Dans ses Problèmes de linguistique générale, Émile Benveniste s’intéresse à l’emploi curieux du mot ruthmòs pour qualifier la notion de « forme » et notamment lorsqu’elle s’applique à la « configuration des signes de l’écriture », à la description des lettres et des textes antiques grecs1.
En grec ruthmòs est à la fois lié à la notion d’« écoulement », de « flux », et à celle peut-être contraire de « rythme » dans le sens d’intervalle, de durée et de répétition heurtée que nous lui connaissons en français. Benveniste remarque que le mot est particulièrement prisé des philosophes de l’atomisme, Démocrite et Leucippe et justement en qualifiant un « arrangement caractéristiques des parties dans un tout », une « disposition » dont la caractéristique « produit les différences des formes et des objets ». Il note aussi son usage décisif chez Hérodote lorsque celui-ci parle de la transmission par Cadmos et les siens des lettres phéniciennes aux grecs ioniens et de leur consécutive transformation2. Ruthmòs « signifiant littéralement ‹ manière particulière de fluer › [aura] été le terme le plus propre à décrire des ‹ dispositions › ou des ‹ configurations ›3 sans fixité ni nécessité naturelle et résultant d’un arrangement tout prêt à changer » conformément à la doctrine du flux atomiste.
« Mais, dans la suite des temps, ces lettres changèrent avec la langue, et prirent une autre forme [ton ruthmon tôn grammatôn]. Les pays circonvoisins étant alors occupés par les Ioniens, ceux-ci adoptèrent ces lettres, dont les Phéniciens les avaient instruits, mais ils y firent quelques légers changements [metarruthmisantes]. »
HĂ©rodote, Histoire4
Benvéniste s’intéresse ensuite à la transformation dans l’acception « moderne » du terme qu’il situe au mitan du Ve avant notre ère avec une nouvelle définition musicale, chorégraphique et métrique amenée par la logique formelle idéaliste de Platon.
« Cet ordre dans le mouvement a précisément reçu le nom de rythme, tandis qu’on appelle harmonie l’ordre de la voix […] »
Platon, Les lois
Il ne nous est pas indifférent que cette question du rythme soit aussi au cœur de la technologie mémorielle des cultures orales du poème lyrique mythique. Des formules et des carrures des anciennes traditions grecques en train de se reconfigurer avec l’affirmation au Ve avant notre ère d’une nouvelle culture « logique » de l’écrit. Un rythme qui est celui du rhapsode graphiste chantant, « recousant » et inscrivant dans les mémoires du plus grand nombre les textes premiers plus ou moins établis des aèdes et de la culture traditionnelle.
On se rappelle aussi qu’Henri Meschonnic qualifie le rythme comme le propre du discours, c’était-à -dire de l’écriture inscrite – même s’il n’y intègre pas les questions typographiques (Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier, Paris, 1999).
Nous ne sommes pas non plus insensibles au fait que cette rationalité chiffrée qui s’affirme dans les discours logocentristes avec cette supériorité analytique de l’alphabet occidental, promesse de toutes les sciences et de tous les progrès techniques, elle aboutisse, il y a peu, avec les puissances du calcul numérique, à une nouvelle forme de rythme de l’écrit. Ainsi les programmes (typo)graphiques d’un Karl Gerstner, d’un Donald Knuth ou de Dexter Sinister, ils aboutissent à un flux, à une forme qui est une danse, à un passage des potentialités toujours arbitraires du chiffre et de la fermeture de la forme, à la définition possible de la forme comme rythme, comme écriture de flux.
- Émile Benveniste, « La notion de rythme dans son expression linguistique », Problèmes de linguistique gĂ©nĂ©rale, Gallimard, 1966, pp. 327-335 [↩]
- HĂ©rodote, Histoire, V, 58 [↩]
- et on a envie d’ajouter des ‹ compositions › dans le sens (typo)graphique du terme [↩]
- HĂ©rodote, Histoire, V, 58, trad. Larcher, Charpentier, Paris, 1850, http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/terpsichore.htm consultĂ© le 01.09.2019 [↩]