Dans sa préface à l’ouvrage Fotografare l’arte (1973), qui réunit des photographies des sculptures de Pietro Consagra par le photographe Ugo Mulas, et qui est significativement signé des noms des deux artistes, Umberto Eco avance l’idée qu’un beau livre se doit d’avoir plusieurs usages possibles. Ce qui fait la beauté de Fotografare l’arte, par exemple, est qu’on puisse lui assigner au moins cinq fonctions (sans compter celle, toujours potentielle, de caler un pied de table) : à la fois recueil de documents et de photographies, de faits biographiques et d’anecdotes sur l’un comme sur l’autre, mais également un ouvrage beaucoup plus général, abordant la question esthétique du rapport de l’artiste à son photographe.
C’est également la manière dont l’exposition On ne se souvient que des photographies aborde la photographie documentaire d’œuvre d’art : sous l’angle de ses multiples vies. Accompagnées par Remi Parcollet, postodoctorant au Laboratoire d’excellence « Arts, création et patrimoine », dix étudiantes de Paris VII et de l’Ecole du Louvre ont travaillé chacune sur un corpus d’archives photographiques documentant une ou plusieurs œuvres d’art (arts plastiques bien sûr, mais aussi danse, performance, mode, littérature et street art). En 2009, Remi Parcollet ouvrait avec sa thèse la question du statut de la photographie documentaire d’œuvre d’art – un travail poursuivi ensuite sous la forme d’une collaboration avec Christophe Lemaitre et Aurélien Mole pour la revue Postdocument. Pour ce projet de recherche, les choix opérés par les étudiantes pour leur mémoire donnent un aperçu de la diversité des situations documentées de l’œuvre d’art : en situation d’exposition, au moment de sa création, lors de ses mouvements, dans un contexte privé, etc.
Cette exposition attaque ainsi le front de la revalorisation de la photographie d’œuvre d’art en tant qu’objet d’étude, et non pas simple support d’informations sur l’œuvre : un objet pensé et construit, proposant une interprétation. Au sein d’une scénographie morcelée, à même le sol, livres, magazines et documents d’archive dessinent la ligne discontinue d’un discours en images, faisant émerger la figure de l’auteur de photographies d’œuvres d’art.
Ce sont, par exemple, trois étapes dans la carrière d’une photographie de Pina Bausch, simplement posées les unes sur les autres, pour tenter de dire, dans un raccourci visuel, la vie de l’image : document de plateau, puis affiche, puis publication. A chaque étape, notre proximité avec la figure iconique varie au rythme des recadrages, de l’épaississement du grain, du paratexte, etc. C’est également l’étude de la réintégration par Gerhard Richter, dans ses peintures photoréalistes, des vues de ses propres expositions – presque un cas d’école, où la relation entre l’œuvre et sa photographie s’inverse.
Pour montrer ce qui est avant tout un recueil d’images sur des supports diffĂ©rents, le groupe s’est associĂ© aux deux graphistes de Syndicat avec qui a Ă©tĂ© pensĂ©, dans le mĂŞme temps, une exposition et un catalogue. Affranchis du rapport de subordination habituel, oĂą l’un est la consĂ©quence de l’autre, le livre et l’exposition mènent une vie autonome et dĂ©veloppent les mĂŞmes rĂ©flexes ; comme celui de « laisser parler » la lĂ©gende de l’image, sans autre commentaire. Comme celui Ă©galement de montrer, en plus de l’image, son support : catalogue, tirage d’époque, photo d’archive, jaquette de livre, magazine, etc. Comme il est d’usage face Ă des documents de valeur, l’ensemble a Ă©tĂ© scannĂ© au scanner bâton. Les graphistes ont fait le choix de ne pas dissimuler les traces du scanner et ont conservĂ©, dans le catalogue, toute l’iconographie Ă l’échelle 1. De fait, les reproductions dĂ©bordent parfois de la page ou continuent sur la page suivante. On a avec le livre la mĂŞme sensation de dĂ©filement des images que dans l’exposition ; l’ensemble s’enchaĂ®ne comme un diaporama, sans s’attarder sur le texte, laissant l’image s’imposer.
Car en effet, plus que d’un travail d’archiviste, il s’agit ici d’une expĂ©rience collective de mise en commun d’images ; d’une entreprise ambitieuse de montage, c’est-Ă -dire d’une expĂ©rience dans le temps des relations multiples qui relient les images les unes aux autres. Ici, une photographie d’exposition prise par un photographe de mode ressemble Ă©trangement Ă une photographie de mode prise dans un musĂ©e ; lĂ , le geste appliquĂ© de Hans Hartung peignant dans son atelier en 1954 est le mĂŞme que celui de Frank Stella dix ans plus tard, alors que leurs tableaux ne pourraient ĂŞtre plus diffĂ©rents. Plus loin, les gesticulations de Pollock, immortalisĂ©es par le photographe Hans Namuth pour Artnews, rĂ©pondent curieusement aux positions prises par les taggeurs de trains photographiĂ©s par Martha Cooper. Si ce travail de montage qu’on pourrait qualifier d’horizontal est, en fin de compte, le travail opĂ©rĂ© par toute exposition – penser un dispositif qui permette de mettre cĂ´te Ă cĂ´te un certain nombre d’images – ce projet en particulier prend le risque d’un montage en quelque sorte vertical : celui de montrer des images les unes dans les autres. Il y a, par exemple, l’exposition Passions privĂ©es au MusĂ©e d’art moderne de la Ville de Paris, dont les vues ont Ă©tĂ© prises par AndrĂ© Morin, reproduites ensuite sur diapositives, photographiĂ©es par les Ă©tudiants lors de leurs recherches, puis enfin insĂ©rĂ©es par les graphistes dans le catalogue. L’œuvre d’art n’occupe plus qu’une minuscule surface sur le papier ; elle s’enfonce en quelque sorte dans le document Ă mesure que les strates de reproduction (et donc de subjectivitĂ©) la recouvrent.
L’exposition On ne se souvient que des photographies laisse ainsi une part active au visiteur et Ă ses dĂ©ambulations. GuidĂ© par la ligne scĂ©nographique, celui-ci a le choix d’embrasser l’ensemble d’un coup d’Ĺ“il, de rendre actif un dĂ©filement d’images par son dĂ©placement, ou encore de s’attarder sur le plan fixe d’une image en particulier. C’est Jean-Luc Godard qui, dans ses Histoire(s) du cinĂ©ma, qualifiait la table de montage de « table critique ». Parce qu’assembler vingt-quatre images diffĂ©rentes par seconde, c’est leur donner par l’artifice un sens qu’elles n’ont pas, c’est Ă©crire une histoire Ă partir d’images et de sons arrachĂ©s Ă la rĂ©alitĂ©. Faire un film, pour Godard, c’est prendre position sur cet artifice, et, tout en faisant, se regarder faire ; « c’est le commentaire de l’image qui fait partie de l’image ». Fidèles aux grands penseurs de l’image, On ne se souvient que des photographies (qui emprunte d’ailleurs son titre Ă Susan Sontag) dĂ©montre que par le biais des images, au-delĂ d’un simple jeu de rapports formels, peut s’inventer un autre langage critique pour aborder l’art.