«Et hier lâoiseau de nuit sâest abattu sur la place du marchĂ©, en plein midi, huant et criant1.»
Les capacitĂ©s auditives de la chouette hulotte sont dix fois plus dĂ©veloppĂ©es que celles de lâĂȘtre humain. Ce qui lui permet de chasser dans une nuit quasi complĂšte. VoilĂ un symbole tout trouvĂ© pour ceux dont le travail est dâĂ©couter les conversations tĂ©lĂ©phoniques de leurs concitoyens.
Le GIC (Groupement interministĂ©riel de ContrĂŽle), organisme chargĂ© de pratiquer des Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques «de sĂ©curité» pour le MinistĂšre de lâIntĂ©rieur, a prĂ©sentĂ© son nouveau logo le 15 juillet 2014.
Inscrite dans une sĂ©rie de cercles consĂ©cutifs bleu sombre, blancs ou en somptueux dĂ©gradĂ© tricolore, une chouette au regard sombre semble fondre sur sa proie. Sa cible est le sommet dâune sphĂšre, quâon peut supposer ĂȘtre la terre. Les griffes dĂ©ployĂ©es vont bientĂŽt se resserrer sur le pĂŽle Nord alors que, sur la droite, le soleil levant commence Ă irradier lâimage de sa lueur, donnant un effet «plaque de shĂ©rif» dâun goĂ»t aussi hollywoodien que le codage binaire Ă la Matrix qui recouvre le globe terrestre. Un second dĂ©gradĂ© violacĂ© permet de souligner la tĂȘte de lâoiseau (qui est bien une chouette, car elle ne possĂšde pas dâaigrettes, les petites oreilles qui sont le propre des hiboux). Aux courbes trĂšs approximatives du volatile rĂ©pondent la rigueur des capitales en caractĂšre Futura. Probablement le Futura de la sociĂ©tĂ© Compugraphic, reconnaissable Ă sa morne cĂ©dille et qui, Ă dĂ©faut dâĂȘtre aussi bien dessinĂ© que lâoriginal, se trouve gratuitement sur Internet. (La RĂ©publique doit faire des Ă©conomies. Ă moins que ce ne soit ses graphistes? 29 âŹ, câest une somme.)
Le problĂšme avec les symboles, câest quâils ont souvent dĂ©jĂ servi.
La chouette reprĂ©sentait la sagesse chez les Grecs de lâAntiquitĂ©. Pour les Romains, par contre, elle buvait le sang des enfants pendant la nuit. Au Moyen-Ăąge on sâen servait pour illustrer la rouerie et le mensonge: elle est le toutou des sorciĂšres. Plus proche de nous, Ă la fin du XIXe siĂšcle et dans les premiĂšres dĂ©cennies du XXe, elle accompagne Ă©galement Madame Anastasie. Le nom de cette vieille femme acariĂątre vĂȘtue de jaune ou de noir est un synonyme alors bien connu du mot censure. Alors quâon la croie morte et enterrĂ©e, la censure ne cesse de ressusciter (en grec anastaino). Outre la chouette, son attribut principal est une paire de ciseaux, prĂȘts Ă couper tout ce que le pouvoir ne saurait voir publiĂ©. Lâune des premiĂšres reprĂ©sentations du personnage semble ĂȘtre lâĆuvre dâAndrĂ© Gill dans LâĂclipse numĂ©ro 229 du 19 juillet 1874. Madame Anastasie (mais pas sa chouette) fait Ă©galement la «une» du premier numĂ©ro du Canard enchaĂźnĂ©. Pour nos ancĂȘtres pas si lointains, lâimage Ă©tait parlante : le chat-huantsymbolise « la nuit, les malĂ©fices, les superstitions dâun Ăąge reculĂ©2».
Quant Ă la Direction gĂ©nĂ©rale de la SĂ©curitĂ© extĂ©rieure (DGSE, les services secrets français), elle a pour emblĂšme un «rapace stylisĂ© aux serres dĂ©veloppĂ©es». (Des serres fort discrĂštes, cela dit.) Selon le site web de lâinstitution, cet animal «rend compte de lâefficacitĂ©, du caractĂšre mondial de lâaction du Service, et de ses capacitĂ©s dâaction». Le graphisme de ce logo est du mĂȘme style que celui du GIC, Ă ceci prĂšs que les latitudes et longitudes du globe terrestre sont ici complĂštement chamboulĂ©es, ce qui le fait furieusement ressembler Ă une boule de pĂ©tanque. So FrenchâŠ
On conçoit aisĂ©ment que des services secrets choisissent comme symbole un «rapace» (un «aigle» ferait trop amĂ©ricain â voire napolĂ©onien â, un «faucon» ferait dĂ©cidĂ©ment mauvais genre). Il est plus Ă©tonnant quâun organisme dont le travail est de procĂ©der Ă des Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques sans aucun contrĂŽle des institutions judiciaires choisisse comme emblĂšme un animal symbole dâobscurantismeâŠ
- « And yesterday the bird of night did sit. Even at noon-day upon the market-place, Hooting and shrieking », William Shakespeare, Julius Caesar, acte I, scĂšne III, 1599. [↩]
- Christian Delporte, « Anastasie : lâimaginaire de la censure dans le dessin satirique (XIXeâXXe siĂšcles) » dans Pascal Ory, La censure en France Ă lâĂšre dĂ©mocratique (1848ââŠ), Ăditions Complexe, Bruxelles, 1997, p. 89-99. [↩]