Les familiers du travail de Clément Rodzielski savent déjà que ses œuvres se présentent rarement au regard de façon simple : discrètes, liminaires, elles sont souvent le résultat d’une modification, d’une prolongation ou d’un développement à partir d’une image préexistante, dont l’importance semble à la fois anecdotique et supérieure à celle de l’image nouvelle créée par l’artiste. Appuyées sur la matérialité de ces images, les œuvres de Clément Rodzielski révèlent la fragilité de leur émergence, que celle-ci soit liée à la peinture, au papier, ou au pixel. L’artiste Aurélien Mole parle à son sujet d’un travail « mercurien » : essentiellement lié à la révélation d’images « que nous avions sous les yeux sans les voir », à la manière dont l’image photographique se révèle au milieu des vapeurs de mercure.
À la Synagogue de Delme, Clément Rodzielski pourrait avoir traité l’ensemble du bâtiment comme une image trouvée, sur laquelle son intervention, à l’instar de ses travaux précédents à partir d’affiches de cinéma, semble avoir pris place au verso. Lorsqu’il bombe le dos de vieilles affiches, il révèle d’un geste simple les imperfections et les plis du papier, le passage du temps, leur caractère périssable. De même, les différentes interventions qu’il effectue à Delme, toutes en discrétion, semblent n’être faites que de résidus et de fragments, jouant d’une ambiguïté profonde entre œuvre et non-œuvre, visible et invisible.
Dès l’abord, le lieu est effacĂ© par un grand mur blanc construit en travers du passage, dans un endroit oĂą il contrarie le regard du visiteur qui souhaite lever les yeux vers le plafond en coupole de la Synagogue. Pourtant, cet objet, vu depuis les galeries supĂ©rieures, s’avère ĂŞtre en rĂ©alitĂ© un espace d’exposition supplĂ©mentaire gagnĂ© sur l’architecture du lieu : ClĂ©ment Rodzielski y a dĂ©posĂ© une sĂ©rie de petites peintures rondes sur plateau – un genre en soi – perchĂ©es sur ce socle dĂ©mesurĂ©. Ă€ leur surface s’entrecroisent des motifs abstraits Ă l’encre noire, dont le dessin est dĂ©rivĂ© des lignes de la main (de la mĂŞme manière que, dans l’écriture japonaise, les syllabaires dĂ©rivent de caractères chinois, dont la forme a Ă©tĂ© assouplie par un geste calligraphique plus rapide).
Ces motifs se détachent sur les fonds colorés des plateaux, à la fois acqueux et vifs, d’un étrange fluo défraîchi. Comme les images qu’il affectionne, les couleurs de ces peintures ont aussi été trouvées par l’artiste : il s’agit du bleu d’une solution dentaire, du mauve d’un adoucissant pour linge, du jaune d’un nettoyant pour sol, tout un ensemble de produits d’entretiens trouvés sur place. Quant aux plateaux eux-mêmes, ils ont été réalisés avec le garagiste de Delme, qui leur a donné ce blanc laqué comme une carrosserie. Ce sont les couleurs du monde qui nous entoure : celles de la vie simple, quotidienne, du lieu que l’artiste vient investir le temps d’un projet. Ou, pour reprendre ses propres termes à propos de son exposition à la Zoo Galerie de Nantes, « c’est le monde qui transpire ».
Le monde est également resté captif à la surface d’une autre série d’images produites pour cette exposition : des petits formats d’adhésif transparent que Clément Rodzielski a d’abord appliqués au sol avant de les coller aux murs de la Synagogue. Cheveux, poussières, grains de sable s’y agglomèrent, transposant le sol au mur, l’horizontal à la verticale. Là aussi, c’est avec une sensibilité de peintre qu’il assemble en un all-over les plus petits et les plus prosaïques des objets qui nous entourent. À cette composition hasardeuse s’ajoutent des images de lunettes découpées dans des pages de magazines. Si ce n’est pas la première fois qu’il recourt aux pages glacées du magazine, l’artiste les réduit ici à un seul élément : l’œil humain à l’intérieur de sa petite fenêtre transparente ou teintée. De l’image, l’artiste ne garde que la trace, au sens où on laisse une trace de doigt sur du papier photo ; celle d’un regard capturé par la photographie, mise en abîme de celui du lecteur-visiteur, point de symétrie entre l’individu et ses doubles de papier.
Ă€ l’étage, la quasi-totalitĂ© de l’exposition a Ă©lu domicile au bord des fenĂŞtres de l’espace. LibĂ©rĂ©es pour l’occasion de tout ce qui les occultait, elles diffusent une abondante lumière naturelle auprès de laquelle les Ĺ“uvres se tiennent dans un lĂ©ger contre-jour. Ce geste de restauration – retrouver la lumière d’origine du lieu, celle des temps du culte – donne Ă voir avant tout le lieu, sans artifice et, Ă travers les fenĂŞtres, le paysage qui entoure la Synagogue, dans toute sa simplicitĂ©. Ce sont ces fenĂŞtres, avec leur multitude de lobes cerclĂ©s de mĂ©tal, qui font rĂ©ellement les mille yeux de cette exposition. Tout contre leurs panneaux aux Ă©lĂ©gants dessins, de nouveaux plateaux sont placĂ©s Ă la verticale, accompagnĂ©s de petites sculptures en terre crue oĂą s’imprime la forme d’un objet rond et de mĂ©canismes de montre, qu’on retrouve pris dans la terre de l’une d’entre elles. Il s’agirait, lĂ aussi, d’une lunette ; un objet de vision, que l’artiste nous fait suivre Ă la trace, comme on suit des traces de pas. Cette confusion entre ce qui voit et ce qui est vu, l’œil et ce qui l’entoure fait partie des aspects les plus mystĂ©rieux du travail de ClĂ©ment Rodzielski, et rappelle cette croyance ancienne (rapportĂ©e par Huysmans dans Ă€ Rebours) selon laquelle les yeux des animaux conservent après leur mort, Ă l’intĂ©rieur de leur rĂ©tine, l’image du monde tel qu’il se prĂ©sentait Ă leur dernier regard.
Clément Rodzielski, Exposition Mille yeux
Centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2014