Une fois n’est pas coutume, je vais me risquer sur le terrain du design d’objet. C’est que j’ai pu récemment assister, lors d’un colloque à l’Ésaab, à un réjouissant portrait critique et presque incendiaire, quoique proféré en toute urbanité, avec douceur et retenue, des perspectives politiques du design contemporain par Olivier Hirt, chercheur et enseignant à l’ENSCI et à l’école des Mines de Paris et Olivier Peyricot, designer français de tout premier plan. Ce portrait s’appliquait plutôt au designer industriel, au concepteur d’objets, d’espaces et notamment au designer automobile, mais il concerne aussi la figure du graphiste qui nous intéresse ici plus spécifiquement.
Dans une précédente présentation, Olivier Hirt s’était attaqué à une critique de la notion de décision dans le procès de la conception / création (en anglais design) qui sonnait, pour moi, comme un questionnement de la théorie méthodologique du creative problem solving développée par Alex Osborn et Sidney J. Parnes.
Pour faire court et en espérant ne pas trop déformer ou appauvrir son propos, l’idée centrale s’attachait à remettre en cause un modèle jugé insuffisant de l’action relevant de la décision, caractérisant la pensée industrielle et manageriale inspirée de la pensée d’Henri Fayol et d’Herbert Simon. Pour penser l’agir en tant que décision comme le proposent les sciences de la gestion, il faut définir à l’avance le panel des choix possibles et les catégories de contenus attenants. Pour négocier un choix, il faut maîtriser les paramètres de ce choix et le cadre de cette négociation.
Mais si la conception consiste à remettre en question les propriétés des objets et les connaissances qui les fondent, comme c’est peut être ce qui caractérise le travail du designer, de l’ingénieur, de l’artiste… Si dans ces domaines, « l’aventure et l’expérience précèdent le langage ». Alors il faut admettre que la conception relève d’une théorie précaire qui se construit avec l’avancement du projet. Il faut dès lors repenser la possibilité d’une planification qui fixerait par avance les paramètres de la création.
Pour revenir au vocabulaire du creative problem solving process, et ici je me permets d’extrapoler ou de décaler un peu le discours d’Hirt, il faut repenser la méthodologie obligée de la définition liminaire d’un besoin et d’un problème attenant qui fixeraient par avance la réponse contenue, comme le dit l’adage, dans le « déjà -là » de la question. En quelque sorte la démarche de « résolution de problème » n’autoriserait pas l’apparition du nouveau, enfermant le design dans la célébration de l’existant, dans le mortuaire respect…
Mais revenons à la peinture conjointe de l’univers du design par notre tandem visiblement réjoui par son exercice à froid de jeu de massacre… En s’appuyant sur des extraits choisis du livre d’Olivier Cadiot (que d’oliviers…) Le colonel des zouaves et du documentaire ethnographique fameux de jean Rouch Les maîtres fous, Hirt et Peyricot ont d’abord proposé un portrait provocant de « leur ami » le designer. Un designer présenté en tant que « sommelier, majordome, conseiller… serviteur pervers ».
L’extrait choisi des Maîtres fous surtout m’a paru important. Il présentait une transe rituelle qui voit de jeunes ghanéens des années 50 rejouer, en se grimant, les figures traumatisantes de la colonisation. Dans ce théâtre de l’emprise aliénante des anciens maîtres, certains participants sont des acteurs. Ils se griment, dansent, se roulent par terre. D’autres les assistent dans cette dramaturgie du retour du refoulé. Ils leur donnent les accessoires. Ils les habillent. Ces régisseurs, ces costumiers rituels nous ont dit Hirt et Peyricot, « ce sont les designers… »
Ces petites mains qui polissent, qui relaient les discours plus ou moins traumatisants du pouvoir sont celles du designer. Ici c’est moi qui parle car leur portrait ne cherchait à aucun moment à s’expliquer et à se justifier. Et je ne pouvais m’empêcher d’entendre comme les échos du discours de Deleuze sur le marketing et la publicité en tant qu’outils de contrôle sociétal. Hirt et Peyricot accusaient la responsabilité du designer comme médiateur proprement politique du pouvoir. Mais peut-être envisageaient-ils également la possibilité de son intervention positive dans la nécessaire thérapie sociale. Ces petites mains étaient aussi celles des « curators » de la forme des récits rituels cathartiques…
Ensuite, notre duo convoquait le personnage de l’usager expert. Ce fameux consommateur qui intervient comme décideur dans les procès de conception avec force procédures mercatiques faussement démocratiques de test, de sondages et autre panel représentatif de la cible. Et de nous présenter un extrait d’un épisode des Simpson dans lequel Homer devient, en tant que consommateur type, le responsable de la réalisation du nouveau modèle de voiture devant envahir les marchés mondiaux. Amenant évidemment le désastre annoncé que, conséquemment, on attendait.
Puis le binôme poursuivait avec la figure tutellaire d’Iggy et la vidéo d’un groupe rock produisant avec les seuls outils de la batterie et de la guitare électrique un vacarme épouvantable et une transe communicative. Il s’agissait d’en appeler à un design capable de relever le défi de la capacité énergétique de ce dispositif au ratio moyens / effets maximal.
On finissait, avec le chapitre notre amie l’angoisse, à une proposition récente d’Olivier Peyricot nommée Psychomoulages. Il s’agit d’une série de contenants sculptures en céramique vitrée exposés à la ToolsGalerie à Paris il y a peu. Ces vases ou ces vide-poches, s’il faut leur assigner une fonction usuelle, arborent les décors voyants des casques de moto et de l’univers du tuning automobile. Ces objets inquiétants sont des sortes de casque de protection distordus : des protections de torture. Ces objets rutilants proposent des formes cinétiques fluides et séduisantes : des célébrations du mouvement et de la vitesse. Ces objets-bijou relèvent d’un luxe futuriste dont la fonction nous est inconnue.
Le projet Psychomoulages a été évoqué par Hirt et Peyricot au travers d’une vidéo réalisée avec Cyril Donparo et diffusée sur l’espace public d’internet. Cette vidéo proprement angoissante et violente est une sorte de bande-annonce critique de l’exposition. Elle relaie la perspective politique de cette série d’objets mutants, retors et stéréotypiques : objets « d’entertainment », objets de luxe et de décoration, objets de confusion sociale, objets de mode et objets d’art…