« Notre époque sera appelée l’âge de la falsification, comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production. »1
Réflexion proposée à partir d’une sélection d’œuvres de l’exposition.
Comment rendre le réel fictif ? Et comment rendre le fictif réel ?
L’exposition Les Incessants présentée à la Villa du Parc d’Annemasse examine ces deux questions, proposant une série d’œuvres qui travaillent la notion de réel comme un matériau artistique, à déconstruire et à reconstruire, contribuant ainsi à le mettre en doute. L’histoire de l’art a désormais intégré la question du faux en art à son champ d’études comme en témoignent les expositions au British Museum (Fake? The Art of Deception, 1990) et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (Seconde Main, 2010).
Si la première exposition avait le mérite d’exposer au grand jour des faux au sein de l’un des musées les plus réputés au monde, la deuxième exposition élargissait la notion de falsification en art en la faisant dialoguer avec les questions de reprise, de copie et de pastiche.
La multiplication des expositions, livres et documentaires sur la notion de faux en art montre le renouvellement de regard en train de s’opérer sur celle‐ci. Le faux fascine, inquiète et interroge artistes et curateurs car il vient interroger les instances de légitimation, et de validation de l’art : si les fausses œuvres s’exposent aussi bien que les vraies, c’est peut-être qu’elles ne sont fondamentalement pas si différentes de ces dernières. Qui n’a jamais entendu parler des faux Vermeer d’Han Van Meegeren, des nouveaux Max Ernst de Wolfgang Beltracchi, ou encore des mille toiles de Guy Ribes ?
Ces faussaires, dits de génie, siègent maintenant à côté des grands artistes retenus par l’histoire.
Les deux catégories ne semblent plus aussi imperméables qu’avant. N’y a‐t‐il pas en chaque artiste un falsificateur qui sommeille ? La dernière hypothèse semble bel et bien vérifiée si on considère le nombre d’artistes adoptant un pseudonyme et /ou une identité fictive pour travailler.
La figure de l’imposteur travaille la figure de l’artiste révélant toute la difficulté à assumer pleinement cette identité contraignante qui trace une ligne définitive entre ceux qui feraient de l’art, et ceux qui n’en feraient pas. L’art finalement n’est-il qu’une déclaration d’intention ? Faut-il se proclamer artiste pour le devenir ? Comment la falsification agit-elle sur le réel ? Et quelles sont ses conséquences ?
L’exposition Les Incessants décline ces différentes questions, interrogeant la notion de falsification en lien avec l’art, le réel et l’histoire.
Une première série d’œuvres interroge ainsi cette notion de falsification en la liant aux interrogations portant sur la figure de l’artiste et de son identité parfois multiple.
United We Stand d’Eva et Franco Mattes (2005) propose l’affiche d’un film qui n’existe pas, The Undercover Man de Rossella Biscotti (2008) revient sur l’histoire de Donnie Brasco à travers une série d’entretiens avec le vrai Joseph Pistone, et Record 1985‐2016 d’Art Research Associates (2016) expose sous vitrine des documents (certains étant des fac-similés) liés à l’affaire John Drewe et John Myatt, deux célèbres faussaires anglais.
Dans une deuxième série d’œuvres, la question de la falsification en art s’élargit au réel, montrant comment l’artiste peut infiltrer la réalité par le biais de la fiction, ce qui révèle en retour la manière dont la réalité se construit. The Big Conversation Space de Clémence de Montgolfier et Niki Korth (2015) propose une série de vidéos sur les notions de secret, d’anonymat et de transparence, Headless de Goldin + Senneby (2009) reproduit dans son œuvre la forme spéculaire des sociétés écrans, et No Fun d’Eva et Franco Mattes (2010) interroge notre rapport aux écrans, et ce que nous sommes prêts à croire, ou non, à partir du moment où nous assistons à un événement choquant à l’abri derrière notre caméra.
Une troisième série d’œuvres interroge les conséquences de la falsification, en traitant du statut de la vérité historique, de la modification de ses traces et de ses documents. Spelling furnitures de Xavier Antin (2016) expose des étagères à demi-montées comme s’il s’agissait de vestiges archéologique, Actions de Dario Robleto (1996-1997) montre une série d’objets falsifiés, parfois de façon minime, et qui remis en circulation, modifient de manière imperceptible le réel dans lequel nous vivons, et peut-être les interprétations futures qui existeront sur notre époque ; et les vidéos de Rital Sobral Campos (2011) mettent en scène un univers dystopique où le chef du pays, Monsieur Leader, revient dans un journal de propagande télévisuel sur les évidemment fausses Guerres Céphaliques ayant touché son pays. La falsification de l’histoire commence par la fabrication de nouveaux documents et de nouveaux objets.
L’exposition Les Incessants désigne finalement, par ce titre, à la fois les artistes et les visiteurs qui participent à cette incessante production du réel au sein de l’exposition, un réel fictif qui nous rappelle, que tous les jours, le vrai se construit à notre insu.
- Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Le Temps des Cerises, 2002, p.73. [↩]