fraîches, semblables à des fleurs» ont un «charme étrange» et semblent douées d’un langage propre. Des mains qui incarnent et disent toutes les tentations, semblables à celles de ce poème d’ H.D., Towards the Piraeus.14
Dans ce texte, comme le note encore Laity, H.D. imagine l’intime relation que son double masculin entretient avec Ezra Pound «you would have summoned me, me alone, and found my hands, beyond all the hands in the world, / cold, cold, cold, / intolerably cold and sweet ». Évocation érotique évidente derrière les mots-images, le poème d’H.D. dit sans dire, fait remonter à la surface du papier toute l’excitante profondeur des désirs.
il n’est plus question, à l’instar de Jeff Nunokawa15, de penser que le roman victorien n’est pas chargé d’une puissance de jeux associatifs où, comme il a été suggéré, les mains installent un double-entendre. Une manière — on notera au passage que l’étymologie du mot vient du latin manuarius («que l’on tient en main»), dérivé de manus, «main» — une manière donc de tordre les règles quand «en Angleterre, le règne victorien renforce le tabou sexuel. En réalité, on peut tout faire, mais à condition que cela ne s’ébruite pas».16 Le silence explicite devient transgressif, silence d’un trop plein de mots desquels s’échappent, silencieuses – joli anagramme de licensieuse – des vapeurs érotiques qui, comme dans les films d’espionnage, permettent de décacheter les plis scellés.
On le voit, la subjectivité victorienne transpire au-delà des romans industriels et livre sans doute les clés de lecture du «manuel» de Paul Elliman. Sans titre mais manipulable dans tous les sens du terme, c’est un ouvrage offrant de délicieuses lignes de fuite.
Comme il a été souligné pour les Grandes Espérances, les diverses gestuelles remplacent les sentiments et les choses tus, elles nous permettent de comprendre les dissimulations qui échappent le plus souvent à Pip.17
C’est aussi le cas dans Untitled (September magazine) où l’écrit est absent, remplacé par une manière d’emmagasiner, littéralement, un langage du fragment. Des morceaux qui deviennent des désirs renouvelés, offerts par ces phrases visuelles cryptées où jouent les mains, et qui se lisent tout autant dans ce qui est montré que dans le hors-champ de ses doubles pages.
- Paul Elliman, 2013. Voir : The Vanity Press, September [↩]
- Charles R. Forker, «The Language of Hands in Great Expectations», Texas Studies in Literature and Language, Vol.3, no.2, Summer 1961 [↩]
- Voir: Joseph P. Jordan, Dickens Novels as Verse, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2012, p.125-127 [↩]
- Peter J. Capuano, «Handling The Perceptual Politics of Identity in Great Expectations», Dickens Quaterly 27, no.3, 2010, p. 185 [↩]
- Voir : Marc Renneville, «Lumière sur un crâne? Une lecture spéculaire de la découverte de l’atavisme criminel», in Jacqueline Carroy, Nathalie Richard (éds.), La Découverte et ses récits en sciences humaines. Champollion, Freud et les autres, Paris, L’Harmattan, 1998, p.17 [↩]
- Voir aussi: Bernard Andrieu, Le corps dispersé: Une histoire du corps au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, p. 40. Andrieu cite Alain Corbin qui rappelle que «la classe moyenne ne supportait pas la prostituée qu’elle considérait comme un foyer d’infection. “Comme les taudis d’où elle était issue, on pensait qu’elle charriait avec elle”, dit Alain Corbin, “l’odeur lourde des masses”, avec ses “réminiscences troublantes de vie intime”». [↩]
- Elaine Scarry, Resisting Representation, New York, Oxford University Press, 1994, p. 63-65. [↩]
- Barbara Foley citée par Katie Regan Peel in «“Unsuitable for Narrative”: Working Women in Victorian Literature», Thèse de doctorat en littérature, Université du Connecticut, 2008 [↩]
- Friedrich Engels, «Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme», Die Neue Zeit, 1895. Le texte d’Engels date à l’origine de 1876. [↩]
- William A. Cohen, Sex Scandal: The Private Parts of Victorian Fiction, Durham, Duke University Press, 1996, p. 33-35 [↩]
- Ibid., p. 32. [↩]
- Cassandra Laity, H.D. and the Victorian Fin de Siècle: Gender, Modernism, Decadence, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 [↩]
- Ibid. p. 77 [↩]
- H.D., Hymen, Londres, The Egoist Press, 1921. Republié dans Collected Poems, New York, News Directions Publishing, 1986 [↩]
- Jeff Nunokawa, «Sexuality in the Victorian Novel» in Harold Bloom, The Victorian Novel, New York, Infobase Publishing, p. 244. Voir aussi Ellen Bayuk Rosenman, Unauthorized Pleasures: accounts of Victorian Erotic Experience, Ithaca, Cornell University Press, 2003 [↩]
- Jacques Ruffié, Le sexe et la mort, Paris, Éditions Odile Jacob Seuil, 1986, p. 180. Ruffié note: «on chasse le sexe partout où l’on croit le voir, y compris dans les objets qui pourraient l’évoquer. Si le style Empire, lourd et masculin n’est pas attaqué (encore qu’il fasse «nouveau riche»), les fauteuils Louis XV et leurs pieds galbés, qui rappellent les jambes féminines, sont couverts de housses […] En vérité l’esprit victorien chasse le sexe tout en sexualisant le monde» [↩]
- Voir: Nicholas H. Morgan, Secrets Journeys: Theory and Practice in Reading Dickens, Cranbury, Associated University Presses, 110 et sq. [↩]