Jacques Derrida a utilisé la métaphore typographique du double bind pour caractériser la condition contrariée du traducteur qui est un des noms du graphiste1.
To bind signifie en anglais « contraindre » ou plutôt « relier ». Cette double contrainte qui caractériserait la situation de l’interprète, Derrida l’emprunte à des psychologues et des psychanalystes.
Derrida tire notamment cette métaphore de Gregory Bateson2 qui a mis en évidence l’existence d’injonctions paradoxales, de demandes contradictoires de la part des parents qui peuvent enfermer leur enfant dans les pathologies de la schizophrénie.3
Derrida en appelle également à la leçon médiologique avant la lettre du wunderblock de Freud. Dans « Notes sur le bloc-notes magique », en comparant les performances de dispositifs techniques usuels de mémorisation – la feuille de papier définitivement annotée et l’ardoise ré-inscriptible – Sigmund Freud met en relief une dimension contradictoire de la mémoire elle-même. Cette permanence que l’on peut appeler strictement mémoire, cette répétition du même, cette « trace » dans le vocabulaire de Derrida, est contradictoire avec cette autre capacité enjointe à la mémoire : sa capacité d’accueil de la nouveauté, de l’altérité. La condition d’un renouvellement de la mémoire, d’une mémoire jeune, d’une interpolation des temps de la mémoire, oblige à l’effacement des signes, au palimpseste ou au renouvellement du support4.
« Il faut que la surface réceptrice soit renouvelée ou que la notation soit anéantie. »5
Du wunderblock à la métaphore toujours graphique du rapport du signifié au signifiant comme recto-verso d’une même feuille6 , il n’y a qu’un pas à faire de cette écriture contrariée de la mémoire à la définition contradictoire de l’écriture elle-même. L’écriture est cette trace prise dans la double contrainte de ses moyens et de ses fins. Pour transmettre la nouveauté proprement disruptive de l’invention, de la pensée, de ce que Claude Shannon appelle l’information, confondue avec la notion d’incertitude7, l’écriture doit passer par la répétition des techniques de l’expression, par la redondance nécessaire des systèmes des langues et des supports.
Il n’y a qu’un nouveau pas à faire de cette expression contradictoire de l’écriture, de ce trait toujours retraité, toujours en retrait, à la figure impossible du traducteur. Cette approche phénoménale et sémiotique de l’écriture et de la pensée pose la place du traducteur dans le nœud d’une mission impossible. Le traducteur doit signifier alors que la transitivité est une exception de la communication. Le traducteur doit passer d’une langue à l’autre, d’un système de pensée à l’autre, d’une médium à l’autre, d’une place publique à l’autre, alors que chacun est enfermé dans les cercles de ses représentations, alors que l’information véritable est incompréhensible.
Si la cure psychanalytique ou le traitement psychologique peuvent viser à déconstruire l’écheveau d’un réel marqué par des contradictions symboliques insoutenables, à sortir le patient de la contrariété, les tensions à l’œuvre dans l’écriture et le travail herméneutique peuvent apparaître comme des chances esthétiques. Le patient c’est celui qui souffre mais c’est aussi celui qui ressent.
Jacques Cohen pouvait parler, il y a quelques années à l’université Paris I, pour décrire les mécanismes à l’œuvre dans une proposition artistique de « balancement bipolaire sans spécialité » sans tout-à -fait inscrire la production seulement dans sa dimension pathologique. Cette expression équivalait pour moi à une qualification de la plasticité : il y avait dans l’objet proposé – une image, une installation, un livre, un poster, un dessin de caractères pourquoi pas – un régime des tensions capable de le faire entrer en mouvement, comme une sorte de machine.
On ne pouvait alors s’empêcher de penser aux oxymores des définitions esthétiques d’André Breton. À cette beauté convulsive qui se décline en « érotique-voilée, explosante-fixe », ou « magique-circonstancielle »8.
J’ai aussi à l’esprit la théorie esthétique de Theodor Adorno et cette œuvre qui n’est authentique que parce qu’elle parvient à proposer tout en dénonçant dans le même temps cette impossibilité9. Double bind. Je pense à l’incroyable machine à mouvement perpétuel de Paul Scheerbart actionnée par la simple contradiction d’un maintien musculaire et d’un effet de gravité. Je pense à ces machines auto-destructives de Jean Tinguely ou à la machine paradoxale de Claude Shannon dont la seule action est de s’éteindre.
J’ai en tête Alexander Dorner et l’idée de tension électrique qui fonde son approche du musée comme kraftwerk – centrale électrique – dans les années 20. J’ai l’idée de son ami László Moholy-Nagy, de cette Lichtrequisit einer elektrischen Bühne, cette machine lumineuse sponsorisée par les usines électriques AEG de Berlin qui produira l’incroyable écriture de lumière typographique du film Lichtspiel schwarz-weiss-grau. Je pense à ces pôles et à ces potentiels contradictoires qu’on connecte et qui deviennent agents de dynamiques et de virtualités.
On peut relever tout une série de couples antagonistes susceptibles de créer ces tensions dynamisantes dont nous avons parlé : construction vs destruction, champ vs hors-champ, texte vs image, image vs musique, environnement vs image, action vs représentation, fiction vs document, autographie vs allographie, etc. Très vite ces bipolarités plutôt brutales peuvent être nuancées par la prise en compte de régimes plus larges des choses visuelles, temporalités de l’image – le passé, le présent, le conditionnel, le plus que parfait de l’image… –, niveaux de réalité des espace de médiation — le document, le relaté, le vécu, l’imaginé, l’expérimenté… –, circulation et économie des textes — projet auto-initié, conversation, multiples, variations, diffusion de masse, production chorale…
On passe alors en quelque sorte de la contrainte impérieuse, fondamentale, du double bind derridien qui enserre la pratique presque morale du graphiste-interprète à un multiple bind plus léger et plus agissant au sein du fonctionnement des objets de la traduction graphique. On en arrive à décrire une série, une séquence interpolée de reliures. La reliure, autre traduction plus typographique du bind est comme on sait l’espace « inframince » de l’articulation des pages ailleurs appelée spin. Une colonne vertébrale structurelle aussi bien qu’un faisceau nerveux. Une forme de lien aussi bien qu’un agent de la dynamique des espaces graphiques : une moelle épinière des énergies du livre.
Pour finir, je pense à l’esthétique du décentrement de Rudolf Arnheim10. Arnheim pense l’image comme le lieu de la compétition de centres visuels confrontés – on pourrait dire à la mode italienne « contre-posés » plutôt que composés – au centre absolu qu’est le point de vue du sujet, cet acteur-lecteur-spectateur seul capable de faire des choses des objets de vision.
Ces focalisations sont de nature différentes : centres de l’action, centres colorés, centres typographiques, poids visuels, effets de hors champs, de composition, de rythmicité, ancrage des significations et des indications linguistiques, etc. La vision de la chose visuelle procède du parcours et de l’organisation de ces centres d’attraction, d’émotion, de sensation, de signification.
Jacques Aumont est séduit par cette pensée dynamique et politique des tensions, des plis, des multiples reliures de l’image.
« L’image y est pensée comme un champ de force, sa vision, comme un processus actif de créations de relations, souvent instables ou labiles, et les analyses d’Arnheim ne sont jamais aussi convaincantes que lorsqu’il a affaire à des images excentrées ou décentrées, dans lesquelles la compétition entre centres est forte et, corrélativement, le rôle du spectateur important. »11
- Jacques Derrida, « Le papier ou moi, vous savez… » in Les cahiers de mĂ©diologie 4, Gallimard, 1997, p. 40 [↩]
- Gregory Bateson, Vers une Ă©cologie de l’esprit (tome 2), Seuil-Point Essai, 2008 [↩]
- Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Fayard-GalilĂ©e, 2001, p.213 [↩]
- Jacques Derrida, « Freud et la scène d’écriture » in L’écriture et la diffĂ©rence, Seuil, 1967, p. 298 [↩]
- Sigmund Freud, Ĺ’uvres complètes, T. XVII, Puf, (1925) 1992, p. 140 [↩]
- Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique gĂ©nĂ©rale, Payot, (1906-11) 2005, p. 157 [↩]
- Claude Elwood Shannon, « A Mathematical Theory of Communications » in The Bell System Technical Journal, Vol. 27, pp. 379–423, 623–656, July, October, 1948 [↩]
- AndrĂ© Breton, L’amour fou, Gallimard, 1937 [↩]
- Theodor W. Adorno, ThĂ©orie esthĂ©tique, Klincksieck, (1970) 2011 [↩]
- Rudolf Arnheim, The Power of the Center, University of California press, 1981 [↩]
- Jacques Aumont, L’image, Nathan, Paris, 1990, p.113 [↩]