Alexandru Balgiu nous fait profiter de ses découvertes dans les librairies fines de la capitale. Chez Shakespeare and Company, il vient de dégoter un étrange paperback – en français : un broché, défini par la facture de son dos, puis un livre de poche. Un petit ouvrage californien paru en 1977 chez les éditions A Harvest / HBJ – pour Harcourt Brace Jovanovitch – Book basées à San Diego et vraisemblablement réalisé par Herb Lubalin1.
Un petit livre accessible et ostentatoire qui vient diluer ses pages liminaires dans une grand générique d’ouverture et le marquage très visuel de ses têtes de chapitre. Des démonstrations graphiques qui ne sont pas sans nous rappeler les grands effets de seuils des clubs du livre très français des années cinquante.
La formule populaire de la « petite librairie » du livre de poche entre modestie des formes et effets de manches, fonctionnalité du format et secrets fétiches de la marchandise. Une volonté de confronter les attractions sensuelles des formes publicitaires – le rouge, couleur du signe et de la marque, la présence corporelle et l’enrichissement clinquant des typographies de titrage : manières de la grotesque, étroitisation démonstrative, cursives chaudes, italiques, cernes ravageurs d’encadrement de foire et d’enseignes lumineuses, volutes nouveaux riche, graissage, gouttes saillantes et élans chorégraphiques… – aux logiques rationnelles et économiques de la publication du style international – facture industrielle de grand tirage, format ergonomique, grotesques de labeur, rectangle d’empagement maximal, corps faible et gris typographiques denses…
Le passé récent de cette ex-neue typographie devenue style international industrieux qui, en traversant l’océan des guerres mondiales, a pu rencontrer les traditions consuméristes des économies libidinales. Mais aussi le temps long des traditions de la typographie en tant qu’effort d’édition, d’élargissement du domaine de la pensée : une entreprise de publication toujours un brin vulgaire, un tantinet populaire. Le paperback est d’abord un broché qui a eu du succès. Le Livre de poche n’apparaît pas si soudainement dans les années cinquante. Alde Manuce ou les Elzevier réussissent aussi grâce à la praticité des formats réduits de leurs imprimés. En 1789, Bernardin de Saint-Pierre choisit, pour son édition de Paul et Virginie, le format de l’in-16 jugé « plus conforme à la nature du récit et pour que les dames pussent le placer dans leur manchon »2.
Robin Kinross, grand défenseur du paperback, aime à rappeler que les livres de qualité à prix réduits sont consubstantiels de l’histoire de l’industrialisation. Une histoire sociale, littéraire, économique, idéologique et technique dont l’imprimerie a été un des agents et des précurseurs. Une histoire qui se raconte, au XIXe et au XXe siècle, beaucoup en anglais. Par exemple avec William Henri Smith et ses bibliothèques de chemins de fers de la fin du XIXe. Des romans de gare qui ne tarderont pas à faire circuler dans toute l’Europe des envies de livres abordables aux consonances britanniques comme la bien nommée Modern bibliothèque de Fayard ou la Select-Collection de Flammarion des débuts XXe français. L’Allemagne, souvent à l’avant-garde des révolutions typographiques ne tardera pas à proposer – toujours en lien avec la culture anglo-américaine – les éditions Tauchnitz et la collection Albatross qui préfigureront pour beaucoup les fameux Penguin books développés, juste retour des choses, en Angleterre dès 1935. Simon and Schuster fonderont dès 1939 les Pockets books à New York.
Toute une pop philosophy qui entretient l’espoir, peut être ambigu, d’une production littéraire populaire, d’une littérature marchande de masse.